jeudi 11 février 2016

Frère Colomban (une histoire médiévale et morale)


C’était jour de charnage. Aussi la porée s’améliorait-elle de lard et d’eschine de porc. On frappa à la porte du couvent. « Peste soit des importuns », grommela  frère Colomban, portier de son état et gras de panse. Traînant son pas sandalier sur les dalles usées du  cloître, il malmena sa carcasse jusqu’à l’huis, risquant un œil par le guichet à peine entrouvert.
- Sexte est achevée, l’angélus est dit et le repas m’attend. Que veux tu donc fieffé malcuidant ? Le tout lancé d’un air rogue

- Ne vous méprenez pas frère portier. Je suis estudiant. Mon nom est Teudericus de Northeim et viens de Thuringe rencontrer votre père abbé.
Le mot de Thuringe ébranla l’assurance goguenarde de Colomban. Il considéra un instant encore, sous la capuche de mauvaise toile, la mine de l’arrivant et consentit à ouvrir la porte.
- Entre, jeune damelot. Je vais quérir le père abbé.
- Allons frère, le temps ne presse plus tant ores que je suis ici. Mes affutiaux ne sont pas dignes de ce saint lieu et mon cheval a grand besoin d’eau et d’une litière. Je saurai bien trouver cela vers les communs. Rejoignez vos frères et bon appétit.

Trop heureux à l’idée du repas, le frère portier se dirigea vers le réfectoire. Il arriva à la fin du benedicite, proféra un amen sonore mais décalé qui lui valut les regards courroucés du père abbé et du frère s’apprêtant à la lecture, et plongea dans un bol copieusement garni. Et comme c’était le jour de la fête du saint protecteur de la communauté, le repas s’acheva sur un service d’oublies et de mestriers qui ravit les moines habitués à plus de frugalité.
En retournant à son poste, Colomban fut pris d’un doute sournois qui s’amplifiait au fur et à mesure de sa marche. Arrivé à la porterie, il constata avec effroi que Teudericus n’était plus là. Pas plus que son cheval et son bissac. Il se précipita autant que cela lui était possible vers les communs. Rien. Rien non plus dans le jardin aux simples

- Qu’est ce donc que cette sorcellerie, est-ce le malin qui me tend un attrapoire pour me mettre à l’épreuve, ou juste un chenapan, un brigand de grands chemins, un maroufle habile à la rapine.

Tout se bousculait dans l’esprit du frère. Devait-il aller voir le père abbé de suite, au risque de se faire vertement tancer ou devait-il continuer sa quête.
Après un moment d’indécision qui le vit flottant à l’ombre d’une des colonnes du cloître, il décida tout d’abord de retourner à son cagibi de l’entrée. De derrière une pierre dans le mur, il sortit un flacon d’eau de vie de prune nouvellement distillée par les frères et qu’il serrait précieusement. Ah, fit-il après une large lampée, suivie aussitôt d’une autre, par Joseph et Marie, j’ai les idées plus claires. Il reprit sa tournée systématique de l’abbaye, bien décidé à retrouver ce coquebert qui l’avait berné.

Les moines étaient pour la plupart dans leur cellule à méditer en attendant none. Frère Colomban put en toute discrétion parcourir le scriptorium, la salle capitulaire, le réfectoire désormais vide, les cuisines. Rien ni personne. Il transpirait d’abondance, pressé qu’il était et son doute tournait à l’angoisse. Il lui restait la partie dite de l’hostellerie. Terme bien présomptueux pour les quelques pièces austères qui servaient à accueillir les pèlerins ou les voyageurs perdus dans les brouillards de la vallée. Frère Colomban n’aimait pas trop à traîner par là, une légende racontant que le diable lui-même s’était arrêté une nuit et avait mené sabbat avec des sorceresses. Aucun moine n’avait succombé et satan humilié avait quitté le lieu au matin, non sans avoir laissé la trace de son pied fourchu dans une des dalles. Et la marque noire était bien là, menaçante pour qui n’avait pas l’âme en paix.

Mais avant de pousser la porte il pensa qu’il avait quasiment fait le tour des bâtiments et que la porterie était juste de l’autre côté. Une dernière rasade lui ferait le plus grand bien et lui donnerait le courage nécessaire. Il en revint la trogne un peu plus rouge, s’essuyant la lippe sur la manche de bure et pénétra hardiment.

Des rires et des soupirs le cueillirent sur le champ. Il avança pour découvrir un jeune oblat au service da la communauté, enlacé avec l’estudiant. En fait de jeune homme, Teudericus de Northeim était une belle villageoise, bien en chair, aux appâts tentateurs et la chevelure brune et abondante. Frère Colomban se figea, sentit la pâleur l’envahir et s’effondra dans un bruit mat.
- Allez, frère portier réveillez-vous. Le deuxième seau d’eau fraîche eut raison de sa catalepsie.
- Le malin, j’ai vu le malin avec un succube, bredouilla-t-il, la main tendue vers la belle encore à moitié nue.
- Que nenni, ce n’était que moi et Ermeline ma douce amie.
- Et vous m’avez privé de dégois, gronda la belle feignant la colère ce qui fit éclater de rire les deux tourtereaux.
- Mon Dieu, doux maistre Jésus, ayez merci de votre serviteur, je suis pris par le malin et ses suppôts.

Le frère portier reprit peu à peu ses esprits.
- Je vais tout dire au père abbé et vous serez châtiez comme vous le méritez.
- Cesse donc de brailler, Colomban, tu es saoul comme un goret et tu puires à dix lieux, espèce de chapon maubec.
- Que le feu Saint Antoine vous arde l’un et l’autre ; l’Abbé saura tout à l’heure le pêché où vous êtes chus.
- Alors il saura aussi le flacon d’eau de prune susurra le jeune homme.
- Patarin, lança Colomban écarlate, musardeau du diable !
- Et aussi celui rempli d’hypocras, juste sous ta couche, rajouta doucereuse Ermeline.
- Paillarde, tenta le portier d’une voix mal assurée … puis, vaincu, comprenant l’impasse où il s’était fourvoyé : gardez ce secret celé et je tairai le votre.
- Alors, silence contre silence ?
- Silence contre silence.

Le frère portier se releva tant bien que mal, défroissa sa robe de bure, se trempa le visage dans l’eau froide et courut à none qui venait de sonner au clocher de la chapelle.
Il garda le secret tout au long de sa vie mais ne toucha plus jamais à l’eau de prune ni à l’hypocras. Il retrouva son discernement, fut gardé de l’acédie qui le guettait et devint le chantre du couvent. Ses compositions étaient si appréciées que la communauté put les vendre aux autres confréries, apportant quelques subsides supplémentaires.

De l’ombre à la lumière souffla-t-il avant de s’éteindre ; je suis passé de l’ombre à la lumière.
Les deux jeunes amoureux s’épousèrent et firent nombre d’enfants.
Ceux qui ne moururent pas prématurément ne manquèrent de rien. Chaque année, le jour de la fête du saint protecteur de l’abbaye, une petite bourse de pièces d’argent était apportée à leur mère par un moine dissimulant son visage sous un capuchon de bure.


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