mercredi 17 février 2016

D'une vie l'autre - Florence

La porte qui claque. Derrière, la douceur des étreintes, puis plus tard les orages, les mots remords, les cris, les pleurs. Devant, un escalier qui n’en finit pas de descendre. Cette honte fière qui pèse sur vos épaules et alourdit le corps. Et l’espace que l’on met. L’espace en avant qui ouvre et grandit sans cesse. L’espace en arrière qui referme et qui allonge le temps. Hier semble loin déjà. Demain est juste au bout du chemin. La marche, l’oubli recroquevillé dans l’écho des pas, et la mémoire qui ne ressasse plus mais qui n’embellit pas encore. Un sac léger pour tout bagage. Des quais de gares, des trains, des paysages qui emmurent la fuite et qui tout à coup la libèrent pour vous sauter au visage, puis l’emmurent à nouveau dans un sifflement métallique, violent. Des paysages comme des lignes de couleurs dessinant sur sa carte du tendre le chemin à l’envers. J’allais sans savoir où. Plus exactement sans l’avoir formalisé par peur de rompre le fil ténu de la magie du rêve. Ne pas dire les mots, se nourrir d’eux au dedans avant de les jeter en pâture à la réalité vorace. Au bout, la Toscane et Florence.

Dès la sortie de la gare, là, sur la place, la ville vous prend la main. Alors, sac en bandoulière j’entrais dans le grand livre. J’ai très vite oublié la gare elle-même, curieux mélange d’architecture des années trente et de modernité clinquante, pour filer droit devant en longeant l’église Santa Maria de la Novella. Sur la petite place où l’on débouche, on se retourne vers la façade blanche et incrustée. Un avant goût de l’autre majesté que j’attendais sans le savoir. Mais il faut cheminer dans les clichés familiers d’un Italie bruyante, rieuse, interpellant. Des odeurs montent d’arrières cours cachées derrière des immeubles renaissance certains de leur beauté ocre ou blanche. J’ai rejoint la via dei Bianchi qui devient plus loin de Cerretani. Inutile de se presser. Au dessus le bleu du ciel danse entre les balcons et les angles de pierres massives de quelques palais. La foule se densifie et soudain elle est là, colossale de blancheur marbrée de rose et de vert usé. Son toucher à le velouté nostalgique des temps passés et la rudesse de leurs douleurs. Je la pressentais bien sur, mais elle m’arrive, sidérante. Sur la piazza del Duomo, on garde pour plus tard le petit baptistère pour sombrer de bonheur devant la cathédrale merveille. Santa Maria del Fiore. Manque de recul, alors la coupole s’aperçoit seulement. Comme le campanile à l’autre bout où je montais pour voir enfin la ville, pensant à Giotto dont je découvrirais plus tard, dans une autre vie, les fresques à couper le souffle, à Assise.

La suite fut le Palazzo Vecchio et le David, puis le Ponte Vecchio par la via Por Santa Maria (encore). J’avais envie de dévorer la vie, de manger des glaces, de parler à tout le monde, d’acheter toutes les babioles offertes par les marchands. Dieu que cette ville est belle et pleine des siècles écoulés. De l’autre côté de l’Arno la masse verte et odorante du Boboli. Et, au bout de l’esplanade je l’ai vue, elle.
Je la voyais de dos et maintenant c’était elle mon émoi, ma sidération. Une silhouette frêle et légère, un parfum d’épice envolé jusqu’à moi là, derrière elle. Je crois qu’elle ne touchait pas le sol, ou alors à peine. Devant nous, Florence chatoyante et bruissante dans la chaleur tremblante de juin. Autour de nous la fraîcheur des jardins. Je savais que si elle se retournait je ne serai plus rien, jamais. Elle se cambra légèrement, eut un mouvement de tête comme un envol de colombes pour ramener sa chevelure claire en arrière. Elle se retourna. Deux lacs de montagne, une orange sanguine et un rire d’enfant sur un corps de femme. Un rire d’innocence qui sait les longues jambes, qui sait la taille fine, qui sait la naissance des seins dans l’échancrure, qui sait le velours de la peau. J’ai plongé mon regard dans l’eau de source, j’ai mordu dans la pulpe de l’orange, j’ai respiré l’air autour d’elle, l’air qui était elle. Elle a chuchoté à mon oreille en se dressant légèrement sur la pointe des pieds.

J’ai pris sa main et nous sommes allé boire à la cuillère une Cioccoleta près des Uffizi.


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