vendredi 5 août 2016

Le Bobiat


- Foutu engin ! Foutu engin !
Jean-Marie marmonna
- Foutu engin. Il se leva, glissa les pieds dans des charentaises incertaines et, toujours grommelant sortit sur le perron. L’avion tournait une fois de plus au dessus de la ferme. Un tour, puis un autre, un battement d’aile et le petit appareil repartait vers l’ouest
- Foutu engin ; l’a pas vu l’heure, non ?
Jean-Marie rentra dans la maison frottant ses mains l’un contre l’autre. Il jeta un coup d’œil au carillon de la cuisine.

Cinq heures dix ! Foutu engin. Tiens, je vais pas me recoucher, ça lui apprendra à l’autre là-haut ! … Fait pas chaud en plus.
Depuis quelques nuits, c’étaient invariablement la même chose. Pas toutes les nuits il est vrai, mais régulièrement. En tout cas suffisamment pour foutre Jean-Marie sacrément en colère.
Il regarda le calendrier « Champagnat » accroché au mur :
Vendredi. Bon ça va : la grande toilette ce sera pour demain.

Il fit chauffer de l’eau pour le café et pour le rasage qu’il entreprit dès que celle-ci fut tiède. La glace était depuis des temps immémoriaux suspendue à un clou planté dans le bois de la fenêtre près de l’évier en pierre. Le cérémonial était toujours le même, pareil à celui qu’il avait vu faire par son père et plus loin encore par son grand-père. La bassine en fer blanc remplie d’eau, le savon à barbe, le blaireau, la coupelle en caoutchouc pour recueillir ce qu’il enlevait avec le rasoir, et la bande de peau servant d’aiguisoir, lustrée et noircie par les années, mais gardant un fil impeccable au coupe-chou traditionnel. Il se rasait en regardant dehors le jour poindre au-dessus des collines, les moutons broutant tranquillement encore tout froids de la rosée, et le pré d’en haut bordé de sapins et premier à profiter de la caresse des rayons du soleil. Un coup d’œil au miroir, un coup d’œil dehors. Le bruit de l’eau qui bout dans la casserole, la visite du chat gris aux yeux verts – Monsieur le Chat - le véritable maître de ces lieux : c’était la vie qu’il aimait le Jean-Marie. Sans ce foutu engin. C’était un homme simple. Fils de paysan, petit fils de paysan, il avait toujours vécu là.

Là, c’était dans les monts du Jarez, appuyés au massif du Pilat, contrefort sud-est du massif central. Un hameau de quelques maisons baptisé Le Planiol à neuf cent mètres d’altitude. Assez pour le bon air et la tranquillité, pas trop pour les grandes rigueurs de l’hiver.

Son père, le Joseph avait toujours travaillé la terre comme un forcené. Un jour il était mort dans un champ, comme ça, d’un coup. Le docteur avait dit : embolie foudroyante, en se frottant le menton d’un air savant. Sa mère, la Benoîte, s’en était plutôt bien remise. Elle était de ces paysannes toutes rabougries, toujours vêtue de noir, qui fait un pas quand vous en faites trois et, avec ça, une voix aiguë de trop crier après les poules pour les appeler aux grains. Ça paraissait fragile avec leurs grands yeux de charbon et leur mains toutes tavelées, mais c’était incassable ces femmes-là. Pourtant, Benoîte, elle est morte pas longtemps après son époux ; dans son lit, de rien, d’avoir trop vécu, trop travailler, trop dit du mal des voisins aussi peut-être. Jean Marie il a dit que c’était la vie, que c’était la mort aussi et il s’est retrouvé tout seul dans la ferme, à neuf cent mètres d’altitude en se demandant bien ce qu’il allait devenir. Et c’était pas sur son frère ou sur sa garce de sœur qu’il fallait compter.

Parce qu’il avait un frère et une sœur qu’il ne voyait jamais. Elle avait épousé un paysan, mais de l’autre côté de la vallée, là où il y a les grands champs de pommiers. Puis ils avaient vendu la ferme familiale pour s’établir dans une grande exploitation en Sologne ou en Beauce. Depuis, elle jouait à la dame et ne mettait jamais les pieds au Planiol sinon pour les enterrements. Quant au frère il était prêtre en Afrique. Une lettre de temps à autres, un paquet de dattes et puis voilà ; mais à lui il ne pouvait en vouloir. Au fond, sa seule vraie famille c’était Joséphine la voisine. Du même âge ou quasi, elle était là depuis toujours. Enfants ils avaient parcouru tous les chemins, toutes les vallées, les combes, les ravins et les montagnes de cette partie du Pilat. Du Paraqueue à la Jasserie rien n’avait de secret pour eux. Ils connaissaient les coins à champignons, ceux aux airelles, ceux ou la bruyère est douce aussi. Ceux-là ils les avaient découverts vers leurs quinze ans, à l’âge où garçons et filles apprennent la vie avec les polissonneries d’usage. C’est vrai qu’à la campagne à l’âge de cinq ans on a déjà vu la vache faire le veau, le cheval monter sur la jument et on est un peu plus déluré que les petits de la ville. Mais de là à embrasser les filles ailleurs que sur la joue … Ca n’empêche qu’on a déjà soulevé leur jupe, mais c’est pas pareil quand même. Donc Fine et Jean-Marie c’est une histoire d’amour qui n’a jamais dit son nom. Ils ont bien un peu couchaillé mais sans idée de plus, mariage et tout le tintouin. Et puis ça leur suffit ; chacun sa vie, chacun chez soi, mais toujours ensemble. Allez comprendre !

Jean-Marie, il était pas bête et savait à peu près tout faire. C’est sûr que c’était pas à l’école qu’il avait appris beaucoup de chose. A treize ans ses parents avaient dit qu’il en savait assez pour traire les vaches, mener le cheval aux labours et tailler les arbres. Alors, comme il était l’aîné, il a obéi et a fait le fermier. Après l’enterrement de la mère, il s’est assis sur l’escalier du perron, face à la vallée et se mit à réfléchir. Le boulot de fermier ne l’enchantait pas plus que ça. Par contre, il se rendait compte que de plus en plus de promeneurs, de touristes montaient au Planiol et laissaient leur voiture pour aller marcher dans les sentiers. Certains s’arrêtaient au retour pour lui demander un peu d’eau et causaient avec lui. Ils disaient que c’étaient drôlement joli par ici, « qu’un peu plus haut il y a une-vue-magnifique-vous-connaissez ? », que de l’autre côté, si on montait encore un peu on pouvait découvrir toute la chaîne des Alpes … etc … Vous imaginez si Jean-Marie savait tout cela, mais d’entendre les gens d’en bas en parler lui donnait une espèce de fierté, d’une part, et d’autre part commençait à faire germer une idée dans sa petite tête de paysan..

