samedi 27 février 2016

Abandon


Le chat revient de sa promenade matinale et louvoie dans mes jambes en poussant de petits miaulements amicaux où pointe une certaine impatience affamée. Je suis seul dans la grande maison, seul depuis bien longtemps. Aucun amour ne dort là-haut. Même pas une errance passagère croisée durant ces nuits d’angoisse qui vous poussent au dehors. Une sensation bizarre me tient par le bout du cœur. Hier déjà il en était ainsi. Et les jours précédents, et les dernières semaines. J’ai un peu froid.

Amore mio, ti amo”. Je relis les quelques mots que j’avais écrits pour qu’elle s’en aille. Le billet est resté là, sur la table de la cuisine. Je le relis chaque matin. Il y est depuis des mois, depuis un matin d’avril dernier aux lueurs hésitantes entre hiver et printemps.

Eleonora. Rencontrée au hasard d’une de ces soirées où je ne vais plus. On parle haut un verre à la main et l’on susurre de fausses confidences aux oreilles des femmes. Elles ont des rires de gorge et passent leurs doigts fins sous leurs yeux ombrés, semblant essuyer des larmes fictives. Puis elles vous observent à travers leurs cils en trempant les lèvres dans une coupe de champagne. Eleonora, piémontaise rousse au regard clair, brillante et superficielle, sensuelle et glacée, carnassière et impassible.

Elle m’avait séduit en passant la main dans sa chevelure. Aucune femme ne peut le faire avec une telle élégance perverse. Je n’ai jamais compris comment j’avais pu lui plaire. Nous avons quitté ensemble le luxueux penthouse où se déroulait la fête. On a bloqué l’ascenseur qui nous emmenait au parking et on a fait l’amour entre deux étages. Brutal, torride. Ensuite, elle est venue chez moi et y est restée.

Nous avions conclu une sorte de pacte : si jamais on s'aimait, ne jamais se le dire ; garder chacun une absolue liberté. Elle, artiste recherchée, toujours entre deux avions, entre deux capitales, entre deux amants. Moi travaillant avec acharnement sur mon dernier ouvrage, à l’affut de la moindre information, du moindre témoignage que mes collaborateurs pouvaient dénicher et que j’allais aussitôt vérifier, fut-ce à Istanbul ou à Stockholm.

Elle disait : "ta maison c’est notre port d’attache, et nos nuits sont nos seuls vrais voyages".

Je ne disais rien. Nous nous rencontrions là les week-ends. Plus rarement dans la semaine. Juste pour l’amour et pour l’ivresse. Elle disait "ici, je me retrouve". Moi, peu à peu, je me rendais compte que je me perdais. Elle avait dans mon cœur pris toute la place. Plus rien n’existait en dehors d’elle. Ni mes amis, ni ma famille, ni même ce livre auquel j’avais consacré près de dix années et que je n’arrivais pas à terminer. La décision s’imposait comme une évidence : il fallait que je la quitte mais je n’en étais déjà plus capable. Alors, j’ai repensé à notre accord initial. Ce matin-là, je partais avant elle pour un quelconque colloque. J’ai griffonné les mots interdits et j’ai laissé le billet sur la table en bois. Le soir à mon retour la maison était vide.

L’odeur du café a envahi la cuisine. Le chat désormais rassasié entame sa dure journée de labeur sur le canapé du salon. Je suis assis devant mon bol fumant. Comme chaque jour, j’ai aussi dans les doigts l'autre billet. Le sien, écrit de sa main : "Che peccato, caro mio. Ti amo tanto bene". Elle avait respecté à la lettre ce que nous avions dit.

Je croyais alors pouvoir retrouver un nouveau souffle, une nouvelle énergie.
Mais à son départ, en succéda un autre plus sournois, plus amer : le mien. Je me suis abandonné moi-même. Je ne sais plus tout à fait qui je suis, ni pourquoi je vis. Mon livre inachevé est mort dans ma tête, comme je suis mort dans mon cœur. Je suis devenu un étranger dans ma propre maison. Je m’observe ne plus vivre avec un regard clinique et froid. Tant que je ne jetterai pas ces bouts de papier dans lesquels je me suis enfermé, je resterai un fantôme inutile.
J'ai un peu froid. Tout à l'heure je me servirai un premier verre d’alcool.



vendredi 26 février 2016

L'Effroyable réveil


Quand l’aile de la nuit couvrait encore le monde
Nous étions des milliers, n’avions ni dieu ni roi.
Nous étions les porteurs de vos peurs vagabondes
Les seigneurs des ténèbres et des contrées sans loi.

Vos cités étaient nôtres. Nous venions d’autres terres.
De ces îles ignorées aux entrailles fécondes.
Nos hippogriffes mus par les vents des enfers
Rugissaient en silence au bord des eaux profondes.

Nous descendions paisibles vers les bas-fonds des villes
Pour frotter nos peaux sèches à celles des ribaudes
Reniflant les relents des caresses serviles
Aux carrefours étroits et glauques des maraudes.

Nous laissions derrière nous la morsure des rapaces,
Un souffle d’air glacé courant dans les couloirs
Et l’écho de nos rires quand vous cherchiez la trace
De nos reflets absents dans l’eau des grands miroirs.

C’était un autre temps, c’était encore hier.
Si je suis emmuré dans une tombe grise
Mes compagnons grimacent en leurs prisons de pierre
Accrochées tout en haut du clocher des églises.

Mais ne reposez pas, ô vous pauvres mortels !
Nos maîtres sont puissants diables tricéphales.
Ils se nomment l’argent, le pouvoir, les chapelles
Et rampent dans vos âmes, prêts à ouvrir le bal.

Quand ils auront semé assez de terreurs vaines
Dans vos cœurs pétrifiés, assez de noires envies
Dans vos cerveaux jaloux, suffisamment de haine
Dans vos foules aveugles, ils nous rendront la vie.

Ils viendront nous chercher perchés en haut des tours.
Nous planerons alors dans des cieux embrasés.
Depuis des millénaires nous renaissons toujours
Et laissons libre cours à nos orgies passées.

Et moi je suis le prince de la sombre cohorte
Dans mon repère glacé je brûle d’impatience
J’ai perçu tout à l’heure le serpent qui m’apporte
Le signal espéré de notre délivrance.

Mes yeux se sont ouverts, déjà je sens en moi
La lave rougeoyante qui irrigue mes chairs.
Les valets ont sorti mon habit d‘apparat
Bientôt je vais paraître aux portes des enfers.

Je ne sais pas encore dessous quelle oriflamme
Nous nous élancerons. De quelle ville sainte :
Jérusalem ou Rome, La Mecque ou Manhattan.
Mais je sais que bientôt s’élèveront les plaintes.

Svastika ou faucille, qu’importe la bannière,
Le Talmud ou la Bible, Evangile ou Coran
Qu’importe le slogan : la haine est sans frontière
Pour les fous sanguinaires qui traversent le temps.

Nous repartons encore pour l’éternel voyage
Poussant la cruauté à son point culminant
Nous sommes pour toujours les mercenaires sans âge
Du fanatisme absurde pourvoyeur du néant.

