jeudi 4 février 2016

ROSA LA ROSE


Elle avait rêvé d’une photo.
Ce n’était pas tant le contenu du rêve qui l’intriguait. Elle savait bien que l’inconscient prend des moyens détournés pour faire émerger à notre connaissance des signaux souvent difficiles à comprendre. Ce qui étonnait le plus Rosa c’est qu’elle se souvenait parfaitement de ce rêve. Elle disait toujours « je ne me souviens jamais de mes rêves. A peine éveillée ils disparaissent, comme ça, pfuitt » et elle accompagnait ce « pfuitt » d’un mouvement aérien de la main.

Seulement ce matin là, elle se souvenait de tout. De cette photo accrochée aux murs de nulle part. Un rivage sombre, un homme solidement campé devant, portant un pantalon de velours à l’ancienne, une espèce de gilet sur une chemise de toile grossière et un chapeau à large bord. Il avait un sac en bandoulière qui pouvait s’apparenter à une gibecière. Rosa fit une moue vaguement dégoûtée. Elle détestait de tout temps la chasse et les chasseurs et que l’un d’eux put intervenir dans sa nuit, la chiffonnait. Cela dit, l’homme ne portait pas d’arme. Il mâchonnait une longue tige d’herbe entre les dents et saluait quelqu’un sur un petit bateau allant vers le large. Rosa se souvenait parfaitement de ce geste ample du bras et de la silhouette qui lui répondait. Au fond, presque à l’horizon il y avait une île. Rosa en était persuadée. Même bien réveillée, désormais. Une île d’un vert chatoyant, un vert de jungle, un vert d’aventure, un vert de pirate. Cette couleur la frappait d’autant plus que le reste de la photo était en noir et blanc.

Rosa se leva vaguement troublée. Nue dans la salle de bains elle contempla son corps, le trouvant encore fort acceptable. Elle avait été une jolie jeune fille et une très belle femme. Puis, doucement, elle avait glissée dans le clan des « vieilles filles ». L’instinct maternel lui était étranger et son métier de chercheuse biologiste qui l’avait accaparée tout sa vie, avait laissé bien peu de place à l’amour avec un grand « A ». Celui dont peut-être elle rêvait encore. Bien sur quelques amants venaient lui apporter un peu de chaleur, mais les visites s’espaçaient.

Elle était surtout fière de sa poitrine menue mais restée ferme, presque arrogante. Un de ses passagers d’une nuit lui avait dit « tu as des seins petits mais dynamiques » elle avait souri pensant que lui-même aurait justement pu se montrer un peu plus à la hauteur.

Elle prit une douche rapide, s’habilla d’un jean et d’un chemisier clair et fila faire le café. Pendant qu’elle remuait distraitement une tartine dans son bol décoré d’une vache noire et blanche, elle imaginait sa journée à venir. Pas de programme bien établi depuis qu’elle avait arrêté de travailler. En fin d’après midi elle allait dans son club de gym histoire de conserver son tonus. Mais avant, rien de spécial. Un coup d’œil par la fenêtre l’assura d’un temps ensoleillé. Un autre vers sa bibliothèque qui avait depuis longtemps envahi son appartement, pour se rendre compte que son stock de livres à lire avaient fondu. Elle se décida pour un tour à sa librairie préférée dans le quartier Saint Jean, puis un repas léger sur une terrasse suivi d’une balade sur l’île Barbe histoire de faire quelques clichés, avant le sport prévu.

Rosa pris son Lumix, vérifia que le chat Captcha avait à boire et à manger (encore à courir la gueuse, celui-là) et sortit.

Elle aimait le son aigrelet du petit mobile en tubes métalliques que la porte de la boutique agitait en s’ouvrant. La libraire était au téléphone et la salua d’un signe amical. Rosa commença à errer d’étagères en étagères, de rayon en rayon.

- Alors, comment va ma cliente préférée 
- Mal … je n’ai plus rien à lire.
- Alors plutôt bien, répondit la libraire en riant. Viens, j’ai un nouveau rayon de livres d’occasion. On peut quelquefois y trouver des trésors.