Alors un jour il se décida. Il abattit un ou deux galandages de la maison, ouvrant ainsi une grande pièce. Il fit les réparations au plancher et fabriqua une espèce de comptoir. Puis il acheta par correspondance, à Manufrance, des chaises et des tables, des assiettes, des verres et des couverts et un grand frigidaire. Un dimanche, il appela Fine, et ils accrochèrent une belle enseigne en bois vernie avec écrit à la pyrogravure : « Auberge du Planiol ». Et ils attendirent. Pas longtemps. Le jour même, plusieurs promeneurs s’arrêtèrent pour manger un bout. Jean-Marie faisait l’omelette avec les œufs de ses poules, servait le fromage blanc du lait de ses deux vaches ou de ses chèvres et des tartes aux fruits qu’il avait cueillis lui-même et dont la recette était le seul réel héritage de la Benoîte.

En quelque mois, toute la vallée parlait de « Chez Jean-Marie ». Et comme il était très simple, habillé avec ses habits de paysan et qu’il arborait un sourire béat, on disait aussi chez « le Bobiat ».

Dans cette région, le Bobiat c’est comme le ravi en Provence ou le Bredin en Charolais. Le dimanche, les habitants montaient au Planiol pour manger l’omelette et le fromage blanc, puis le gigot et un fameux gratin dauphinois. Un coup de rouge des monts du lyonnais ou du beaujolais et tout le monde était content. Bientôt il eut envie de faire un bout de terrasse avec de jolis parasols pour que les gens puissent profiter de la fraîcheur de l’ombre après les ballades. Il alla voir le père Giraud, maire du village pour lui demander. Et bien, cette « pourriture de maire de mes fesses » a rien voulu savoir : l’environnement allait pâtir de cette extension ou je ne sais quelle billevesées qui lui sont resté au travers de la gorge. Alors, Jean-Marie, il a continué avec sa salle de restaurant, son perron tout petit où il pouvait mettre deux ou trois chaises tout au plus et sa rancœur, bien ancrée au fond, là où ça fait mal quand on y repense encore des années après.

Parce que tout ça c’était il y a des années. L’auberge s’est endormie : les promeneurs remontent vite dans les voitures et retournent regarder la télé chez eux, à bouffer des machins qu’on sait pas ce qu’il y a dedans mais qui vaudront jamais, son omelette ou son fameux gratin dauphinois. Mais bon, voilà ; c’était une époque. Il a vu défiler chez lui toute la bourgeoisie de la vallée enrichie par le textile, les aciéries ou la mécanique et il a conservé des connaissances qui l’aident de temps en temps à débrouiller une feuille d’impôt ou un problème administratif.

Tiens, juste un exemple, le banquier, monsieur de Parcieu ; et bien il lui doit une fière chandelle. Une fois, un jour de semaine, il était monté au Planiol avec sa jolie maîtresse. Et ça se faisait des grâces, ça se faisait goûter les plats au-dessus de l’assiette, ça se tenait les mains et les yeux en souriant bêtement. Jean-Marie qui observait distraitement voit tout à coup déboucher du chemin en face de la route, une belle promeneuse, hâlée, blonde et jolie comme tout : madame de Parcieu qu’il connaissait pour l’avoir vu à la place de l’autre, la jeune, là dans la salle. Il fit ni une ni deux, il poussa les tourtereaux derrière le comptoir et accueillit madame avec amabilité en faisant durer un peu, histoire de les punir. Elle but son coca et repartit rechercher sa voiture garée de l’autre côté de la route et que personne n’avait remarquée auparavant. Quand ils se sont relevés les deux illégitimes étaient tout rouges, un peu honteux mais sauvés. Ils ont fini leur repas en vitesse et de Parcieu, en partant lança : « Jean-Marie vous pourrez me demander ce que vous voulez, je suis votre obligé ». C’était pas resté dans l’oreille d’un sourd. Deux ans plus tard, Jean-Marie a débarqué à la banque avec trois gros sacs « Adidas » remplis de billets roulés serrés par dix, qu’il posa devant un guichet. La pauvre fille fit appel à monsieur le directeur qui rendit la politesse à son sauveur, lui ouvrit un compte avec carnet, lui expliqua comment ça marchait et passa trois heures à dérouler les liasses. Et ben dites donc Jean-Marie vous avez plus d’un million de francs sur votre compte ! Pas plus fit Jean-Marie ? Un million nouveau fit le banquier. Jean-Marie fit le calcul dans sa tête et repartit sans piper mot mais avec un léger sourire. Il était tranquille jusqu’à la fin de ses jours.

Tranquille oui, mais sans ce foutu engin !

Il avait fini de se raser, bu son café avec une énorme tartine de confiture d’airelles faite par Fine et il réfléchissait. C’était qui cet avion bleu et blanc qui tournait au-dessus de sa ferme la nuit. Un jour il lui mettrait un coup de douze dans le train, ça allait pas manquer. Il rit tout seul : « dans le train d’un avion ». N’empêche que ça n’élucidait pas le mystère. En plus il ne savait pas trop si il devait accorder foi à une espèce de rumeur qui montait de la vallée, comme quoi « la pourriture de maire de ses fesses » avait un projet d’aménagement du « col du Planiol ». Rien qu’à cette idée, la rancœur revenait creuser dans le sillon de l’échec de la terrasse et il avait à nouveau mal. Fine lui disait bien que c’était de vieilles histoires, que de toute façon quand ils seraient morts, le Planiol deviendrait bien ce qu’il voudrait, mais il était pas d’accord. Il voulait être tranquille dans son coin, aller voir Fine sans traverser un parking avec des poteaux électriques et contempler la nuit se coucher sur le coteau sans entendre de la musique boum-boum tous les soirs. Et puis, Monsieur le Chat, qu’est-ce qu’il allait en penser lui de tout ce remue-ménage. Il soupçonna que l’avion c’était une manœuvre pour le faire partir et laisser le champ libre aux promoteurs véreux et maqués avec la pourriture de maire de ses fesses ! Qu’on se le dise !

Il voulait en avoir le cœur net. Un matin, il prit la vieille 403 et se rendit à Planèze, « à l’aréoport ». En fait « d’aréoport », Planèze était un petit aérodrome de campagne avec piste en herbe, hangar et manche à air. Quand il entra dans le bar, le silence se fit. De voir cet homme aux jambes arquées d’avoir couru trop jeune dans les terres labourées et à la tête coiffée d’un vieux béret noir, avait coupé les conversations. Jean-Marie ne se démonta pas pour autant. Il alla directement vers monsieur Mirmont, qu’il avait vu souvent à l’auberge. Celui-ci, le moment de surprise passé parut content.
- Jean-Marie, quelle bonne idée de venir jusque ici.

Monsieur Mirmont était toujours souriant et d’une courtoisie absolue, avec qui que ce soit. Il était président depuis bien longtemps de l’aéro-club et certains matins, alors qu’il était à la retraite de sa charge de directeur général de la plus grosse entreprise de tresse de la vallée, il aimait à tenir le bar du club.