Surtout n’oubliez pas, ô hommes sans mémoire :
Quand vous voyez, moqueurs, briller nos yeux de pierre
Et nos gueules ouvertes qu’au soir la lune éclaire
C’est le fond de vos cœurs que vous devriez voir.


jeudi 25 février 2016

Gérardmer au mois d'Août


Tu es à Gérardmer, la perle des Vosges. Tu viens là depuis plusieurs années. Ton père affectionne particulièrement ces paysages ronds et boisés. Ta mère suit et dit qu’elle aime bien aussi. Elle dit quelquefois qu’elle s’ennuie un peu. Mais pas longtemps. Il y a toujours une promenade qu’on n’a pas faite cette année. Un endroit où on n’est pas encore retourné. Et puis il ne pleut pas sans cesse au mois d’août dans les Vosges. Et quand le soleil vient caresser les cimes des grands sapins, ou iriser les eaux dormantes du lac dans son écrin, c’est tellement joli. Quand on est à Gérardmer, on connaît très bien l’Alsace. Forcément. Là-bas, il fait toujours beau. A peine franchi le col de la Schlucht, les nuages se dissipent et font place à une lumière qui n’existe nulle part ailleurs. Au fond de la vallée brillent déjà les toits de Soultzeren puis de Munster. On y va presque tous les après-midi.

Alors finalement, toi, tu ne t’ennuies pas trop. Le matin, tu cours dans les montagnes, dans les forêts et ça suffit à ton bonheur. Tu vois ton père en short qui court presque aussi vite que toi et qui est à peine essoufflé. Vous allez vous baigner au bout du lac. Une année vous avez même loué des vélos. Vous montez aux Xettes ou à la tête de Mérelle, ou aux Rochottes en faisant bien attention de respecter les heures sacro-saintes des repas et de rentrer à temps pour aller au restaurant de l’hôtel ou au libre-service, sur la place des cars.

Plusieurs sont alignés sagement. Certains vont se remplir de voyageurs repus. D’autres déverser des bobs grotesques, bruyants et affamés. C’est là où tu les as vus. En attendant tes parents repassés à l’hôtel avant d’aller manger. Un couple. Homme - femme, garçon - fille, enfant – enfant. Enfants par l‘espièglerie claire de leurs regards. Adolescents par leurs mains enchevêtrées. Adultes par leur manière de s’asseoir sur le banc en face du tien. Elle, on dirait Romy Schneider. Tu te souviens du nom de l’actrice que tu as vue le mois dernier dans Sissi. Tu te souviens de tout, toujours. Tu vis intensément chaque minute de chaque jour, fut-elle d’ennui. Alors tu n’oublies presque jamais rien.

Tu fais comme le fait ton père qui cherche des ressemblances dans tous ceux qu’on croise. "Tiens voilà Gabin. Et là, c’est Carrette. Et lui on dirait Jules Berry dans … tu sais quand il joue avec le feu, là ?" … Les visiteurs du soir tu dis, parce que tu retiens tout, absolument tout. "Oui, c’est ça". Une victoire inouïe que ce "c’est ça" paternel.

Lui, il ne ressemble à personne en particulier.

L’autre manie de ton père, c’est d'associer une profession aux gens. Alors à Gérardmer, le long du lac, le soir, on côtoie beaucoup de PDG, de directeurs, de chefs comptables, de chefs du personnel. Du coup, on fait un peu partie de cette élite qui se rend à Gérardmer au mois d’Août. Sauf du côté de Ramberchamp, là où il y a le camping municipal. On ne va jamais du côté de Ramberchamp.

Elle, tu connais son métier. C’est la jeune fille à tresses, d’allure sportive, qui sert au libre-service. Ce doit être son jour de congé pour qu’elle soit là maintenant. Lui, tu peux pas encore bien dire. Tu optes pour professeur, ou agent de maitrise. Tu ignores ce qu’est précisément un agent de maitrise, mais ça sonne bien. De toute façon, Romy Schneider ne peut pas être avec un simple ouvrier ou employé de bureau.

Tu les observes, les décortiques. La décortique surtout. Tu ne sais pas pourquoi, mais tu as envie de t’en souvenir toute ta vie. La robe bleue à smock que soulève sa poitrine quand elle respire. Ses ballerines, bleues également, un peu ternies. Son sac en toile de jute ornée d’une fleur blanche. Elle y a accroché un foulard coloré. Ses mains blanches aux ongles courts et le petit bracelet fantaisie qui orne son poignet droit. Tu as à peine quinze ans et, brutalement, tu ressens pour elle un désir fou, violent. Tu crèves pour cette fille mince et charpentée. Tu voudrais prendre ses mains, ses yeux, son corps, ses seins. Mais c’est l’autre là, le prof, qui la serre contre elle. Qui lui parle doucement à l’oreille, qui caresse son épaule et sa joue. Qui poses ses lèvres sur les siennes. Tu la trouves magnifique, belle à mourir. Et tu mourrais bien, là, sur ce banc, sil elle t’accordait un seul regard de ses yeux clairs. Des sentiments nouveaux et confus se bousculent dans ton esprit. Tu as peur que ton désir se voit, alors tu baisses un peu la tête tout en gardant les yeux fixés sur eux.

Tu n’entends pas très bien ce qu’ils se murmurent tout bas. Il doit lui dire "je t’aime" ; elle doit lui dire "je t’aime". Tu ne veux pas entendre, mais tu aimerais bien quand même.

Et puis voilà qu’elle fond brusquement en larmes. Il tente de la consoler mais elle se dégage, maladroite. Tu entends "arrête" crié à voix basse. Il a l’air à la fois ennuyé et soulagé. Tu te prends à le détester. Elle, elle parait bouleversée. Le prof la saisit encore par les épaules et cherche à accrocher son regard. Mais elle secoue la tête en faisant non, non, en le repoussant avec les mains. Puis elle se lève, comme étourdie, mécaniquement.

La place s’est vidée. Ceux qui faisaient la queue pour sortir des cars, la font désormais au libre-service pour déjeuner. Lui, se lève à son tour. Les voilà face à face. Ils sont seuls avec toi, figé sur ton banc. Tu n’oses rien mais tu meurs d’envie d’aller lui mettre ton poing dans la figure. Romy pleure en silence. Les larmes coulent sur ses joues pâles. Elle n’en a cure et reste immobile. Silencieuse, buttée. Lui s’est déjà retourné et s’en va, les mains enfoncées dans les poches, en faisant claquer ses pas sur les grandes dalles de la place. Elle se décide enfin à partir aussi. Elle prend son sac resté sur le banc. Dans son mouvement elle a laissé tomber le foulard coloré. Tu le ramasses. Tu la respires dans le coton parfumé. Tu cours derrière : "mademoiselle, mademoiselle...". Tu la rejoins.

Elle se retourne étonnée. Son visage est creusé. Ses yeux cernés. Son regard est dur. Tu sens en elle une espèce de révolte. "Vous avez oublié votre fichu" tu dis, timide en la dévorant du regard. Elle le prend, te remercie. Tu oses : "vous êtes encore plus jolie que Romy Schneider". Elle te sourit un peu et poursuit son chemin.

