lundi 8 février 2016

La légende de ZOOR

La Génèse



« Toumba fit un simple geste. Un bruit sec, une vibration. Une dizaine de flèches à pointe de silex fendirent l’air tremblant de chaleur. L’animal s’abattit brutalement, au milieu du galop désordonné de ses congénères effrayés. Le troupeau se reforma un peu plus loin et se remit à brouter vaguement inquiet.

Les chasseurs s’approchèrent sans aucun bruit. Ils dépassaient à peine les hautes inflorescences de cette savane herbeuse. Toumba vit que leur proie était bien morte. Il préleva un peu de sang et le répandit autour, en hommage à la Divinité. Puis il donna l’ordre. Ils avaient peu de temps avant que les autres prédateurs n’arrivent, attirés par l’odeur du sang frais. Une famille de longues dents vivaient dans les parages. Ils avaient repéré leurs traces. Ils n’étaient pas de taille à lutter contre ces grands fauves aux puissantes mâchoires.

Avec dextérité le grand herbivore fut dépecé, découpé puis chargé sur les épaules de chacun. Ils laissèrent les entrailles encore fumantes ce qui leur donnait le temps de s’éloigner sans être pris en chasse. Les fauves se rassasieraient d’abord des restes.

Toumba avait repris la tête du groupe qui avançait en file indienne. Seul le mouvement des herbes pouvait permettre de suivre leur trajet. Bientôt ils arrivèrent au pied de la montagne et, suivant un chemin connu d’eux seuls, ils pénétrèrent dans son ventre par une anfractuosité dissimulée sous un couvert de végétaux et de lianes. Ils avaient encore un long chemin à faire, mais ils étaient à l’abri. Là bas, les feux avaient été allumés. Ils en devinaient l’odeur acre mêlée à celle un peu écœurante de l’animal et aux senteurs vertes des lichens recouvrant le sol. La lumière mouvante des torches imbibées de résine qu’ils avaient laissées faisaient danser leurs silhouettes sur la pierre noire et luisante du défilé. Le groupe attendait sans impatience le retour des chasseurs. C’était quelques jours supplémentaire de survie assurée, pour l’étrange peuple de Zilla. »

Antoine Debruges interrompt un instant son récit.

Il contemple l’imposant amphithéâtre des Nations Unies où, suspendues à ses paroles, l’écoutent les plus importantes sommités du monde scientifique ainsi qu’une horde de journalistes. Des dizaines de caméras sont braquées vers l’estrade où il se tient : sa conférence est retransmise en direct par toutes les télévisions de la planète. A ses côtés, Jeanne, sa fille aimée, brillante paléo-anthropologue lui jette un regard clair. Il mesure le travail accompli et l’extrême importance de leur découverte faite au centre du mont Muchinga, au cœur de l’Afrique. Le professeur fait un petit signe à Jeanne et de sa voix grave il reprend le fil de son ’histoire. L’auditoire captivé, respire à nouveau

« L’étroit défilé s’ouvrit enfin et le groupe arriva sur une sorte de terre-plein, bordé par un petit lac aux eaux sombres et bleutées où l’attendaient les leurs. Il fut accueilli par les cris des enfants, les sourires des femmes et les félicitations des hommes restés en protection. On choisit les meilleurs morceaux pour les faire griller, laissant les autres à boucaner pour plus tard. Ce soir là sans doute, fit-on bombance. Mais ce soir était aussi celui de la cérémonie.

Tous se rassemblèrent sur la pierre gravée, immobiles et silencieux autour de leur chef, le sage Koury. L’obscurité était partout, trouée ça et là par quelques torches fichées dans le rocher. Koury commença l’incantation et une lente mélopée poussée par les voix graves des hommes, s’éleva doucement. Puis les tambours tendus de peau de bête entrèrent en action. La transe pénétra peu à peu les esprits. Les tambours accélérèrent le rythme. Les cœurs des participants également. Et advint  l’impensable.

La surface du lac se mit à frémir, puis à bouillonner. Une forme énorme se matérialisa. La bête surgissant du néant avait répondu à la prière des hommes. Le dieu Zoor, à la fois serpent et oiseau, corps d’écailles et ailes de feu dansait maintenant au dessus du peuple de Zilla et son ombre démesurée emplissait l’univers entier. Son mufle énorme  et palpitant, son regard rouge cherchait l’offrande, son trophée, son dû. Il voulait celle avec qui il allait s’unir pour asseoir son règne, éternellement. L’élue fut la propre fille de Koury. Mais lorsque celui-ci compris, comme au sortir d’un horrible cauchemar, il poussa un tel hurlement qu’il rompit la transe du peuple. Le charme cessa et le dieu Zoor retourna dans l’éternité de son enfer. Mais il était trop tard. Il avait emporté la jeune fille dans les entrailles du Muchinga. »

Mes amis, continua Antoine Debruges, cela se passait au début des mondes. Après des années de recherche, nous avons retrouvé la pierre gravée par Koury lui-même. Nous avons pu la décrypter en rapprochant les signes de Zilla, des proto-écritures mésopotamiennes et de la langue ancestrale parlée encore aujourd’hui sur les bords du lac Bangweulu. Elle relate ce que je viens de vous dire.

Nous sommes devant une évidence : il y eut dans la nuit des temps, il y a plus de six millions d’année, bien avant Lucy, sensiblement contemporains à Toumaï, des hommes qui ont maîtrisé le feu, certaines techniques de chasse, la taille fine de la pierre, la cuisson des aliments. Plus encore, ils avaient une forme d’écriture et une pensée cosmique et une mythologie. Vraisemblablement la scène que je viens de vous décrire est certainement le fait de la transe liée à la prise de substances végétales fortement psychotropes. Mais cette découverte bouleverse complètement ce que nous savions jusqu’alors de notre humanité.

Antoine Debruges se tait. Un homme se lève, puis un autre, puis un autre. Toute la salle est debout et ne cesse d’applaudir le savant et sa fille qui l’a rejoint sur l’estrade. Antoine lui murmure à l’oreille :
- je n’ai pas pu leur en dire plus

Jeanne hoche gravement la tête.

Au risque de passer pour fou, il lui était impossible de dire que lors de leur dernière expédition au Muchinga, Zoor s’était manifesté. Et pire, qu’il avait cherché à se saisir de sa propre fille. Eux seuls savaient désormais que le dieu des anciens mondes avait refait surface, quelque part au cœur de l’Afrique et qu’un souffle d’apocalypse avait commencé à souffler à la surface de la terre.



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