Jean-Marie dit tout simplement qu’il voulait faire un tour d’avion. Pas un baptême de l’air, mais un vrai tour d’au moins une heure. Un Jodel était libre, Jean Lacheny le chef pilote aussi. Il sortit son carnet de chèque, écrivit en tirant un peu la langue cent vingt euros et suivit la silhouette nonchalante qui effectuait la « visite pré-vol » d’usage. Il regarda bien tout, enregistra bien les gestes, et commença à trouver finalement assez beau le petit avion qui allait l’emmener. Il s’assit sans rien dire à droite du pilote, boucla la ceinture, se laissa mettre le casque radio sur les oreilles et le béret. En bout de piste, avant de mettre les gaz, Jean Lacheny lui demanda si ça allait. Il fit oui d’un signe de tête, un peu troublé par la voix légèrement déformée par le casque et décolla, l’estomac vaguement noué malgré tout.

A Planèze, à peine on monte côté ouest qu’on passe au-dessus du cimetière ; c’est comme ça. Certains « baptisés » trouvent que c’est de mauvaise augure, mais pas lui. C’est le « semitière » de Saint-Ennemond dit tout étonné Jean-Marie. Lacheny opina et engagea un virage pour se diriger au-dessus du massif. Il demanda à son passager où il voulait aller, ce qu’il avait envie de voir depuis le ciel. Bien sûr il voulait voir sa maison, son Planiol. En quelques minutes, le petit Jodel passait au-dessus de la vieille ferme. Jean-Marie s’amusa beaucoup à voir les moutons, remarqua que quelques tuiles avaient bougé lors du grand vent de la semaine précédente, eut la surprise de trouver Fine sur le pas de sa porte qui lui faisait des signes, vu qu’il l’avait prévenue de son idée, redemanda un tour, puis encore un autre. Puis lorsqu’il fut repu de la vision aérienne de son coin de vie, demanda d’aller plus loin vers le Crêt de la Perdrix, puis la vallée du Rhône. Il était heureux le Jean-Marie, comme un gosse un matin de Noël qui découvre le vélo rouge de ses rêves. Voyant que son passager était heureux, le pilote lui proposa même de tenir le manche un moment pour rentrer sur la ville, puis reprit les commandes à l’atterrissage.

Jean-Marie lui serra la main longtemps et lui demanda simplement s’il pouvait revenir de temps en temps. C’était possible, quand il voulait. Alors il lui dit juste merci, gravement et tourna les talons pour reprendre sa vieille 403 et retrouver Fine impatiente et Monsieur Le Chat.
- C’était bien, très bien ; je vais y retourner. Ils m’ont dit que je pouvais tant que je voulais
- Tant que tu paieras, Bobiat répliqua Fine avec une tendresse un rien perfide.

Jean-Marie n’ajouta rien. Il prit dans ses bras Monsieur Le Chat qui ronronna instantanément et s’installa sur l’escalier du perron pour regarder la vallée. Fine n’insista pas et rentra chez elle en marmonnant : « quand tu seras redescendu, tu me reparleras. »

Il se rendit à Planèze toutes les semaines et faisait à chaque fois que le temps le permettait une bonne heure d’avion. On avait pris l’habitude de voir le vieil homme en habit noir et en béret, et plus personne ne lui prêtait attention. Jean Lacheny le faisait voler sur un avion un peu plus confortable que le petit Jodel du début, un avion avec quatre vraies places. Il l’appelait Echo-golf, du nom des dernières lettres de son immatriculation. Quand il redescendait, il avait toujours une petite tape amicale sur son fuselage, comme sur la croupe de son vieux cheval à la fin d’une dure journée de travail aux champs. Et puis il écoutait toutes les conversations avec l’air de pas s’en occuper, comme ça, posait quelques questions de temps à autre. Bien vite il reconnut l’appareil qui venait le réveiller certains matins, apprit qu’il appartenait au fils de Monsieur Giraud (la pourriture de la pourriture de maire, alors) et que ce jeune homme se croyait tout permis, n’était pas très apprécié des membres du club car « bien suffisant, bien pédant et pas bien poli avec personne ». Il avait même essayé de lui parler une fois, et s’était fait rire au nez et traiter de paysan arriéré. Jean-Marie, il était pas méchant pour deux sous, mais rancunier comme pas. Il avait raconté tout ça à Fine. Elle continuait de lui dire que ça n’avait finalement beaucoup d’importance, qu’il ferait mieux de s’occuper de remettre les tuiles sur le toit à cause des fuites probables et qu’il n’avait qu’à mettre des boules Quiès pour dormir, plutôt que d’imaginer je ne sais quel complot organisé contre leur tranquillité et le Planiol.

Il nourrit un peu d’amertume que la seule personne qui comptait pour lui, avec Monsieur le Chat, ne fut pas de son avis. Il ne savait pas encore trop comment faire pour se débarrasser du foutu engin. Ou plutôt, il avait bien une idée, mais il ne voulait pas non plus être cause d’une catastrophe et de la mort d’un homme ; fut-il le fils de la pourriture de maire de ses fesses.

Un matin il descendit à la banque, rencontra monsieur de Parcieu, remplit un ou deux papiers et revint au Planiol avec le sourire. Il avait réglé l’essentiel et avait désormais l’esprit libre pour mettre son plan à exécution.

C’était un jeudi d’été. Le soleil avait arrosé le versant sud du massif d’une chaleur formidable. En rentra de la banque, il resta un moment dans la cuisine à fourrager dans ses papiers puis alla chercher Fine. Elle était bien surprise qu’il lui proposât une ballade, mais heureuse de le retrouver décontracté et avec son bon sourire un peu niais. Ils parlèrent du beau temps, respirèrent à pleins poumons les parfums qu’exhalait cette végétation presque méditerranéenne caractéristique de ce coin du Pilat. Ils évoquèrent leurs souvenirs de jeunesse, leurs parents et la vie simple d’avant la télé, le jour de l’ouverture de l’auberge et sa mise en sommeil progressive. Puis lorsqu’ils furent rentrés, Jean-Marie lui dit : je monte à Planèze et il l’embrassa sur les deux joues. Elle resta interdite et le regarda prendre la 403 et descendre la route vers la vallée. Elle demeura un moment sans bouger, haussa les épaules puis rentra chez elle de son pas tranquille.

Jean-Marie avait garé la voiture assez loin de la piste et s’approcha des installations par derrière. Il se laissa enfermer dans le hangar, contre l’armoire métallique où étaient rangés les outils et attendit tranquillement que le dernier ferme le bar, vérifie si tout était en ordre et parte définitivement. Quand le silence fut établi depuis un certain temps, il se décida à sortir de sa cachette. Il était impressionné par le calme de l’endroit. Les avions semblaient dormir avec leurs protections grises en bout d’aile et une étrange lumière due aux rayons du couchant qui embrasaient l’ouest baignait le hangar d’une atmosphère mordorée.

