Elle
avait rêvé d’une photo.
Ce
n’était pas tant le contenu du rêve qui l’intriguait. Elle savait bien que
l’inconscient prend des moyens détournés pour faire émerger à notre
connaissance des signaux souvent difficiles à comprendre. Ce qui étonnait le
plus Rosa c’est qu’elle se souvenait parfaitement de ce rêve. Elle disait
toujours « je ne me souviens jamais de mes rêves. A peine éveillée ils
disparaissent, comme ça, pfuitt » et elle accompagnait ce
« pfuitt » d’un mouvement aérien de la main.
Seulement
ce matin là, elle se souvenait de tout. De cette photo accrochée aux murs de
nulle part. Un rivage sombre, un homme solidement campé devant, portant un
pantalon de velours à l’ancienne, une espèce de gilet sur une chemise de toile
grossière et un chapeau à large bord. Il avait un sac en bandoulière qui
pouvait s’apparenter à une gibecière. Rosa fit une moue vaguement dégoûtée.
Elle détestait de tout temps la chasse et les chasseurs et que l’un d’eux put
intervenir dans sa nuit, la chiffonnait. Cela dit, l’homme ne portait pas
d’arme. Il mâchonnait une longue tige d’herbe entre les dents et saluait
quelqu’un sur un petit bateau allant vers le large. Rosa se souvenait
parfaitement de ce geste ample du bras et de la silhouette qui lui répondait. Au
fond, presque à l’horizon il y avait une île. Rosa en était persuadée. Même
bien réveillée, désormais. Une île d’un vert chatoyant, un vert de jungle, un
vert d’aventure, un vert de pirate. Cette couleur la frappait d’autant plus que
le reste de la photo était en noir et blanc.
Rosa
se leva vaguement troublée. Nue dans la salle de bains elle contempla son
corps, le trouvant encore fort acceptable. Elle avait été une jolie jeune fille
et une très belle femme. Puis, doucement, elle avait glissée dans le clan des
« vieilles filles ». L’instinct maternel lui était étranger et son
métier de chercheuse biologiste qui l’avait accaparée tout sa vie, avait laissé
bien peu de place à l’amour avec un grand « A ». Celui dont peut-être
elle rêvait encore. Bien sur quelques amants venaient lui apporter un peu de
chaleur, mais les visites s’espaçaient.
Elle
était surtout fière de sa poitrine menue mais restée ferme, presque arrogante.
Un de ses passagers d’une nuit lui avait dit « tu as des seins petits mais
dynamiques » elle avait souri pensant que lui-même aurait justement pu se
montrer un peu plus à la hauteur.
Elle
prit une douche rapide, s’habilla d’un jean et d’un chemisier clair et fila
faire le café. Pendant qu’elle remuait distraitement une tartine dans son bol
décoré d’une vache noire et blanche, elle imaginait sa journée à venir. Pas de
programme bien établi depuis qu’elle avait arrêté de travailler. En fin d’après
midi elle allait dans son club de gym histoire de conserver son tonus. Mais
avant, rien de spécial. Un coup d’œil par la fenêtre l’assura d’un temps
ensoleillé. Un autre vers sa bibliothèque qui avait depuis longtemps envahi son
appartement, pour se rendre compte que son stock de livres à lire avaient
fondu. Elle se décida pour un tour à sa librairie préférée dans le quartier
Saint Jean, puis un repas léger sur une terrasse suivi d’une balade sur l’île
Barbe histoire de faire quelques clichés, avant le sport prévu.
Rosa
pris son Lumix, vérifia que le chat Captcha avait à boire et à manger (encore à
courir la gueuse, celui-là) et sortit.
Elle
aimait le son aigrelet du petit mobile en tubes métalliques que la porte de la
boutique agitait en s’ouvrant. La libraire était au téléphone et la salua d’un
signe amical. Rosa commença à errer d’étagères en étagères, de rayon en rayon.
-
Alors, comment va ma cliente préférée
-
Mal … je n’ai plus rien à lire.
-
Alors plutôt bien, répondit la libraire en riant. Viens, j’ai un nouveau rayon
de livres d’occasion. On peut quelquefois y trouver des trésors.
Elle
l’entraîna vers le fond de la boutique.
