La Génèse
« Toumba fit un
simple geste. Un bruit sec, une vibration. Une dizaine de flèches à pointe de
silex fendirent l’air tremblant de chaleur. L’animal s’abattit brutalement, au
milieu du galop désordonné de ses congénères effrayés. Le troupeau se reforma
un peu plus loin et se remit à brouter vaguement inquiet.
Les chasseurs
s’approchèrent sans aucun bruit. Ils dépassaient à peine les hautes
inflorescences de cette savane herbeuse. Toumba vit que leur proie était bien
morte. Il préleva un peu de sang et le répandit autour, en hommage à la
Divinité. Puis il donna l’ordre. Ils avaient peu de temps avant que les autres
prédateurs n’arrivent, attirés par l’odeur du sang frais. Une famille de
longues dents vivaient dans les parages. Ils avaient repéré leurs traces. Ils
n’étaient pas de taille à lutter contre ces grands fauves aux puissantes
mâchoires.
Avec dextérité le
grand herbivore fut dépecé, découpé puis chargé sur les épaules de chacun. Ils
laissèrent les entrailles encore fumantes ce qui leur donnait le temps de
s’éloigner sans être pris en chasse. Les fauves se rassasieraient d’abord des
restes.
Toumba avait repris
la tête du groupe qui avançait en file indienne. Seul le mouvement des herbes
pouvait permettre de suivre leur trajet. Bientôt ils arrivèrent au pied de la
montagne et, suivant un chemin connu d’eux seuls, ils pénétrèrent dans son
ventre par une anfractuosité dissimulée sous un couvert de végétaux et de
lianes. Ils avaient encore un long chemin à faire, mais ils étaient à l’abri.
Là bas, les feux avaient été allumés. Ils en devinaient l’odeur acre mêlée à
celle un peu écœurante de l’animal et aux senteurs vertes des lichens
recouvrant le sol. La lumière mouvante des torches imbibées de résine qu’ils
avaient laissées faisaient danser leurs silhouettes sur la pierre noire et
luisante du défilé. Le groupe attendait sans impatience le retour des
chasseurs. C’était quelques jours supplémentaire de survie assurée, pour
l’étrange peuple de Zilla. »
Antoine Debruges interrompt un instant son récit.
Il contemple l’imposant amphithéâtre des Nations Unies où,
suspendues à ses paroles, l’écoutent les plus importantes sommités du monde
scientifique ainsi qu’une horde de journalistes. Des dizaines de caméras sont
braquées vers l’estrade où il se tient : sa conférence est retransmise en
direct par toutes les télévisions de la planète. A ses côtés, Jeanne, sa fille
aimée, brillante paléo-anthropologue lui jette un regard clair. Il mesure le
travail accompli et l’extrême importance de leur découverte faite au centre du
mont Muchinga, au cœur de l’Afrique. Le professeur fait un petit signe à Jeanne
et de sa voix grave il reprend le fil de son ’histoire. L’auditoire captivé,
respire à nouveau
« L’étroit
défilé s’ouvrit enfin et le groupe arriva sur une sorte de terre-plein, bordé
par un petit lac aux eaux sombres et bleutées où l’attendaient les leurs. Il
fut accueilli par les cris des enfants, les sourires des femmes et les
félicitations des hommes restés en protection. On choisit les meilleurs
morceaux pour les faire griller, laissant les autres à boucaner pour plus tard.
Ce soir là sans doute, fit-on bombance. Mais ce soir était aussi celui de la
cérémonie.
Tous se rassemblèrent
sur la pierre gravée, immobiles et silencieux autour de leur chef, le sage
Koury. L’obscurité était partout, trouée ça et là par quelques torches fichées
dans le rocher. Koury commença l’incantation et une lente mélopée poussée par
les voix graves des hommes, s’éleva doucement. Puis les tambours tendus de peau
de bête entrèrent en action. La transe pénétra peu à peu les esprits. Les
tambours accélérèrent le rythme. Les cœurs des participants également. Et
advint l’impensable.
La surface du lac se
mit à frémir, puis à bouillonner. Une forme énorme se matérialisa. La bête
surgissant du néant avait répondu à la prière des hommes. Le dieu Zoor, à la
fois serpent et oiseau, corps d’écailles et ailes de feu dansait maintenant au
dessus du peuple de Zilla et son ombre démesurée emplissait l’univers entier.
Son mufle énorme et palpitant, son
regard rouge cherchait l’offrande, son trophée, son dû. Il voulait celle avec
qui il allait s’unir pour asseoir son règne, éternellement. L’élue fut la
propre fille de Koury. Mais lorsque celui-ci compris, comme au sortir d’un
horrible cauchemar, il poussa un tel hurlement qu’il rompit la transe du
peuple. Le charme cessa et le dieu Zoor retourna dans l’éternité de son enfer.
Mais il était trop tard. Il avait emporté la jeune fille dans les entrailles du
Muchinga. »
Mes amis, continua Antoine
Debruges, cela se passait au début des mondes. Après des années de recherche,
nous avons retrouvé la pierre gravée par Koury lui-même. Nous avons pu la
décrypter en rapprochant les signes de Zilla, des proto-écritures
mésopotamiennes et de la langue ancestrale parlée encore aujourd’hui sur les
bords du lac Bangweulu. Elle relate ce que je viens de vous dire.
Nous sommes devant
une évidence : il y eut dans la nuit des temps, il y a plus de six
millions d’année, bien avant Lucy, sensiblement contemporains à Toumaï, des
hommes qui ont maîtrisé le feu, certaines techniques de chasse, la taille fine
de la pierre, la cuisson des aliments. Plus encore, ils avaient une forme
d’écriture et une pensée cosmique et une mythologie. Vraisemblablement la scène
que je viens de vous décrire est certainement le fait de la transe liée à la
prise de substances végétales fortement psychotropes. Mais cette découverte
bouleverse complètement ce que nous savions jusqu’alors de notre humanité.
Antoine Debruges se
tait. Un homme se lève, puis un autre, puis un autre. Toute la salle est debout
et ne cesse d’applaudir le savant et sa fille qui l’a rejoint sur l’estrade.
Antoine lui murmure à l’oreille :
- je n’ai pas pu leur en dire plus
- je n’ai pas pu leur en dire plus
Jeanne hoche
gravement la tête.
Au risque de passer
pour fou, il lui était impossible de dire que lors de leur dernière expédition
au Muchinga, Zoor s’était manifesté. Et pire, qu’il avait cherché à se saisir
de sa propre fille. Eux seuls savaient désormais que le dieu des anciens mondes
avait refait surface, quelque part au cœur de l’Afrique et qu’un souffle
d’apocalypse avait commencé à souffler à la surface de la terre.
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