Jean-Marie attendit une partie de la nuit, puis sortit de sa cachette. Il contempla un moment l’avion qu’il avait maintenant l’habitude de prendre, passa ses mains rêches sur l’hélice, puis alla chercher une scie à métaux. Il se glissa alors sous l’aile de l’appareil du fils de la pourriture de maire et commença à attaquer l’axe d’une des roues du train d’atterrissage.

- Qu’est-ce que tu fais Jean-Marie
- Hein, qui est là. Il s’était redressé brutalement en se cognant rudement sous l’aile de l’avion
- Qui est là répéta-t-il d’une voix mal assurée, frottant sa tête endolorie avec son béret.
- C’est moi, ne t’inquiète pas
- Qui moi, je vois personne. Il était sorti de sous l’avion et regardait de partout, complètement effaré.
- Je ne vois rien, personne. Qui c’est qui cause, nom de nom !
- Enfin, Jean-Marie, c’est moi, tu vois bien

Jean-Marie resta interdit : devant lui, les volets de son avion bougeaient doucement ainsi que la dérive.
- Y quelqu’un là-dedans nom de nom ?
- Mais non rassures-toi, il n’y a personne. C’est moi, juste moi, l’avion

Jean-Marie pensa « ça y est, la Fine avait raison, à force d’être toujours dans les airs, j’ai tourné casaque ; ça m’a porté sur le système ».
- T’inquiètes pas, tu n’es pas fou.
- Tu parles ?
- Je vole bien, alors pourquoi je parlerai pas ? Tu allais faire une grosse bêtise. Mon ami Jodel n’a pas mérité ça, tu crois pas non ?
- C’est pas le Jodel, mais c’est à cause du fils de la pourriture de maire de mes fesses. Ils veulent me prendre ma maison et détruire mon Planiol.

L’avion coupa court :
- T’as déjà vu la mer, Jean-Marie ?
- Ben euh, non. Jamais, avoua-t-il tristement
- Et si on y allait, la voir, là maintenant.
- Mais je sais pas piloter et tu peux pas voler tout seul.
- Qu’est-ce que tu crois ; ce ne sont pas les hommes qui volent, ce sont bien les avions finalement, non ?
- C’est vrai ça, dit Jean-Marie comme illuminé par la révélation. C’est les avions qui volent, t’as raison l’avion.
- Alors, on y va
- Mais et mon Planiol, et Fine et Monsieur le Chat
- Bah, tu sais bien que tu as tout arrangé pour Fine, à la banque ce matin. Et puis Monsieur le Chat il s’entend bien avec elle.
- C’est vrai qu’elle l’aime bien
- Allez, assez parlé, ouvre la porte du hangar elle m’a promis de ne pas grincer ce soir. Ils ont fait mon plein en fin de journée, on pourrait presque aller jusqu’en Algérie.

Jean-Marie poussa la lourde porte qui glissa sans un bruit, puis tira Echo-golf par la béquille jusqu’au milieu du parking. Il ouvrit la verrière et s’assit à sa place, à droite
- Oh non, assieds-toi à gauche à la place du pilote, pour une fois

Il obéit puisque l’avion l’avait dit. Il ne comprenait pas bien ce qui se passait, mais se laissait porter par les événements.

Echo-golf, se mis en route tout seul, effectua une brève check-list, et roula tranquillement en bout de piste.
- On y va, Jean-Marie ?
- On y va.

La manette des gaz s’enfonça et ils décollèrent très normalement. Echo-golf pris d’abord un cap est pour repasser sur la ferme du Planiol. Jean-Marie regarda de tous ses yeux le hameau assoupi, puis l’appareil pris un cap sud, sauta par-dessus du Pilat et s’engagea dans la vallée du Rhône. Jean-Marie admirait le fleuve en dessous, puis regarda le soleil se lever derrière les Alpes somptueuses. Après à peine cinquante minutes de vol, Echo-golf lui souffla
- Regarde devant Jean-Marie
- La mer, murmura-t-il, la mer. Comme c’est beau.

L’avion descendit pour qu’ils profitent de la vue, puis, toujours au cap sud, remonta vers les nuages.
Jean-Marie s’était endormi quand l’appareil sembla aspiré, plus haut, toujours plus haut …

Epilogue

La disparition nocturne et quasiment silencieuse de l’avion fit grand bruit au club. Malgré les enquêtes et contre enquêtes, on ne put jamais comprendre ce qui avait pu se passer. La disparition de Jean-Marie défraya également la chronique. On retrouva sa vieille 403 non loin du club mais personne ne fit la relation entre les deux affaires.

Personne excepté Fine qui avait tout compris depuis longtemps. Ne le voyant pas revenir, elle était allée voir un peu dans sa cuisine et avait trouvé une enveloppe à son nom. Dedans, une procuration sur son compte en banque et un petit mot, bien plié à son attention qu’elle fourra dans la poche de sa blouse. Puis elle regagna sa maison où l’attendait Monsieur le Chat qui avait des yeux plus verts que jamais, s’affaira mécaniquement à son ménage et comme elle n’avait plus vingt ans, elle oublia la lettre et alla se coucher tout simplement.

Le maire ne put mener à bout son projet au Planiol, car il lui fallait acheter les terres de Jean-Marie et celui-ci étant introuvable il n’avait pas d’interlocuteur pour la transaction. Le petit hameau garda son calme et continua d’accueillir les promeneurs, comme avant.

Un jour Fine retrouva le papier bien plié dans la poche de sa blouse. Elle l’ouvrit et lu. D’une écriture appliquée d’écolier, Jean-Marie avait simplement tracé : « je t’aime pour toujours ». Elle garda la lettre sur elle jusqu’à la fin de sa vie.

De temps en temps, à la tombée du jour, un petit avion très blanc passe sans bruit au-dessus du Planiol. Fine sort et distingue toujours à l’intérieur un homme au visage éclairé d’un sourire un peu niais, avec un béret noir enfoncé jusqu’aux oreilles.