Entre temps, d’autres cars sont arrivés sur la place. Elle se perd dans les files de touristes triant leurs bagages dans les soutes. Elle restera à jamais ton premier émoi amoureux.

Ce soir-là est un vrai soir d’été. Avec tes parents, tu marches nonchalamment au bord du lac, croisant ou dépassant des gens supposés importants, vous gratifiant d’une égale considération. Les hauts parleurs de la promenade diffusent doucement un slow du moment :''Pale blue eyes'' du Velvet underground.

En flânant, tu songes à Romy Schneider, la petite serveuse du libre-service de la place des cars.

La ferme des jeudis

J’ai quatre ou cinq ans. C’est jeudi. Pour la première fois, accompagné de ma mère de de ma grand-mère, je vais « chez la Catherine ». Nous avions pris le car rouge, puis avions marché jusqu’à cette vieille ferme torse posée au bout d’un petit hameau au milieu de quelques arpents de terre. Elle, elle était une solide paysanne en blouse grise, aux yeux clairs toujours en mouvement, à la voix aiguë et un peu cassée de trop appeler les poules au grain. Elle était généreuse en tout : en assiettées de lard comme en parts de tarte, en histoire de guérisseurs, sorciers et saltimbanques, en mamelles imposantes et en rire musical si haut perché, qu’on pouvait presque la croire quand elle se disait chanteuse d’opéra.

On entrait par un petit couloir qui nous emmenait dans la pièce principale. A droite une alcôve avec un lit haut, couvert d’une courtepointe épaisse. Au centre une table en bois. De part et d’autre, des bancs lustrés par l’usage. Du plafond en poutres et planches disjointes, descendaient deux lampes à contrepoids. L’une d’elle avait conservé une pâte de verre festonnée et ternie. Pour l’autre, on avait bricolé une espèce d’abat-jour en fer blanc, sur lequel on avait rajouté un torchon de toile grise, reste d’un vieux drap. Quand on descendait les lampes, on éclairait précisément le centre de la table, permettant la lecture immuable du journal ou les travaux de raccommodage. Pendaient aussi les spirales marron des papiers tue-mouches, vrombissant des malheureuses prises au piège et tentant en vain de s’extirper de la surface collante. Contre le mur de gauche, un vieux buffet deux corps en bois vernis jaunâtre et aux portes supérieures décorées de motifs en verre dépoli. Sur le plateau central, une photo de mariage et deux autres des enfants en tenue de première communion, entourées de tout un fatras d’objets hétéroclites et de cartes postales. Faisant face, de l’autre côté de la table, le fourneau à la barre de laiton brillante, surmonté de son tuyau noir et luisant. Dans l’axe de la porte l’unique fenêtre dominant la cour de la ferme. Les murs, revêtus d’un papier peint à fleurs, étaient couverts de gravures jaunies ou de dessins tirés de vieux calendriers et d’images pieuses. On y avait aussi accroché, bien en évidence, deux canevas à la polychromie triomphante.

Tous ces souvenirs se sont forgés au fil des années ; nous y sommes allés si souvent. Mais cette première fois-là, dans ce court corridor de l’entrée, je fus fasciné par un balai en paille et une pelle en plastique rouge, posés contre le mur. Et depuis, la ferme de mes jeudis a toujours été associée à ces deux objets banals et dérisoires. Croiser l’un d’eux, n’importe où que ce soit, me ramène immanquablement là-bas, dans les odeurs mêlées du café brûlant et des bêtes à l’étable.

Des années plus tard, je traversais pour des raisons professionnelles la région de mon enfance. J’avais un peu de temps et l’envie me prit de retourner voir la maison de la Catherine. J’en retrouvais tout naturellement le chemin. Arrivé en haut de la courte côte, je découvris que la bâtisse avait été rasée. Sans doute depuis peu. Il n’en restait qu’un petit muret longeant la route, un enchevêtrement de planches de bois, quelques tuiles brunes, et la poussière de mon enfance. Je me suis arrêté, le cœur serré. En bas demeurait les deux pommiers et le pré en pente où je jouais au ballon.

Et puis, là, dépassant d’un amas de gravats, une pelle en plastique rouge et un balai en paille sans manche. Aujourd’hui, ils dorment dans un placard de ma maison, vestiges secrets et chéris.

Un détail, un objet banal symbolise à jamais un endroit tout entier. Les replis de la mémoire sont insondables.

lundi 22 février 2016

Le temps d'Angèle



Une pluie fine battait les carreaux de la fenêtre du grand salon. Une pluie monotone de dimanche après-midi. Angèle se leva brusquement du canapé où elle somnolait vaguement.
- M’man va relever les compteurs, lança Armande.
- M’man va chercher midi à quatorze heures murmura Amaury simultanément.

Les jumeaux replongèrent dans leur jeu d’échec à trois bandes, dont les règles n’appartenaient qu’à eux seuls. Le père n’avait pas bougé. Absorbé par une compétition de curling arrivant au paroxysme du suspens, il fit « chut » en fixant intensément un balayage énergique devant une pierre à la trajectoire prometteuse. Lorsque celle-ci arrêta sa course pile sur le bouton, il se laissa retomber contre le dossier, marmonna « nom de Dieu que c’est beau » et reprit une gorgée de bière ambrée.

Dans la cuisine, on entendait maintenant la radio allumée par Angèle. Un chronomètre à la main elle attendait le quatrième top ou la première note du carillon pour déclencher l’appareil. Elle éprouvait le besoin impérieux de vérifier la précision de l’heure affichée par toutes les pendules de la maison. Ce rituel qu’accomplissait déjà sa grand-mère avait pour elle quelque chose de quasi religieux et de douloureux. A la disparition de l’aïeule, son père avait repris le combat de l’exactitude, combat qui avait plus tard causé sa mort. Devenu solitaire dans une maison silencieuse après le départ prématuré de son épouse, il avait chuté depuis le tabouret qu’il utilisait pour remonter la grande  horloge. Au partage du petit héritage, Angèle récupéra la fameuse horloge « empire à colonnes tournantes ». A peine celle-ci installée dans la maison, la conserver toujours à l’heure devint une absolue nécessité.

Top ! Elle commença par les montres digitales du four, du micro-onde, puis de la radio elle-même. Elle continua par la pendule de l’entrée (qui n’était pas arrêtée sur huit heures, ainsi que le chantaient parfois les jumeaux à tue-tête) puis celle du couloir. Ensuite il lui fallait monter à l’étage pour celle du bureau, celle de la buanderie et enfin la grande horloge trônant dans « le billard ». Le chrono lui permettait, de calculer avec précision le temps écoulé depuis son top à dix-sept heures pile, et donc de mettre chacune des pendules à l’heure exacte.

La pluie redoublait et se transformait peu à peu en orage. Chronomètre à la main, Angèle était dans le bureau quand retentit le premier coup de tonnerre. Elle continua consciencieusement vers l’horloge que l’obscurité soudaine rendait presque menaçante. Elle éclaira la suspension. Une lumière dorée baigna la pièce. Elle poussa le tabouret vers le meuble, ouvrit la porte haute et agit légèrement sur la grande aiguille. Un éclair suivit d’un violent coup de tonnerre faillit la faire tituber.