Elle l’entraîna vers le fond de la boutique.
- Cherche ton bonheur là dedans. Tu reviendras aux nouveautés après

Peu après, Rosa revint vers la banque avec une pile de vieux livres un peu défraîchis et choisis au petit bonheur la chance. Parce que le titre lui plaisait ou que la couverture l’avait attirée.
- Je n’en connais pas un seul, mais je découvrirai. Sauf peut-être Glissant dont j’ai quand même entendu parler.
- Quand même … C’est un bon choix. Ses poèmes sont superbes surtout « Un champ d’îles ». Tu verras

Elle remercia, paya. Deux bises amicales, et elle sortit.

Rosa décida de laisser dans sa voiture les livres qu’elles venait d’acheter, garda juste le recueil de poèmes et reprit la rue Saint Jean. Elle erra un peu, d’une boutique à l’autre, avant de s’installer à la terrasse d’un bistrot. Elle commanda une salade lyonnaise et sortit le livre de son sac. Elle aima le toucher un peu duveteux de la couverture, mais quand elle l’ouvrit quelque chose en tomba. Une carte grise dont elle ne voyait que le dos. Rosa la ramassa et resta interdite, presque tremblante. Elle avait devant elle la photo de son rêve. Tout était là. Le rivage, l’homme solide, l’île à l’horizon, mais le petit bateau avait la proue tournée vers le rivage et non vers le large. Et la silhouette aperçue était plus nettement celle d’une femme lui ressemblant un peu. Le signe de la main était adressé à l’homme du premier plan. La page d’où la carte était tombée s’ouvrait sur « Un champ d’îles ».

Elle ne croyait pas beaucoup au surnaturel, aux signes du destin. Sa formation scientifique l’avait rendue très cartésienne. Mais là, Rosa était plus que troublée. Elle lut et relut encore le poème, allant sans cesse du livre à la photo, toucha à peine à la salade, prit un café puis regagna sa voiture.

En remontant les quais de Saône elle pensait à ces coïncidences. Elle savait aussi qu’elle était à un tournant de sa vie. L’arrêt de son activité professionnelle, l’incohérence de sa vie amoureuse. Rosa s’interrogeait sur ses choix passés, sur son futur, se refusant à dire son « avenir ». Elle se gara sur un petit parking puis marcha un peu jusqu’au pont qui menait sur l’île. La lumière était belle, chaude. Elle fit plusieurs photos, allant tout au bout, là où la langue de terre semble une proue de navire. Puis elle s’installa sur le banc de bois et ouvrit à nouveau l’ouvrage.

Une ombre vint lui cacher le soleil.
- Ca alors … c’est inouï .. . vous êtes exactement elle.
Rosa leva le nez et ressentit un coup au cœur. Devant elle, masquant la lumière, un homme grand, vêtu d’un pantalon de velours et d’un gilet sur une chemise de toile. Le livre lui tomba des mains. Elle allait parler, mais l’homme continua :

- Pardonnez moi, mais cette nuit j’ai rêvé de vous. Enfin d’une femme, jolie, assise sur un banc, portant jean et chemisier clair, en train de lire des poèmes. Je ne sais pas si vous croyez au destin, mais moi oui.
Rosa ne trouvait rien à dire, médusée. Elle bredouilla :
- Qu’avez-vous dans ce sac ?
- Des pierres. Je suis géologue et je ne peux pas m’empêcher de ramasser des cailloux. Non pas que tous aient un intérêt scientifique à proprement parlé, mais simplement parce qu’ils sont jolis ou étonnants.

Malgré elle, Rosa buvait ses paroles.
- Tenez. Il défit son sac et l’ouvrit devant elle. Regardez celui là. C’est un bête galet. Un peu grand certes, mais bête. Ce qui m’a attiré c’est qu’en son centre on a cette couche de mousse, ronde, presque parfaite. On dirait vraiment une île au milieu de l’océan…

Epilogue


Leurs destins étaient désormais scellés. Très vite ils firent plus complète connaissance. Un peu plus tard il l’emmenait pour plusieurs semaines d’étude géologique sur une île perdue. Une île verte, de jungle, de pirate. Une île d’aventure.

Rosa la rose avait enfin trouvé la terre où elle allait pouvoir s’épanouir.


L'île Barbe, sur la Saône

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