Alors elle reprend le petit mot tout chiffonné, le relit et le remet bien au chaud contre son cœur.





jeudi 4 août 2016

La tour d'angle



LA TOUR D’ANGLE


PARTIE 1
L’Intersection des axes.
Un cache cœur. Elle portait un cache cœur bleu sur une robe claire. Je signais mollement un livre de reproductions de mes dernières photos. Ouvrage scandaleusement cher d’ailleurs. M’accommodant assez bien d’un sentiment mêlé de fierté et de honte vague j’écrivais les formules toutes faites qui accompagnent les dédicaces. Je griffonnais en pensant à autre chose, tout en accordant une attention souriante et assez commerciale aux quelques inconditionnels qui se pressaient devant la table installée au fond du local où s’exposaient les originaux. Parfois, on me donnait même du « maître ». Je m’imaginais un instant notaire ou avocat derrière un bureau d’ébène, puis balayais bien vite cette vision d’épouvante pour réintégrer mon costume négligé chic, d’artiste plutôt coté. 
La séance de signatures s’achevait comme se vidait la galerie. Je serai bientôt débarrassé de ce pensum. Rencontrer « son public » est indispensable et peut devenir agréable pour peu qu’on y mette un peu du sien, comme le soulignait mon agent souvent irrité par mon manque d’entrain à répondre à ce genre de sollicitation. Peut-être avait-il finalement raison. 
Qui pouvait encore porter ainsi un cache cœur noué sur le devant ? Une silhouette longiligne. De grandes lunettes qui mangeaient une partie du visage encadré par un carré châtain. Elle n’avait pas acheté le livre, mais regardait les photos avec intérêt. Elle semblait chercher quelque chose. Elle scrutait chaque cliché. Son regard de myope lui donnait une raison supplémentaire pour coller le nez au cadre avec un air mutin et sérieux à la fois. Elle portait en bandoulière un grand sac en toile écrue. Je m’approchais : 
- Ces lunettes emprisonnent tristement l’eau claire de vos yeux. Vous devriez essayer les lentilles
- J’ai trop peur d’y rencontrer des pierres oubliées et de m’y casser les dents, cher monsieur l’artiste. Un « monsieur l’artiste » où pointait une ironie irrespectueuse qui aiguisa plus encore ma curiosité.
- Ce serait bien dommage. Votre sourire y perdrait son éclat et le monde sa lumière, chère mademoiselle la visiteuse du soir. - Méfiez-vous des visiteurs du soir, ils sont souvent plus sulfureux qu’il n’y paraît. - Et se plaisent à jouer avec le feu, dit-on … mademoiselle ?
- Isoline. Elle le dit avec un froncement du nez. - Un prénom comme un hennin de soie.
- Même en soie, les hennins étaient pointus. Ne l’oubliez pas, François … C’est bien ça ?
- Mon nom de scène, fis-je dans un sourire. Mon vrai prénom, vous allez rire, est Hugues-Thibault
- Comme une cotte de maille sous un mantel azur. Mais cessons-là cette joute vaine et venez avec moi.  La galerie était maintenant vide. Il ne restait qu’elle et moi. Elle me prit par la main et m'entraîna devant une de mes photos. La plus grande et la mieux éclairée. Je me sentais un petit garçon mené au tableau noir par une institutrice dont il perçoit confusément ce qu’il ne peut encore nommer le pouvoir érotique. Mon sentiment était nettement moins confus. 
- Comment avez-vous fait ça ? Elle montra d’un geste large le cadre et me lança un regard interrogateur et sévère.
- Avec un Leica et priorité à l’ouverture en l’occurrence.
- Ne vous moquez pas de moi, monsieur l’artiste. Ce cliché est impossible.
Je veux dire « irréalisable ». 
Elle continua.
- D’ailleurs il suffit de le considérer plus attentivement pour deviner la supercherie. On aperçoit alors le grain léger de la toile. Car c’est bien d’une toile qu’il s’agit. Vous avez photographié un tableau, monsieur Hugues-Thibault. Fort bien, avec un talent indéniable, mais c’est la photo d’une peinture et non d’un site quelque part en Quercy ou en haute Provence.
- Mademoiselle Isoline, vous avez le regard aussi aiguisé que l’esprit. Je confesse en effet que cette photo est bien celle d’un tableau. J’en tire presque plus de fierté que si je l’avais prise au naturel, car le travail fait sur la matière est particulièrement réussi il me semble. Il fallait un œil d’expert pour le découvrir. Mais est-ce donc si grave ? 
J’étais malgré tout un peu mortifié que la demoiselle si charmante fut-elle, ait découvert la chose, mais encore plus surpris que personne ne m’en eut fait la remarque auparavant.
- Et d’abord, pourquoi dites-vous que le cliché est « irréalisable » ? - Mais parce que ce lieu est détruit depuis plus de trois siècles, monsieur l’artiste. 
Donc le tableau que j’avais photographié était aussi ancien que je l’avais subodoré lorsque je l’avais dégoté dans la brocante de Feyssines. Ce constat me flatta. J’avais dû faire une bonne affaire. 
Tout en parlant, j’éteignais les lumières de la galerie, puis enfilais une veste. Nous allions partir ensemble comme si cela allait de soi. Elle me regarda fermer la porte donnant sur la rue puis m’emboîta le pas. 
- Allons chez vous. Je voudrais voir le tableau original … s’il vous plait. Vous l’avez toujours en votre possession, j’espère, rajouta-t-elle brusquement.
- Bien entendu et depuis que j’ai appris qu’il avait au moins trois cents ans je l’envisage bien différemment 
Ma voiture était garée dans une rue adjacente. Je lui ouvrais la portière et elle s’assit tout naturellement sur le siège passager. Je m’installais et démarrais en direction de la Croix Rousse. J’avais là mon appartement et mon studio, dans un ancien atelier de canuts, avec une façade entière donnant sur le Rhône. La vue était superbe et la lumière parfaite. 
Durant le trajet, Isoline se taisait. Elle avait ouvert un gros livre sorti de son sac et prenait quelques notes d’une écriture ronde et ample. Je jetais de temps à autre un coup d’œil. L’ouvrage paraissait très ancien, rempli de gravures et de plans.
- Voilà, nous arrivons. Par bonheur une place était disponible presque devant la porte. J’y garais la voiture puis guidais la jeune fille au cache-cœur bleu. Je pensais « une aussi belle place et une aussi belle visiteuse, c’est mon jour de chance » et m’effaçais pour la laisser entrer. Elle était plus nerveuse que dans la galerie. Elle eut un regard circulaire sur l’espace que j’occupais, puis sans transition demanda :
- Où est le tableau ? 
Je la devançais dans l’escalier qui montait au studio proprement dit. L’œuvre était là sur un grand chevalet. Elle s’arrêta figée, les yeux fixés sur le tableau.
- Mon Dieu. Quelle merveille. Regardez le travail de l’artiste. On dirait une peinture hyper réaliste du vingtième siècle. Voilà pourquoi votre photographie est tellement extraordinaire. Puis elle fouilla dans son sac et reprit le livre. 
- Je vous dois des explications. Et tout d’abord, un peu d’histoire : 