-
Cherche ton bonheur là dedans. Tu reviendras aux nouveautés après
Peu
après, Rosa revint vers la banque avec une pile de vieux livres un peu
défraîchis et choisis au petit bonheur la chance. Parce que le titre lui plaisait
ou que la couverture l’avait attirée.
-
Je n’en connais pas un seul, mais je découvrirai. Sauf peut-être Glissant dont
j’ai quand même entendu parler.
-
Quand même … C’est un bon choix. Ses poèmes sont superbes surtout « Un
champ d’îles ». Tu verras
Elle
remercia, paya. Deux bises amicales, et elle sortit.
Rosa
décida de laisser dans sa voiture les livres qu’elles venait d’acheter, garda
juste le recueil de poèmes et reprit la rue Saint Jean. Elle erra un peu, d’une
boutique à l’autre, avant de s’installer à la terrasse d’un bistrot. Elle
commanda une salade lyonnaise et sortit le livre de son sac. Elle aima le
toucher un peu duveteux de la couverture, mais quand elle l’ouvrit quelque
chose en tomba. Une carte grise dont elle ne voyait que le dos. Rosa la ramassa
et resta interdite, presque tremblante. Elle avait devant elle la photo de son
rêve. Tout était là. Le rivage, l’homme solide, l’île à l’horizon, mais le
petit bateau avait la proue tournée vers le rivage et non vers le large. Et la
silhouette aperçue était plus nettement celle d’une femme lui ressemblant un
peu. Le signe de la main était adressé à l’homme du premier plan. La page d’où
la carte était tombée s’ouvrait sur « Un champ d’îles ».
Elle
ne croyait pas beaucoup au surnaturel, aux signes du destin. Sa formation
scientifique l’avait rendue très cartésienne. Mais là, Rosa était plus que
troublée. Elle lut et relut encore le poème, allant sans cesse du livre à la
photo, toucha à peine à la salade, prit un café puis regagna sa voiture.
En
remontant les quais de Saône elle pensait à ces coïncidences. Elle savait aussi
qu’elle était à un tournant de sa vie. L’arrêt de son activité professionnelle,
l’incohérence de sa vie amoureuse. Rosa s’interrogeait sur ses choix passés,
sur son futur, se refusant à dire son « avenir ». Elle se gara sur un
petit parking puis marcha un peu jusqu’au pont qui menait sur l’île. La lumière
était belle, chaude. Elle fit plusieurs photos, allant tout au bout, là où la
langue de terre semble une proue de navire. Puis elle s’installa sur le banc de
bois et ouvrit à nouveau l’ouvrage.
Une
ombre vint lui cacher le soleil.
-
Ca alors … c’est inouï .. . vous êtes exactement elle.
Rosa
leva le nez et ressentit un coup au cœur. Devant elle, masquant la lumière, un
homme grand, vêtu d’un pantalon de velours et d’un gilet sur une chemise de
toile. Le livre lui tomba des mains. Elle allait parler, mais l’homme
continua :
-
Pardonnez moi, mais cette nuit j’ai rêvé de vous. Enfin d’une femme, jolie,
assise sur un banc, portant jean et chemisier clair, en train de lire des
poèmes. Je ne sais pas si vous croyez au destin, mais moi oui.
Rosa
ne trouvait rien à dire, médusée. Elle bredouilla :
-
Qu’avez-vous dans ce sac ?
-
Des pierres. Je suis géologue et je ne peux pas m’empêcher de ramasser des
cailloux. Non pas que tous aient un intérêt scientifique à proprement parlé,
mais simplement parce qu’ils sont jolis ou étonnants.
Malgré
elle, Rosa buvait ses paroles.
-
Tenez. Il défit son sac et l’ouvrit devant elle. Regardez celui là. C’est un
bête galet. Un peu grand certes, mais bête. Ce qui m’a attiré c’est qu’en son
centre on a cette couche de mousse, ronde, presque parfaite. On dirait vraiment
une île au milieu de l’océan…
Epilogue
Leurs
destins étaient désormais scellés. Très vite ils firent plus complète
connaissance. Un peu plus tard il l’emmenait pour plusieurs semaines d’étude
géologique sur une île perdue. Une île verte, de jungle, de pirate. Une île
d’aventure.
Rosa
la rose avait enfin trouvé la terre où elle allait pouvoir s’épanouir.
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