La lumière s’éteignit, le disjoncteur ayant sans doute sauté. Elle referma la porte, descendit les trois marches. Quand elle se retourna, un homme était là devant elle. Ombre grise dans la pénombre.

Hormis par l’éventuelle impossibilité de pratiquer son rituel hebdomadaire, Angèle était rarement déstabilisée. Elle ne le fut pas d’avantage par l’apparition du personnage. Elle avança au milieu de la pièce, remit en place machinalement son chignon et demanda :
- Qui êtes-vous ?
- Je n’existe pas en réalité mais je me suis matérialisé pour vous. Je suis le Temps.
- N’importe quoi, fit simplement Angèle. La lumière était revenue. Elle observait cet homme assez élégant aux traits réguliers.
- Je me doutais bien que vous ne seriez pas facilement convaincue. Il claqua des doigts. Retournez-vous.

L’espace parut s’étirer brutalement et elle redevint petite fille dans la maison de ses parents.
L’horloge était là, déjà.
L’homme re-claqua des doigts.
A nouveau les murs semblèrent s’écarter. Deux couples avec des enfants dans un grand jardin. Les jumeaux mariés, et elle vieille dame souriante.

L’homme en noir s’était approché d’elle : une dernière expérience, juste pour le plaisir ?
- Angèle fit vaguement oui de la tête
Une nuit d’été. L’air parfumé de jasmin qui la saisit. Un garçon à peine sorti de l’adolescence. Son regard gris. Ses mains sur elle. Ses lèvres sur les siennes. Il dénoue le caraco en dentelle découvrant son corps tremblant. Son premier amour dont elle rêve encore parfois.
- Mais, qu’est-ce que tout ça signifie ? Sa voix s’est un peu cassée.
- Que vos vies sont une succession infinie d’instants minuscules existant éternellement côte à côte. Que je pourrai vous emmener ainsi dans toutes les époques. Pour vous, passées ou à venir, mais en réalité simultanées. L’homme l’avait prise par le bras. Son contact était doux.
- Angèle, le temps n’existe pas. Je ne suis qu’une illusion. Les hommes vieillissent et évoluent dans un temps fixe et immuable. Vos cellules s’altèrent non pas sous l’action du temps mais par simple usure. Elles meurent certes, mais l’énergie qui vous anime, qui est votre moi intime, votre âme pour user d’une expression métaphysique, cette énergie, elle, est éternelle.

Angèle scrutait le regard de son interlocuteur. Il y passait des nuages plus beaux que tout ce qu’elle n’avait jamais pu voir.
- Alors, croyez-moi. Arrêtez de compter le temps. Ne cherchez plus à avoir une exactitude illusoire sur vos pendules, montres ou horloges. Cela importe peu. Que pour des raisons pratiques, humaines, sociétales, vous soyez tenus à avoir une certaine idée de l’heure je le conçois. Mais le reste n’est qu’invention. Par exemple ce que vous venez de vivre ici avec moi, n’a pas duré plus d’un dixième de seconde de ce que vous nommez temps. Alors, vivez d’abord. Vivez, promettez-le moi, Angèle.
Promettez-le-moi. Moi je vous promets pour le moins la sérénité.

Angèle ne comprenait pas bien pourquoi ce personnage disant qu’il n’existait pas, tenait tant à elle. Pourquoi il voulait, en quelque sorte son bonheur. Mais elle promit. A peine prononcé les mots attendus, le personnage se dissolvait dans l’air redevenu paisible.

Elle s’assit un instant dans la bergère. L’orage avait fui à l’horizon et elle voyait par la fenêtre un ciel pur et bleu. Angèle se rendait compte qu’elle ne vivait qu’au travers de sa monomanie. Tous les jours, elle pensait que le dimanche suivant elle allait devoir vérifier les cadrans de la maison. Cela lui paraissait désormais dérisoire et assez ridicule. Elle se dit que cet homme étrange n’était sans doute qu’un artefact de sa propre imagination, une matérialisation de ce qu’elle pensait vraiment au fond d’elle-même. Elle sut qu’elle entrait dans un monde sans temps. Du moins un monde où celui-ci n’allait plus compter pour elle de la même façon.

Elle se redressa, jeta un coup d’œil au miroir. Son chignon s’était défait et ses cheveux encadraient son visage qui lui sembla plus lisse, plus ferme qu’auparavant. Elle se vit plus jeune, se sentit plus énergique aussi. D’un pas vif elle descendit retrouver les jumeaux et son mari.

Angèle se planta en face de lui.
- Chéri, si on sortait ce soir ?
Il la regarda avec attention, comme il ne l’avait plus regardée depuis longtemps.
- Avec plaisir Angie … Angie cela faisait des années qu’il ne l’avait plus appelée ains
- Les jumeaux, ne nous attendez pas pour manger … ni pour dormir d’ailleurs.

Armande et Amaury regardèrent un peu ahuris leurs parents quitter la maison. Ils ne purent s'empêcher d'éclater de rire en voyant leur mère glisser la main sur les fesses de son mari.


mercredi 17 février 2016

D'une vie l'autre - Florence

La porte qui claque. Derrière, la douceur des étreintes, puis plus tard les orages, les mots remords, les cris, les pleurs. Devant, un escalier qui n’en finit pas de descendre. Cette honte fière qui pèse sur vos épaules et alourdit le corps. Et l’espace que l’on met. L’espace en avant qui ouvre et grandit sans cesse. L’espace en arrière qui referme et qui allonge le temps. Hier semble loin déjà. Demain est juste au bout du chemin. La marche, l’oubli recroquevillé dans l’écho des pas, et la mémoire qui ne ressasse plus mais qui n’embellit pas encore. Un sac léger pour tout bagage. Des quais de gares, des trains, des paysages qui emmurent la fuite et qui tout à coup la libèrent pour vous sauter au visage, puis l’emmurent à nouveau dans un sifflement métallique, violent. Des paysages comme des lignes de couleurs dessinant sur sa carte du tendre le chemin à l’envers. J’allais sans savoir où. Plus exactement sans l’avoir formalisé par peur de rompre le fil ténu de la magie du rêve. Ne pas dire les mots, se nourrir d’eux au dedans avant de les jeter en pâture à la réalité vorace. Au bout, la Toscane et Florence.