Ce tableau représente une petite partie des jardins d’un immense domaine. Nous sommes au seizième siècle, quelque part en Languedoc. La croisade contre les albigeois pourtant déjà ancienne est encore dans les mémoires. L’imposante bâtisse appartient alors à un mien lointain ancêtre, le seigneur Amaury de Termes descendant direct d’Olivier, valeureux chevalier ami des rois et du pape Clément, et mort en Terre Sainte. 
Amaury est marié à la très belle Brunissendre. De leur union naîtra tout d’abord Gersindre de Termes, qui sera abbesse de Fontfroide. Puis Guillaume qui, passionné de chevaux deviendra un des pourvoyeurs des armées et des chasses royales. Il fonde en Normandie une lignée d’éleveurs. J'en suis le dernier maillon.  
Malheureusement deux ans plus tard, Brunissendre meurt en couches de leur deuxième fille. Amaury sombre dans le désespoir. Il confie l’enfant à des gouvernantes et s’enfonce doucement dans un véritable délire paranoïaque. Persuadé que la couronne de France veut s’emparer de ses domaines, il ne cesse de renforcer les défenses, de rajouter des enceintes, d’entasser armes et poudres. 
Peu à peu, le château devient une forteresse imprenable. Amaury s’est adjoint le concours d’un homme étrange. Exceptionnel humaniste, à la fois architecte, latiniste, philosophe, dessinateur et peintre. Il se nomme Giacomo Prelatori mais se fait appeler messire Toncrate, contraction de Platon et Socrate, ses deux maîtres à penser. C’est lui qui a écrit le livre original dont j'ai une reproduction dans mon sac. C’est lui qui a peint le tableau que vous avez acquis aux puces. Il signe toujours de la même manière : deux lettres de son surnom discrètement apposées aux quatre coins du tableau : TO, NC, RA, TE. 
Toncrate est venu au château avec son fils, le jeune Giuliano à qui il apprend grec et latin ainsi que l’histoire naturelle. Giuliano est fou amoureux de la fille d’Amaury. Ils ont sensiblement le même âge. Il se passionne aussi pour cette science particulière qu’est l’alchimie.
Avec l’accord du maître, son père lui a confié une petite tour faisant partie de l’enceinte des jardins potagers du château. La jeune fille tombe également amoureuse, mais vit pratiquement en recluse. Ses gouvernantes et préceptrices lui interdisent toute sorties solitaires. Alors les deux amoureux échangent des billets enflammés par l’intermédiaire d’une servante bienveillante. 
Giuliano passe ses journées dans la petite tour. Il a fabriqué un athanor et pratique des expériences de plus en plus poussées. Avec l’aide de son père, il pense toucher bientôt au but et réaliser le grand œuvre. 
Prelatori qui a dessiné tous les plans des fortifications nouvelles, a également surveillé leurs constructions. Il a créé un réseau de galeries souterraines sous l’ensemble des remparts. Dans celles-ci sont stockés poudres, mèches, huiles, poix, ustensiles divers. En cas d’attaque on pourra aussi les gorger de vivres de toute sorte. La communauté soutiendrait alors un siège suffisamment longtemps pour décourager n’importe quel assaillant. Ces galeries sont éclairées et aérées par des puits creusés à espace régulier. L’un d’eux se situe sous la petite tour laboratoire.
- Mais comment savez-vous tout çà, mademoiselle ?
- Tout est relaté dans le livre. En revanche ce qui va suivre est aussi le résultat de mes propres recherches. Vous auriez un verre d’eau s’il vous plait ? 
Elle se désaltéra et continua son étonnant récit  :
- Pour aboutir enfin, Giuliano a besoin d’une énergie considérable. Il sait qu’il pourra la trouver au fond du puits débouchant dans les galeries des remparts. Patiemment il entasse poix et poudres et se prépare à l’ultime expérience. Il sait aussi qu’il risque sa vie. Alors, il demande une dernière fois à son amoureuse de le rejoindre dans la tour à la nuit tombée.  Si elle vient, il renonce et s’enfuit avec elle. Si elle ne vient pas, il tente vaille que vaille la transmutation du plomb en or. 
Hélas, la prisonnière surveillée étroitement ne peux se rendre au rendez-vous. Giuliano attend, attend encore puis, désespéré allume son four, accumule divers combustibles et lance l’opération. La déflagration sera entendue à vingt lieues à la ronde. La tour est anéantie, mais ce qu'il n’avait pas imaginé, c’est que le souffle puissant allait se propager dans les galeries et embraser l’ensemble des remparts. 
La jeune châtelaine voyant le désastre échappera à ses gardiennes pour se jeter dans les douves.    Voilà pourquoi votre photo ne pouvait être réalité. 
Isoline se taisait. Debout devant le tableau, elle avait ouvert le livre à une page particulière et recopiait avec application sur un carnet quelques mots. Je ne savais que dire devant son assurance tranquille et sa détermination.  
Elle reprit :
- je ne vous pas encore tout dit :
Toncrate, savant parmi les savants était aussi un maître des sciences occultes. Et bon nombre de ses tableaux cèlent un secret d’ordre magique. Observez bien celui-ci. A ces quatre coins vous aviez déjà repéré les lettres de son nom, groupées par deux mais avec une orientation particulière. Si on relie les axes formés par les jambages du T et du R d’une part et ceux du N et du E d’autre part, leur intersection correspond très précisément à la porte de la tour. D’accord ? 
- Oui, c’est tout à fait cela. Et …
- Maintenant je vais vous demander de vous écarter et de me laisser agir, sans jamais vous interposer. Jurez-le-moi, s’il vous plait. Allez, jurez …
- Bien, bien : je le jure.
- Alors voilà. Nous allons voir si la magie de Prelatori a traversé les siècles. Je vais tenter de rejoindre Julien avant qu’il ne mette son projet a exécution afin d’empêcher la mort des deux jeunes gens et la destruction de la forteresse. Au pire rien ne se passe et je vous aurais ennuyé pour rien. Au mieux ...
- Vous êtes folle, complètement folle …
- Vous avez juré, Hugues. Son ton s’était fait péremptoire et implorant. - Je ne vous laisserai prendre aucun risque.
- Une chose que je ne vous ai pas encore dite et vous comprendrez : la dernière fille d’Amaury, s’appelait Isoline … Ecartez-vous.  
Vaincu, j’obéissais. 
Isoline s’approcha du tableau. Elle posa le bout de son index droit sur la porte de la tour. Sur le carnet elle avait noté les mots qu’elle prononçait maintenant d’une voix forte. Il y eut comme un éclair qui m’aveugla. Je tombais à genou. Quand je reprenais mes esprits, elle avait disparu. Je me jetais sur le tableau et il me sembla voir la porte de la tour se refermer. A mes pieds brillait une paire de lunettes un peu trop grande. 
Je gardais secret ces évènements tant par superstition que par crainte de passer pour un illuminé. Néanmoins, je prenais la route vers le sud. Je retrouvais au fond d’une vallée des Corbières les vestiges du château d’Amaury de Termes. La petite tour à l’angle du potager, les deux murets perpendiculaires étaient là, superbes dans leur écrin de nature. Je poussais la porte. Dans la pièce vide, je découvrais, jeté sur les dalles de pierre un cache cœur bleu. Je crois que je tremblais d’émotion.

