Une pluie fine battait les
carreaux de la fenêtre du grand salon. Une pluie monotone de dimanche
après-midi. Angèle se leva brusquement du canapé où elle somnolait vaguement.
- M’man va relever les compteurs, lança Armande.
- M’man va relever les compteurs, lança Armande.
- M’man va chercher midi à
quatorze heures murmura Amaury simultanément.
Les jumeaux replongèrent dans
leur jeu d’échec à trois bandes, dont les règles n’appartenaient qu’à eux
seuls. Le père n’avait pas bougé. Absorbé par une compétition de curling
arrivant au paroxysme du suspens, il fit « chut » en fixant intensément un
balayage énergique devant une pierre à la trajectoire prometteuse. Lorsque
celle-ci arrêta sa course pile sur le bouton, il se laissa retomber contre le
dossier, marmonna « nom de Dieu que c’est beau » et reprit une gorgée de
bière ambrée.
Dans la cuisine, on entendait
maintenant la radio allumée par Angèle. Un chronomètre à la main elle attendait
le quatrième top ou la première note du carillon pour déclencher l’appareil.
Elle éprouvait le besoin impérieux de vérifier la précision de l’heure affichée
par toutes les pendules de la maison. Ce rituel qu’accomplissait déjà sa grand-mère
avait pour elle quelque chose de quasi religieux et de douloureux. A la
disparition de l’aïeule, son père avait repris le combat de l’exactitude,
combat qui avait plus tard causé sa mort. Devenu solitaire dans une maison
silencieuse après le départ prématuré de son épouse, il avait chuté depuis le
tabouret qu’il utilisait pour remonter la grande horloge. Au partage du petit héritage, Angèle
récupéra la fameuse horloge « empire à colonnes tournantes ». A peine
celle-ci installée dans la maison, la conserver toujours à l’heure devint une
absolue nécessité.
Top ! Elle commença par
les montres digitales du four, du micro-onde, puis de la radio elle-même. Elle
continua par la pendule de l’entrée (qui n’était pas arrêtée sur huit heures,
ainsi que le chantaient parfois les jumeaux à tue-tête) puis celle du couloir.
Ensuite il lui fallait monter à l’étage pour celle du bureau, celle de la
buanderie et enfin la grande horloge trônant dans « le billard ». Le
chrono lui permettait, de calculer avec précision le temps écoulé depuis son
top à dix-sept heures pile, et donc de mettre chacune des pendules à l’heure exacte.
La pluie redoublait et se
transformait peu à peu en orage. Chronomètre à la main, Angèle était dans le
bureau quand retentit le premier coup de tonnerre. Elle continua
consciencieusement vers l’horloge que l’obscurité soudaine rendait presque
menaçante. Elle éclaira la suspension. Une lumière dorée baigna la pièce. Elle
poussa le tabouret vers le meuble, ouvrit la porte haute et agit légèrement sur
la grande aiguille. Un éclair suivit d’un violent coup de tonnerre faillit la
faire tituber.
La lumière s’éteignit, le
disjoncteur ayant sans doute sauté. Elle referma la porte, descendit les trois
marches. Quand elle se retourna, un homme était là devant elle. Ombre grise
dans la pénombre.
Hormis par l’éventuelle
impossibilité de pratiquer son rituel hebdomadaire, Angèle était rarement
déstabilisée. Elle ne le fut pas d’avantage par l’apparition du personnage.
Elle avança au milieu de la pièce, remit en place machinalement son chignon et
demanda :
- Qui êtes-vous ?
- Je n’existe pas en réalité
mais je me suis matérialisé pour vous. Je suis le Temps.
- N’importe quoi, fit simplement Angèle. La lumière était revenue. Elle
observait cet homme assez élégant aux traits réguliers.
- Je me doutais bien que vous
ne seriez pas facilement convaincue. Il claqua des doigts. Retournez-vous.
L’espace parut s’étirer
brutalement et elle redevint petite fille dans la maison de ses parents.
L’horloge
était là, déjà.
L’homme re-claqua des doigts.