Dès la sortie de la gare, là, sur la place, la ville vous prend la main. Alors, sac en bandoulière j’entrais dans le grand livre. J’ai très vite oublié la gare elle-même, curieux mélange d’architecture des années trente et de modernité clinquante, pour filer droit devant en longeant l’église Santa Maria de la Novella. Sur la petite place où l’on débouche, on se retourne vers la façade blanche et incrustée. Un avant goût de l’autre majesté que j’attendais sans le savoir. Mais il faut cheminer dans les clichés familiers d’un Italie bruyante, rieuse, interpellant. Des odeurs montent d’arrières cours cachées derrière des immeubles renaissance certains de leur beauté ocre ou blanche. J’ai rejoint la via dei Bianchi qui devient plus loin de Cerretani. Inutile de se presser. Au dessus le bleu du ciel danse entre les balcons et les angles de pierres massives de quelques palais. La foule se densifie et soudain elle est là, colossale de blancheur marbrée de rose et de vert usé. Son toucher à le velouté nostalgique des temps passés et la rudesse de leurs douleurs. Je la pressentais bien sur, mais elle m’arrive, sidérante. Sur la piazza del Duomo, on garde pour plus tard le petit baptistère pour sombrer de bonheur devant la cathédrale merveille. Santa Maria del Fiore. Manque de recul, alors la coupole s’aperçoit seulement. Comme le campanile à l’autre bout où je montais pour voir enfin la ville, pensant à Giotto dont je découvrirais plus tard, dans une autre vie, les fresques à couper le souffle, à Assise.

La suite fut le Palazzo Vecchio et le David, puis le Ponte Vecchio par la via Por Santa Maria (encore). J’avais envie de dévorer la vie, de manger des glaces, de parler à tout le monde, d’acheter toutes les babioles offertes par les marchands. Dieu que cette ville est belle et pleine des siècles écoulés. De l’autre côté de l’Arno la masse verte et odorante du Boboli. Et, au bout de l’esplanade je l’ai vue, elle.
Je la voyais de dos et maintenant c’était elle mon émoi, ma sidération. Une silhouette frêle et légère, un parfum d’épice envolé jusqu’à moi là, derrière elle. Je crois qu’elle ne touchait pas le sol, ou alors à peine. Devant nous, Florence chatoyante et bruissante dans la chaleur tremblante de juin. Autour de nous la fraîcheur des jardins. Je savais que si elle se retournait je ne serai plus rien, jamais. Elle se cambra légèrement, eut un mouvement de tête comme un envol de colombes pour ramener sa chevelure claire en arrière. Elle se retourna. Deux lacs de montagne, une orange sanguine et un rire d’enfant sur un corps de femme. Un rire d’innocence qui sait les longues jambes, qui sait la taille fine, qui sait la naissance des seins dans l’échancrure, qui sait le velours de la peau. J’ai plongé mon regard dans l’eau de source, j’ai mordu dans la pulpe de l’orange, j’ai respiré l’air autour d’elle, l’air qui était elle. Elle a chuchoté à mon oreille en se dressant légèrement sur la pointe des pieds.

J’ai pris sa main et nous sommes allé boire à la cuillère une Cioccoleta près des Uffizi.


mardi 16 février 2016

Danse et bâteau / musiques et amours

Nous sommes des funambules, entre rêve et réalité, espoir et déception, amour et solitude. Nos certitudes sont dérisoires, nos vérités mensonges. Nous sommes des origamis mal pliés tenant à peine debout. Nous sommes quelquefois au mauvais endroit et la vie nous abandonne. Nous entrons dans les églises pour rechercher notre innocence d'enfant. Nous n'y trouvons que le silence et des images, et des lumières tremblotantes. Certains cherchent rois et maîtres pour une vie éternelle devenue mort éternelle. Nos vies se croisent, nos lignes se croisent, nos fiertés sont semblables mais nous ne sommes pas ensembles. Nous ne voulons plus nous battre. Jamais. Nous sommes feu et vie à l’extérieur. On a besoin que les autres sachent qui nous sommes. On leur ment, on tue sans remords, on est mort en dedans …Et cependant, la musique, la poésie sont d'infinis voyages d'amour.

Deux étranges souvenirs de musique et d'amour


Je revois encore ce boutre rafistolé se faufilant dans le port de Calcutta et d’où était descendu un sari safran. Je l’avais suivi dans la foule mouvante jusqu’à un pauvre théâtre pleurant des larmes de planches grises. Ce fut d’abord une mélodie très pure comme une conversation intime entre flûte et violon, soutenue par le battement d’un tambour. Puis elle avança, concentrée, presque mystique et commença la danse. J’étais fasciné par la grâce, l’élégance, la virtuosité et la force intérieure que dégageaient chacun de ses gestes, chacune de ses poses, chacun de ses pas. J’ai su plus tard que je venais d’assister au Bharata Natyam. Sous la soie orangée et l’extrême rigueur de la discipline ancestrale, un corps souple et musclé. Derrière le regard sombre, une femme passionnée inventive et drôle. Nous faisions l’amour sur des divans violets et buvions du thé cueilli au flanc des montagnes de Darjeeling.

Quelques années plus tard il y eut Chaska-Niña.Callao et ses odeurs d’épices et de poissons. Callao où l’ont croit entendre encore dans les brumes blanchâtres du petit matin, le pas métallique des chevaux espagnols. Callao où j’échouais après des jours et des jours passés à gratter des pierres sur les escarpes de Cuzco.

Deux filles aux confins de ce monde, au bout d’un quai isolé. Deux sœurs. L’une, paupières closes frappe sur le caĵon sur lequel elle s’est assise. L’autre danse, pieds nus, murmurant la mélodie de la Marinera. Elle planta soudain son regard dans le mien ; moi, étranger, inopportun. Une lave rouge coula dans mes veines. Elle m’entraîna sur le bateau Huascar, amarré non loin. Leur troupe de comédiens et danseurs qui hantait les ponts rouillés du vieux bâtiment était partie en représentation quelques jours. C’était alors leur tour de garde. Dans un incroyable fatras de costumes, de tissus et d’instruments de musique on a bu du Pisco sirupeux et fort. Puis nous nous sommes aimés dans des étreintes brutales, sauvages nous laissant pantelants contre l’autre. C’était une liane à la peau fauve. Son plaisir, ongles crochés, était une intense vibration de tout son corps et un feulement rauque presque douloureux.

Juste à côté, sa sœur jouait de la guitare. « Ne t’inquiète pas pour elle. Son amoureux accompagne la troupe et quand il n’est pas là elle reste les yeux fermés sur sa dernière image, et elle n’entend plus que sa musique. Dans ces moments, je la prends par la main jusqu’à son retour »
Alors on recommençait au son de la guitare de cette femme aveuglée d’amour.
Et bientôt : « va-t’en maintenant, notre passion est épuisée et nos corps trop usés ».
J’ai embarqué sur un navire marchand faisant route vers l’Europe.

Comme tout cela me semble loin désormais.
C’est là que se pose la question du retour.
Trop tard. Je suis déjà au-delà. J’ai largué les dernières amarres de ma vie. Je sens la drogue faire son chemin dans mes veines. Je vais partir vers l’autre rive. Mon animal totem est devant moi. Je vois ses yeux qui rassemblent les yeux de toutes mes amantes. Je ne tiens plus debout. Le ciel coule sur mes mains.
Je dois me tenir prêt. Je sais le voyage long et périlleux.

jeudi 11 février 2016

Bleu Azur

- Quel chiantier ! Quel putain de chiantier même ! Qu’il se dit, Robert.
Il dit chiantier comme il dirait chiat, chieval ou bien chiarivari si le mot lui revenait. C’est comme ça pour Robert. Depuis toujours. Assis sur la plage il regarde les bleus : celui de la mer, celui du ciel et ceux de son âme aussi. Mais quand il tourne un peu la tête vers la droite, ce qu’il voit surtout ce sont les engins, les pelleteuses, les camions de béton. Et il sait que dans pas si longtemps que ça, de là où il vient s’asseoir tous les jours depuis plus de cinquante ans, il ne verra plus le bleu de la mer et peut-être même pas celui du ciel. Ou à peine.