***
 PARTIE 2
La lumière
Six mois plus tard 
C’était une campagne de vallons humides flanqués de forêts sombres. Des routes comme des chemins creux, bordées de haies et d’arbres décharnés par l’hiver. Une pluie fine et sporadique me condamnait malgré tout aux essuie glaces. Ils grinçaient régulièrement sur le pare-brise, attristant le voyage. Dans le cœur hivernal de la Bourgogne des confins du beaujolais, si riante aux printemps triomphant, je tentais de suivre les indications de mon GPS, parfois contradictoires avec celles données au téléphone ce matin même : 
- Monsieur François Augagneur ?
- Lui-même.
- Elle s’est éclairée ce matin.
- Quoi ? Qui êtes-vous ?
- Quoi : votre photo. Qui : Madame Pitterson. J’ai acquis votre photo dite « de la tour d’angle » lors de votre dernière exposition.
- Ah oui, je me souviens bien sur … et …
- Et votre photo s’est éclairée ce matin.
- Je ne comprends pas très bien …
- Ah ! C’est étonnant. Bon ; toujours est-il que ce matin, une lumière s’est allumée dans la tour. Une lumière tremblante comme celle d’une bougie, vous voyez ?
- Heu oui mais … non … à moins que … oh, nom de Dieu … Pardonnez-moi et attendez un instant je vous en prie. 
Je montais au studio fébrilement pour retourner le tableau original rangé face contre le mur. Là aussi, une petite flamme luisait dans la tour. Une flamme visible par l’archère et que l’on croyait voir se déplacer. Je reprenais le téléphone, la voix étranglée :
- Madame Pitterson ? Où êtes-vous ? J’arrive
- Surtout, prenez le tableau. Après avoir noté la route à suivre, j'emportais également mon appareil photo, par habitude sans doute, et filait vers le nord de Lyon. 
Bien sûr que je me souvenais de la photo. Surtout des évènements qu’elle avait déclenchés : la rencontre avec Isoline, ses surprenantes révélations et enfin son incroyable disparition, aspirée par le tableau lui-même. J’avais conservé celui-ci, mais j’avais été tellement impressionné par cette aventure que je l’avais retourné contre la paroi du studio. Depuis, je ne cessais de penser à cette histoire folle, et aux yeux verts de ma belle visiteuse du soir. Je ne comprenais pas pourquoi personne ne s'était manifesté, n'avait lancé d'avis de recherche, n'avais tenté de me joindre pour savoir où était passé la jeune fille. 
Plusieurs fois tenté de recourir à des mages, des magnétiseurs, des médiums pour aller plus loin, j’avais toujours renoncé. Ma crainte viscérale du surnaturel et de l’au-delà avait toujours eu raison de mes velléités spirites. Et voilà que je replongeais dans l’irrationnel avec une délectation et un empressement qui m’étonnaient. Je découvrais finalement la maison, plutôt gentilhommière, cachée dans l’ourlet d’une combe herbue. J’avançais entre des peupliers respectueux de leur alignement centenaire, pour déboucher devant une grande façade appuyée sur un escalier à double volée de marches. Sur le perron une femme enveloppée dans un châle mauve m’attendait. 
- Vous avez mis du temps, Hugues. Il n’y avait pas de reproche dans cette remarque, mais un simple constat.
- Du temps il est vrai, mais du fait du temps, madame … mais vous savez mon vrai prénom ?
- Entrons, il ne fait vraiment pas chaud. 
Je sortais avec soin de la voiture la toile originale de Prelatori et suivis mon hôtesse jusqu’à un grand salon où somnolait une piano demi-queue à côté d’un chevalet en bois noir. Nos pas résonnaient sur le vieux carrelage aux motifs rouges et gris. Autour d’une table basse quelques fauteuils et une méridienne louis XVI. Des tableaux d’inspiration bucolique un peu partout et de lourds rideaux complétaient le décor.
- Nous resterons dans le petit salon de musique si vous n’y voyez pas d’inconvénient. 
Madame Pitterson possédait l’élégance intemporelle et inaccessible des souveraines aperçues dans les livres d’histoire. Elle posa le tableau sur le chevalet, s’absenta un court instant pour revenir avec la photo qu’elle installa sur une chaise proche. Je regardais la carnation pâle de sa peau, les attaches fines de ses poignets et de ses chevilles, sa démarche aérienne. - Vous voyez : là aussi, elle est éclairée ! 
J’observais, fasciné le phénomène : la flamme vacillait un peu puis se déplaçait comme mue par une main invisible.
- Je suggère que nous les attendions ici. J’ai fait préparer quelques douceurs, mon péché mignon, et on va nous apporter du thé et du café.
- Que nous attendions, qui ?
- Vous ne savez donc que bien peu de choses, cher Hugues … bien peu. Je propose également que nous faisions un bon feu. 
Elle sonna. Un homme se présenta aussitôt à la porte du salon.
- Madame la comtesse ?
- Ah, Mayeul : pouvez-vous faire du feu, je vous prie ?
- Bien entendu madame la comtesse. Madame Pitterson dut lire dans mes pensées : - Mayeul descend d’une branche cadette de la famille de Mayeul un des premiers abbés de Cluny. Depuis le neuvième siècle, il y a chez eux un Mayeul dans chaque génération. Il perpétue la tradition en quelque sorte. Quant à moi je suis mariée à un américain et de moins en moins comtesse. D'ailleurs appelez-moi Clémence. Elle sourit, se leva et se dirigea vers le piano.
- Que pensez-vous de Brahms ? Puis, sans attendre ma réponse, elle se mit à jouer une sonate. 
Je ne savais quelle attitude adopter. J’étais assis, une tasse de thé fumant à la main, dégustant des petits choux à la crème en écoutant du Brahms joué par une femme quasi inconnue mais à la mystérieuse beauté, en attendant quelque chose que j’ignorais. Je ne pouvais détacher mon regard de la peinture de la tour dans laquelle tremblait sans cesse une flamme qui ne pouvait pas exister. Mayeul était revenu avec le nécessaire. Bientôt le feu prenait vie dans la cheminé. Tout se revêtait tour à tour d’ombres et de lumières, ballerines fantasques accompagnant les envolées romantiques du piano de Clémence. 
Un bruit sourd fit vibrer mon fauteuil. Un souffle tiède étouffa brutalement le feu. Clémence se leva d’un bond et vint près de moi.
- Venez face au tableau. Tenez-moi la main et surtout ne bougeons plus. Sa voix était autoritaire, mais calme et sereine. Avec la mort du feu, nous étions plongés dans la pénombre. Seule la flamme visible par l'archère de la tour nous éclairait faiblement. 
J’obéis et saisis ses longs doigts d’artiste.
- Que va-t-il se passer, maintenant ?
- Taisez-vous. Regardez, ça commence. En effet, la lueur paraissait s’intensifier. Puis elle devint insoutenable et brûlante. Il y eut un violent éclair et l’obscurité totale. 