A nouveau les murs semblèrent
s’écarter. Deux couples avec des enfants dans un grand jardin. Les jumeaux
mariés, et elle vieille dame souriante.
L’homme en noir s’était
approché d’elle : une dernière expérience, juste pour le plaisir ?
- Angèle fit vaguement oui de la tête
Une nuit d’été. L’air parfumé
de jasmin qui la saisit. Un garçon à peine sorti de l’adolescence. Son regard
gris. Ses mains sur elle. Ses lèvres sur les siennes. Il dénoue le caraco en
dentelle découvrant son corps tremblant. Son premier amour dont elle rêve
encore parfois.
- Mais, qu’est-ce que tout ça
signifie ? Sa voix s’est un peu cassée.
- Que vos vies sont une
succession infinie d’instants minuscules existant éternellement côte à côte.
Que je pourrai vous emmener ainsi dans toutes les époques. Pour vous, passées
ou à venir, mais en réalité simultanées. L’homme l’avait prise par le bras. Son
contact était doux.
- Angèle, le temps n’existe
pas. Je ne suis qu’une illusion. Les hommes vieillissent et évoluent dans un
temps fixe et immuable. Vos cellules s’altèrent non pas sous l’action du temps
mais par simple usure. Elles meurent certes, mais l’énergie qui vous anime, qui
est votre moi intime, votre âme pour user d’une expression métaphysique, cette
énergie, elle, est éternelle.
Angèle scrutait le regard de
son interlocuteur. Il y passait des nuages plus beaux que tout ce qu’elle
n’avait jamais pu voir.
- Alors, croyez-moi. Arrêtez
de compter le temps. Ne cherchez plus à avoir une exactitude illusoire sur vos
pendules, montres ou horloges. Cela importe peu. Que pour des raisons
pratiques, humaines, sociétales, vous soyez tenus à avoir une certaine idée de
l’heure je le conçois. Mais le reste n’est qu’invention. Par exemple ce que
vous venez de vivre ici avec moi, n’a pas duré plus d’un dixième de seconde de
ce que vous nommez temps. Alors, vivez d’abord. Vivez, promettez-le moi,
Angèle.
Promettez-le-moi. Moi je vous
promets pour le moins la sérénité.
Angèle ne comprenait pas bien
pourquoi ce personnage disant qu’il n’existait pas, tenait tant à elle.
Pourquoi il voulait, en quelque sorte son bonheur. Mais elle promit. A peine
prononcé les mots attendus, le personnage se dissolvait dans l’air redevenu
paisible.
Elle s’assit un instant dans
la bergère. L’orage avait fui à l’horizon et elle voyait par la fenêtre un ciel
pur et bleu. Angèle se rendait compte qu’elle ne vivait qu’au travers de sa
monomanie. Tous les jours, elle pensait que le dimanche suivant elle allait
devoir vérifier les cadrans de la maison. Cela lui paraissait désormais
dérisoire et assez ridicule. Elle se dit que cet homme étrange n’était sans
doute qu’un artefact de sa propre imagination, une matérialisation de ce
qu’elle pensait vraiment au fond d’elle-même. Elle sut qu’elle entrait dans un
monde sans temps. Du moins un monde où celui-ci n’allait plus compter pour elle
de la même façon.
Elle se redressa, jeta un coup
d’œil au miroir. Son chignon s’était défait et ses cheveux encadraient son
visage qui lui sembla plus lisse, plus ferme qu’auparavant. Elle se vit plus
jeune, se sentit plus énergique aussi. D’un pas vif elle descendit retrouver
les jumeaux et son mari.
Angèle se planta en face de
lui.
- Chéri, si on sortait ce soir
?
Il la regarda avec attention,
comme il ne l’avait plus regardée depuis longtemps.
- Avec plaisir Angie … Angie
cela faisait des années qu’il ne l’avait plus appelée ains
- Les jumeaux, ne nous attendez pas pour manger … ni pour dormir d’ailleurs.
Armande et Amaury regardèrent
un peu ahuris leurs parents quitter la maison. Ils ne purent s'empêcher
d'éclater de rire en voyant leur mère glisser la main sur les fesses de son
mari.
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