Ce qui lui fait le plus mal, c’est que là bas où il y a le chiantier, il y avait sa petite maison d’avant. Celle où il vivait avec sa mère et sa grande sœur. Sa mère c’était le soleil en personne. Elle remplissait la maison de musiques et de rires. Elles les appelait mes petits oiseaux des îles. Des fois elle disait : «mes petits oiseaux des îles, ce soir c’est charivari». Tiens, ça y est, il se souvient, Robert. Alors il répète tout haut : «ce soir c’est chiarivari». Et le soir il y avait les copains musiciens qui rappliquaient avec guitares, sax et autres. Et dans le souvenir de Robert, c’était souvent, et c’était chouette.

A l’époque, avec sa sœur, comment elle s’appelle déjà la sœur … ah oui, Ingrid … marrant ça comme prénom par ici … ils étaient cul et chemise. Toujours ensemble. Bien sur elle grandissait, prenait ce qu’il faut où il faut, mais ils s’aimaient vraiment bien. Et puis un jour la mère a été tuée dans un accident. Ingrid est devenue froide, lointaine. Il avait finit par l’appeler Icegrid. Et lui il est resté là, les bras ballants, dans la maison vide, sans vie. Sans la lumière des yeux de sa mère, sans le chant de son rire, il n’a jamais pu décoller. Ses ailes à lui avaient été enterrées avec son corps elle, dans le petit cimetière au bout de la ville.

Alors, il a fait des petits boulots pour les gens. Pour les copains qui l’ont pas laissé tombé. Surtout Jo, le coiffeur, l’ami de toujours. Icegrid avait disparu de la circulation. Pourtant, un dimanche elle a débarqué avec un américain, un comptable. Robert a détesté instantanément cet homme maigre, long, blanchâtre, presque transparent et l’a surnommé « le fantôme ». Icegrid et le fantôme se sont mariés et il n’a plus jamais entendu parler d’eux.

Jusqu’à l’année dernière. Quand un monsieur en costume cravate l’a interpellé sur la plage, en train de regarder les bleus.
- C’est vous Robert ?
- Ben oui.
- Je suis notaire. Votre maison a été vendue à des promoteurs pour faire un grand complexe de standing. Marina, casino, immeuble de luxe. Votre sœur a tout traité depuis Philadelphie. Et puis elle vous a mis sous tutelle pour être rassurée. Vous aurez de l’argent tous les mois jusqu’à la fin. Vous inquiétez pas.

Robert a dit « ah bon », pendant que l’acier en fusion coulait dans ses tripes, dans son cœur, dans son âme.

Il a ruminé. Surtout le « rassurée ». Et puis il s’y est fait. On se fait à tout, finalement.

Désormais, il fait vraiment plus rien. Avant la démolition, il a récupéré une photo de sa mère en train de chiarivari, un petit carnet de notes et un bout de crayon mordillé. C’est tout. Un vieux copain l’a laissé s’installer dans un hangar à bateaux. Il a suffisamment d’argent pour manger et boire son soûl et pour changer son pull marin ou son ciré quand il en a envie.
Jojo, lui, il a vendu son salon. Pareil. Pour le complexe « Bleu Azur ». Alors Robert a laissé pousser sa barbe et fait une queue de cheval de ses beaux cheveux blancs.

Mais aujourd’hui il a pris la décision. Il est allé voir Jo dans sa nouvelle maison.
- T’as toujours les outils de quand tu bossais ?
- Ouais, a fait Jo.
- Je veux bien que tu me coupes les chieveux et que tu me rases la barbe.
- T’as rencontré une petite, a dit Jo dans un sourire. Puis il est allé chercher le matériel.
- Pas ici, sur la terrasse, a dit Mélanie en effilant des haricots pour ses bocaux.
- T’inquiète donc pas, Mél, je balaierai, va.
Il l’a quand même installé sur la terrasse, assis sur une chaise avec un grand torchon autour du cou.
- Comment, les cheveux ?
- Comme à l’école, quand on était môme chez la mademoiselle Ronzon.
- Ben dis donc, c’est court. Et il a commencé à tailler

Quand ce fut fait ils sont rentrés dans la maison. Mélanie en a lâché son couteau dans le saladier.
- Ben zut alors, on a retrouvé le petit Bob. T’est vrai beau tu sais.
Robert a souri et l’a embrassé sur la joue. Sur la lancée, il a embrassé son vieux pote et l’a serré contre lui. Puis il a tourné les talons.

Jo a balayé la terrasse. Un gros paquets de cheveux qu’il a mis dans un sac plastique Carrefour et il a fini d’effiler les haricots avec Mélanie encore toute retournée.

Robert est revenu sur la plage. A son endroit à lui. Celui pour les bleus. Il a vu les voiles blanches à l’horizon, le coton clair des nuages. Il a regardé longtemps, jusqu’au soir. Maintenant la plage est déserte. Le chantier s’est tu. Les oiseaux jouent à glisser l’aile sous un vent léger et la mer a viré au marine, presque noir.

Alors il enlève ses habits qu’il plie avec application. Dessus il pose la photo de sa mère, griffonne quelque chose dans le petit carnet.

Enfin, souriant comme un gosse, il s’avance dans l’eau et disparaît.

- C’est bizarre comme il nous a embrassés, Robert, tu trouves pas ?
- J’y pense sans arrêt depuis tout à l’heure répond Jo … Oh nom de Dieu …
Ils se regardent effarés, se lèvent ensemble et vont le plus vite que peuvent leur vieilles jambes jusqu’à la plage.

La nuit s’est couchée doucement sur la mer, mais la lune diffuse une belle lumière jaune pâle. Ils ont compris. Il restent là à regarder l’horizon. A leurs pieds des habits posés avec soin. Jo tient la photo et une feuille quadrillée où est écrit « J’arrive, Titbob … »

Quand ils sont rentrés chez eux, après la déclaration chez les gendarmes et les formalités d’usage, ils étaient pleins d’une tristesse inattendue et incommensurable.

Jo retrouva sur le coin de la terrasse le sac carrefour avec les cheveux de Robert. Quand sa femme fut couchée, il préleva une mèche qu’il fourra dans son portefeuille, puis jeta le sac dans la poubelle.