Lorsque je repris mes esprits, j’étais allongé sur la méridienne. A mes côtés, Clémence attendait que je retrouve tout mon équilibre.
- Vous allez bien ? Il y avait du sourire dans la voix. 
Peu à peu je me rendis compte que la lumière était revenue. Celle du feu, qui à nouveau réchauffait la pièce. Puis je sentis d’autres présences.
- Retournez-vous doucement Hugues, fit une voix derrière moi. 
Je reconnaissais cette voix. Je me levais brutalement. C’était impossible, et pourtant c’était. Devant moi, Isoline était là, rieuse, irréelle et charnelle à la fois. Je manquais de sombrer à nouveau dans l’inconscience. Un mouvement intervint au fond de la pièce. Un jeune homme apparut dans l’encadrement de la porte. Pourpoint et hauts de chausse noirs soulignaient la jeunesse de ses traits. Il avança vers moi, s’inclina et se présenta avec un léger accent italien :
- Giuliano Prelatori, messire Hugues Thibault, pour vous servir. 
Vous m’avez sauvé la vie, messire et je vous en serai éternellement reconnaissant. Votre découverte du tableau de mon père était essentielle. Il se retourna vers la jeune fille.
- La subtilité, la ténacité et le courage d’Isoline ont fait le reste. Mais sans vous et votre talent, rien ne serait arrivé et nous serions tous deux morts dans cette tour, victimes de ma témérité inconsciente et de cette époque impitoyable. Enfin, sans le génie de mon père et sa science de la magie, tout cela restait impossible.
- Si je comprends bien, tout était écrit.
- En quelque sorte. C’était Isoline qui prenait la parole.
- Dans le livre de Prelatori, gardé dans la famille de siècle en siècle, les faits sont relatés exactement comme ils sont arrivés. Il précisait le sortilège qu’il avait lui-même mis dans son tableau, créant un passage spatio-temporel relié à la tour d’angle. Les formules magiques fonctionnaient dans la mesure où celle qui les prononçait était issue de la lignée d’Amaury de Termes. Il fallait également que jours et heures correspondent. C’est pourquoi je me suis permis d’être aussi insistante et sans doute un peu impolie avec vous. Une fois dans la tour avec Giuliano et avant de nous enfuir de la prison qu’était devenue la forteresse, il nous fallait retrouver un message laissé par Prelatori. Le texte du message devait être lu. C’était la condition sin equa non de notre retour dans le temps présent. En effet, si nous étions restés vivants au seizième siècle, nous aurions modifié le passé donc risqué de bouleverser le présent avec des conséquences inimaginables. 
- Mais dans ce cas, fis-je abasourdi par ce que j’entendais, je ne comprends pas comment j’ai pu retrouver la tour intacte avec votre cache cœur puisque, si je vous suis bien, celle-ci devait être détruite pour être conforme au présent.
- Très juste répondit Isoline. La vérité est que vous avez cru aller là-bas. Ce n’était qu’un rêve provoqué par le pouvoir du parfum que je portais avec moi ce soir-là et que j’ai laissé dans votre appartement. Vous avez été tellement frappé par ma disparition dans le tableau, elle, bien réelle, que l’auto suggestion et l’alchimie de Giacomo ont suffi pour vous convaincre que vous aviez accompli le voyage. Il fallait aussi cela pour que ce matin, l’appel de ma mère vous motive suffisamment pour faire le voyage jusqu’ici.
- Votre mère ?
- Bien sûr. Hugues, je vous présente Brunissendre de Termes, descendante d’Amaury.
- Et votre père ?
- Il était américain et est mort dans un attentat, aux portes de Jérusalem. 
- Mais pourquoi aviez-vous besoin de moi pour revenir. - Il fallait, pour que la prophétie de Giacomo Prelatori s'accomplisse, que celui qui avait assisté et aidé Isoline à retourner dans le tableau soit présent à son retour. Une façon sans doute de ne pas rompre le fil si ténu du temps.
- Et le tableau. Comment est-il réapparu ; pourquoi à Lyon ; pourquoi chez moi ?
- Que de questions, que de questions ! Elle souriait 
- Après l'incendie du château, Prelatori quitta la région pour venir à Lyon. Il rejoignit une communauté de savants et de docteurs avec lesquels il consolida ses connaissances en alchimie et également en astronomie. Il avait observé alors, qu'au moment de la destruction de la forteresse et de la disparition de son fils, la conjonction des planètes était très particulière. Il avait acquis la certitude que celle-ci ne se reproduirait que quatre siècles plus tard. Et c'est cette conviction qui lui a fait échafauder son projet fou et qui l'a poussé à peindre le tableau pour tenter l'impossible. Il était persuadé qu'il pourrait ainsi sauver et son fils et Isoline. Une façon peut-être de se pardonner lui-même de l'avoir entraîné à ces périlleuses expériences. 
Brunissendre reprit alors :
- Nous avions compris que c'était à nous de réaliser le vœu de Toncrate. La naissance d'Isoline était écrite dans le livre. Le moment était aussi assez bien déterminé. Il nous fallait être vigilant. Nous avions la certitude que le tableau ressortirait à un moment ou un autre. Depuis plus d'un an, nous courrions les expositions, les galeries, les musées. C'est ainsi que nous avons vu votre photographie.
Le tableau est réapparu parce qu'il fallait qu'il réapparaisse Que ce soit à Lyon est finalement assez logique. En revanche que ce soit précisément vous, Hugues, qui en soyez le propriétaire est le fruit du hasard. 
Incroyable. Je dus m’asseoir à nouveau. Dire que j’avais été manipulé aurait été juste, mais je ne pouvais y consentir. J’avais été l’instrument indispensable au déroulement d’une aventure inventée quatre cents ans auparavant. Une histoire d’amour, de folie. Une machination d’un père génial et sulfureux pour que son fils échappe à une mort certaine, à laquelle finalement lui-même l’avait poussé. 
- Quel était la teneur du message de la tour, fis-je d’une voix étranglée. 
Per odorem nascerit somnium
Dum lucet lux in angulatis turrim
Per tabulam nascerit vita
Et vincerat immesirecordam mortem
Voilà l’histoire telle qu’elle m’est advenue. Je restais deux jours dans le manoir, choyé pas ces deux femmes et respecté par le jeune homme. Il avait, ainsi qu’Isoline, troqué ses vêtements du seizième siècle pour jeans et pulls.
Lorsque je suis retourné à Lyon, je pris le tableau de Toncrate et, comme un défi, je l'accrochais dans mon salon. Il y est toujours mais jamais je n’ai revu la petite flamme luire dans la tour d’angle.
FIN