Frère Colomban (une histoire médiévale et morale)


C’était jour de charnage. Aussi la porée s’améliorait-elle de lard et d’eschine de porc. On frappa à la porte du couvent. « Peste soit des importuns », grommela  frère Colomban, portier de son état et gras de panse. Traînant son pas sandalier sur les dalles usées du  cloître, il malmena sa carcasse jusqu’à l’huis, risquant un œil par le guichet à peine entrouvert.
- Sexte est achevée, l’angélus est dit et le repas m’attend. Que veux tu donc fieffé malcuidant ? Le tout lancé d’un air rogue

- Ne vous méprenez pas frère portier. Je suis estudiant. Mon nom est Teudericus de Northeim et viens de Thuringe rencontrer votre père abbé.
Le mot de Thuringe ébranla l’assurance goguenarde de Colomban. Il considéra un instant encore, sous la capuche de mauvaise toile, la mine de l’arrivant et consentit à ouvrir la porte.
- Entre, jeune damelot. Je vais quérir le père abbé.
- Allons frère, le temps ne presse plus tant ores que je suis ici. Mes affutiaux ne sont pas dignes de ce saint lieu et mon cheval a grand besoin d’eau et d’une litière. Je saurai bien trouver cela vers les communs. Rejoignez vos frères et bon appétit.

Trop heureux à l’idée du repas, le frère portier se dirigea vers le réfectoire. Il arriva à la fin du benedicite, proféra un amen sonore mais décalé qui lui valut les regards courroucés du père abbé et du frère s’apprêtant à la lecture, et plongea dans un bol copieusement garni. Et comme c’était le jour de la fête du saint protecteur de la communauté, le repas s’acheva sur un service d’oublies et de mestriers qui ravit les moines habitués à plus de frugalité.
En retournant à son poste, Colomban fut pris d’un doute sournois qui s’amplifiait au fur et à mesure de sa marche. Arrivé à la porterie, il constata avec effroi que Teudericus n’était plus là. Pas plus que son cheval et son bissac. Il se précipita autant que cela lui était possible vers les communs. Rien. Rien non plus dans le jardin aux simples

- Qu’est ce donc que cette sorcellerie, est-ce le malin qui me tend un attrapoire pour me mettre à l’épreuve, ou juste un chenapan, un brigand de grands chemins, un maroufle habile à la rapine.

Tout se bousculait dans l’esprit du frère. Devait-il aller voir le père abbé de suite, au risque de se faire vertement tancer ou devait-il continuer sa quête.
Après un moment d’indécision qui le vit flottant à l’ombre d’une des colonnes du cloître, il décida tout d’abord de retourner à son cagibi de l’entrée. De derrière une pierre dans le mur, il sortit un flacon d’eau de vie de prune nouvellement distillée par les frères et qu’il serrait précieusement. Ah, fit-il après une large lampée, suivie aussitôt d’une autre, par Joseph et Marie, j’ai les idées plus claires. Il reprit sa tournée systématique de l’abbaye, bien décidé à retrouver ce coquebert qui l’avait berné.

Les moines étaient pour la plupart dans leur cellule à méditer en attendant none. Frère Colomban put en toute discrétion parcourir le scriptorium, la salle capitulaire, le réfectoire désormais vide, les cuisines. Rien ni personne. Il transpirait d’abondance, pressé qu’il était et son doute tournait à l’angoisse. Il lui restait la partie dite de l’hostellerie. Terme bien présomptueux pour les quelques pièces austères qui servaient à accueillir les pèlerins ou les voyageurs perdus dans les brouillards de la vallée. Frère Colomban n’aimait pas trop à traîner par là, une légende racontant que le diable lui-même s’était arrêté une nuit et avait mené sabbat avec des sorceresses. Aucun moine n’avait succombé et satan humilié avait quitté le lieu au matin, non sans avoir laissé la trace de son pied fourchu dans une des dalles. Et la marque noire était bien là, menaçante pour qui n’avait pas l’âme en paix.

Mais avant de pousser la porte il pensa qu’il avait quasiment fait le tour des bâtiments et que la porterie était juste de l’autre côté. Une dernière rasade lui ferait le plus grand bien et lui donnerait le courage nécessaire. Il en revint la trogne un peu plus rouge, s’essuyant la lippe sur la manche de bure et pénétra hardiment.

Des rires et des soupirs le cueillirent sur le champ. Il avança pour découvrir un jeune oblat au service da la communauté, enlacé avec l’estudiant. En fait de jeune homme, Teudericus de Northeim était une belle villageoise, bien en chair, aux appâts tentateurs et la chevelure brune et abondante. Frère Colomban se figea, sentit la pâleur l’envahir et s’effondra dans un bruit mat.
- Allez, frère portier réveillez-vous. Le deuxième seau d’eau fraîche eut raison de sa catalepsie.
- Le malin, j’ai vu le malin avec un succube, bredouilla-t-il, la main tendue vers la belle encore à moitié nue.
- Que nenni, ce n’était que moi et Ermeline ma douce amie.
- Et vous m’avez privé de dégois, gronda la belle feignant la colère ce qui fit éclater de rire les deux tourtereaux.
- Mon Dieu, doux maistre Jésus, ayez merci de votre serviteur, je suis pris par le malin et ses suppôts.

Le frère portier reprit peu à peu ses esprits.
- Je vais tout dire au père abbé et vous serez châtiez comme vous le méritez.
- Cesse donc de brailler, Colomban, tu es saoul comme un goret et tu puires à dix lieux, espèce de chapon maubec.
- Que le feu Saint Antoine vous arde l’un et l’autre ; l’Abbé saura tout à l’heure le pêché où vous êtes chus.
- Alors il saura aussi le flacon d’eau de prune susurra le jeune homme.
- Patarin, lança Colomban écarlate, musardeau du diable !
- Et aussi celui rempli d’hypocras, juste sous ta couche, rajouta doucereuse Ermeline.
- Paillarde, tenta le portier d’une voix mal assurée … puis, vaincu, comprenant l’impasse où il s’était fourvoyé : gardez ce secret celé et je tairai le votre.
- Alors, silence contre silence ?
- Silence contre silence.

Le frère portier se releva tant bien que mal, défroissa sa robe de bure, se trempa le visage dans l’eau froide et courut à none qui venait de sonner au clocher de la chapelle.
Il garda le secret tout au long de sa vie mais ne toucha plus jamais à l’eau de prune ni à l’hypocras. Il retrouva son discernement, fut gardé de l’acédie qui le guettait et devint le chantre du couvent. Ses compositions étaient si appréciées que la communauté put les vendre aux autres confréries, apportant quelques subsides supplémentaires.

De l’ombre à la lumière souffla-t-il avant de s’éteindre ; je suis passé de l’ombre à la lumière.
Les deux jeunes amoureux s’épousèrent et firent nombre d’enfants.
Ceux qui ne moururent pas prématurément ne manquèrent de rien. Chaque année, le jour de la fête du saint protecteur de l’abbaye, une petite bourse de pièces d’argent était apportée à leur mère par un moine dissimulant son visage sous un capuchon de bure.


Portrait d'automne : Wilma

Je l’appelais  simplement Wil.
Wilma résonnait en moi comme Wilhelmine. Alors suivait le cortège des légendes teutonnes. Le mugissement du vent dans les forêts, les cris des hordes barbares, le chant des walkyries.
Elle disait : j’ai un prénom d’automne. Un prénom de chemin creux où craquent les bogues sous les pas des promeneurs ; un prénom de feu de bois et de châtaignes brûlantes.
Dans le miroir de ses yeux passaient des ciels d’or, des oiseaux blancs et des aurores boréales.

Je l’appelais simplement Wil.
Elle disait : j’ai un prénom en blouse paysanne et en robe du soir.
Je goûtais à froisser l’une ou l’autre.
Elle aimait à tournoyer aux bals des places en fête dans le sanglot clinquant des accordéons campagnards. Nous partions au petit matin, ivres de vin frais et de nos baisers sous les platanes. Elle faisait l’amour en fille de ferme ou en femme du monde, mais sérieusement, avec la conscience aigu de l’instant présent.

Je l’appelais simplement Wil.
Elle fredonnait des romances, passait les mains dans ses cheveux en riant puis, aussitôt après, parlait gravement du pays de ses pères.
Elle est partie un soir de septembre. Un septembre où l’automne hésitait à emboîter le pas d’un été tardif. Depuis, je suis entré dans un hiver qui dure. Les frimas se sont posés sur mon cœur et le givre étincelant borde mes lèvres closes.


mercredi 10 février 2016

L'enfant Capricorne et l'homme Lion

L’enfant capricorne était timide, secret, solitaire, entêté, observateur attentif de la vie et des gens. Ce qu’il aimait par dessus tout, c’était la cérémonie du soir. L’homme lion le prenait dans ses bras et faisait avec lui le tour de la maison. Le but de cette ronde était de vérifier que le loup avait déserté le domaine.

Non pas que l’enfant capricorne eut peur du loup, bien au contraire. Il se sentait même une forme de fraternité avec l’animal sauvage honni et pourchassé. Mais le passage rituel derrière tous les rideaux, dans les grands placards et jusqu’à la terrifiante porte de la cave, prolongeait le plaisir de ces instants complices avec l’homme lion.

Et mieux encore. Bien souvent quand l’enfant capricorne avait été bordé dans le petit lit blanc, l’homme lion s’asseyait à côté et chantait juste pour lui, de sa voix de basse. Mais pas des berceuses pour les autres enfants. Des chansons du moment ou de sa jeunesse à lui. Par exemple "La chansonnette", "Les enfants oubliés", "Mes mains", "Sur ma vie" ou "La folle complainte" sa préférée sans doute.

L’enfant capricorne écoutait en essayant de ne pas sombrer trop vite dans le sommeil. L’homme lion, pour s’assurer que l’enfant capricorne dormait, changeait les paroles. Il disait "et sous ses cheveux gris, la chansonnette gros rat" au lieu de "sourit". Ou "mes mains dessinent dans le soir la forme d’une poire" au lieu de "l’espoir". Ou encore "Gondolier, dans ta gondole, gondolier t'en souviens-tu, tu chantais ta barjacqueline'" plutôt que ta "barcarole". Si l’enfant capricorne n’ouvrait pas les yeux très vite en corrigeant, alors c'est qu'il dormait et l’homme lion pouvait rejoindre sa douce femme capricorne.

Aujourd’hui l’enfant devenu homme capricorne a entendu, par hasard à la radio, Bécaud chanté "C’était mon copain, c’était mon ami, pauvre vieux copain de mon humble pays …". L'homme lion assis à côté de son lit d'enfant a soudain surgi du fond de sa mémoire. Il n’a pu empêcher les larmes de couler. Il lui a fallu arrêter la voiture sur une aire d’autoroute pour laisser passer le courant d’un chagrin doux amer mais bienfaisant. En reprenant la route, il a pensé simplement "bonne nuit, Papa".


Je me souviens de quelques chansons ...

Je me souviens de :
trois anges sont venus ce soir
m’apporter de bien belles choses
l’un deux avait un encensoir
l’autre avait  un bouquet de roses
quelques notes en sourdine et la voix de mon père au dessus de mon lit d’enfant, où volait une hirondelle blanche.

Je me souviens de :
La nuit est limpide
L’étang est sans ride
Dans le ciel splendide
Luit le croissant d’or
Un soir de juin. Un promenade dans la campagne proche. Une mare verte et les chants mélancoliques de quelque crapauds que nous ne dérangions pas. En bas, dans la vallée, les appels de paysans encore au travail, les aboiements des chiens dans les fermes et l’odeur si caractéristique des grands sapins avançant doucement dans la nuit. Et mon père encore, et sa voix de crooner.

Je me souviens de :
Sous les ponts de Paris
Lorsque descend la nuit
Tout un tas d’gueux se faufilent en cachette
Et sont heureux de trouver une cachette
Le dimanche matin je crois, une émission « la radio de papa ». Il écoutait quasi religieusement et chantait les yeux perdus. Ah que sa jeunesse était belle malgré la guerre, le maquis, le STO et l’armée du Rhin. Je pensais : que serais-je moi après autant d’années ?

Je me souviens de :
Nous avons vu les pas de notre Dieu
Croiser les pas des hommes
Nous avons vu brûler comme un grand feu
Pour la joie de tous les pauvres
Cantique nouveau alors, chanté avec tous les camarades de classe. Le jeudi matin il y avait la messe et nous y mettions tout notre cœur : à la fin c’était vraiment jeudi..

Je me souviens de :
Buvons encore une dernière fois
A l’amitié l’amour, la joie
On a fêter nos retrouvailles
Ca m’fait d’la peine, mais il faut qu je m’en aille
Les guitares sortaient des housses, les carnets de chants des sacs. En chantant, nous nous regardions simplement être heureux, garçons et filles, autour d’une vielle table en bois dans une ferme un peu perdue à flanc de colline. Le répertoire était vaste et nous tenait bien toute la nuit. Celle-ci était la dernière. Immuablement. Mais les rires duraient jusqu’au matin, pelotonnés dans les duvets.

Je me souviens de :
Au bord de la rivière
Margot, Margot
Mirait son p’tit derrière
Dans l’eau, dans l’eau
Sans doute le seul couplet d’une chanson « leste » que je pourrais citer ici. Des étudiants en goguette et éméchés chez « la Vévette » café restaurant de Caluire où on se retrouvait, braillards, paillards, extravertis, vulgaires et jubilatoires. L’âge où le vin grise et la vie plus encore.

Je me souviens de :
Sorrow, sorrow
Since you left me
Sorrow, sorrow
In my heart
Mort Schuman et sa voix grave et un peu cassée. La boîte pleine à craquer tamise les lumières. Elle est là dans mes bras, légère, aérienne. Son corps contre le mien. Ses dix-sept ans fiers et timides à la fois. Elle sait déjà les yeux émeraude, la finesse de la taille et la naissance dorée des seins où perlent des larmes de parfum. Ses lèvres se posent sur les miennes. Le monde n’existe plus. Elle est toujours là ce soir, ma douce, ma seule musique de vie, mon éternel amour.

Je me souviens de tant de musiques, de tant de chansons. Ma tête en est remplie et toujours je fredonne. Parfois je chante fort, très fort même, toute honte bue. Les êtres disparus qui ont peuplé ma vie me reviennent en musique et m’accompagnent encore. Les évènements gais ou tristes qui l’ont émaillé demeurent aussi en musique. C’est ainsi.

Mes souvenirs se chantent, et mes regrets aussi … vous voyez, je ne peux pas m’en empêcher …