lundi 22 février 2016

Le temps d'Angèle



Une pluie fine battait les carreaux de la fenêtre du grand salon. Une pluie monotone de dimanche après-midi. Angèle se leva brusquement du canapé où elle somnolait vaguement.
- M’man va relever les compteurs, lança Armande.
- M’man va chercher midi à quatorze heures murmura Amaury simultanément.

Les jumeaux replongèrent dans leur jeu d’échec à trois bandes, dont les règles n’appartenaient qu’à eux seuls. Le père n’avait pas bougé. Absorbé par une compétition de curling arrivant au paroxysme du suspens, il fit « chut » en fixant intensément un balayage énergique devant une pierre à la trajectoire prometteuse. Lorsque celle-ci arrêta sa course pile sur le bouton, il se laissa retomber contre le dossier, marmonna « nom de Dieu que c’est beau » et reprit une gorgée de bière ambrée.

Dans la cuisine, on entendait maintenant la radio allumée par Angèle. Un chronomètre à la main elle attendait le quatrième top ou la première note du carillon pour déclencher l’appareil. Elle éprouvait le besoin impérieux de vérifier la précision de l’heure affichée par toutes les pendules de la maison. Ce rituel qu’accomplissait déjà sa grand-mère avait pour elle quelque chose de quasi religieux et de douloureux. A la disparition de l’aïeule, son père avait repris le combat de l’exactitude, combat qui avait plus tard causé sa mort. Devenu solitaire dans une maison silencieuse après le départ prématuré de son épouse, il avait chuté depuis le tabouret qu’il utilisait pour remonter la grande  horloge. Au partage du petit héritage, Angèle récupéra la fameuse horloge « empire à colonnes tournantes ». A peine celle-ci installée dans la maison, la conserver toujours à l’heure devint une absolue nécessité.

Top ! Elle commença par les montres digitales du four, du micro-onde, puis de la radio elle-même. Elle continua par la pendule de l’entrée (qui n’était pas arrêtée sur huit heures, ainsi que le chantaient parfois les jumeaux à tue-tête) puis celle du couloir. Ensuite il lui fallait monter à l’étage pour celle du bureau, celle de la buanderie et enfin la grande horloge trônant dans « le billard ». Le chrono lui permettait, de calculer avec précision le temps écoulé depuis son top à dix-sept heures pile, et donc de mettre chacune des pendules à l’heure exacte.

La pluie redoublait et se transformait peu à peu en orage. Chronomètre à la main, Angèle était dans le bureau quand retentit le premier coup de tonnerre. Elle continua consciencieusement vers l’horloge que l’obscurité soudaine rendait presque menaçante. Elle éclaira la suspension. Une lumière dorée baigna la pièce. Elle poussa le tabouret vers le meuble, ouvrit la porte haute et agit légèrement sur la grande aiguille. Un éclair suivit d’un violent coup de tonnerre faillit la faire tituber.

La lumière s’éteignit, le disjoncteur ayant sans doute sauté. Elle referma la porte, descendit les trois marches. Quand elle se retourna, un homme était là devant elle. Ombre grise dans la pénombre.

Hormis par l’éventuelle impossibilité de pratiquer son rituel hebdomadaire, Angèle était rarement déstabilisée. Elle ne le fut pas d’avantage par l’apparition du personnage. Elle avança au milieu de la pièce, remit en place machinalement son chignon et demanda :
- Qui êtes-vous ?
- Je n’existe pas en réalité mais je me suis matérialisé pour vous. Je suis le Temps.
- N’importe quoi, fit simplement Angèle. La lumière était revenue. Elle observait cet homme assez élégant aux traits réguliers.
- Je me doutais bien que vous ne seriez pas facilement convaincue. Il claqua des doigts. Retournez-vous.

L’espace parut s’étirer brutalement et elle redevint petite fille dans la maison de ses parents.
L’horloge était là, déjà.
L’homme re-claqua des doigts.
A nouveau les murs semblèrent s’écarter. Deux couples avec des enfants dans un grand jardin. Les jumeaux mariés, et elle vieille dame souriante.

L’homme en noir s’était approché d’elle : une dernière expérience, juste pour le plaisir ?
- Angèle fit vaguement oui de la tête
Une nuit d’été. L’air parfumé de jasmin qui la saisit. Un garçon à peine sorti de l’adolescence. Son regard gris. Ses mains sur elle. Ses lèvres sur les siennes. Il dénoue le caraco en dentelle découvrant son corps tremblant. Son premier amour dont elle rêve encore parfois.
- Mais, qu’est-ce que tout ça signifie ? Sa voix s’est un peu cassée.
- Que vos vies sont une succession infinie d’instants minuscules existant éternellement côte à côte. Que je pourrai vous emmener ainsi dans toutes les époques. Pour vous, passées ou à venir, mais en réalité simultanées. L’homme l’avait prise par le bras. Son contact était doux.
- Angèle, le temps n’existe pas. Je ne suis qu’une illusion. Les hommes vieillissent et évoluent dans un temps fixe et immuable. Vos cellules s’altèrent non pas sous l’action du temps mais par simple usure. Elles meurent certes, mais l’énergie qui vous anime, qui est votre moi intime, votre âme pour user d’une expression métaphysique, cette énergie, elle, est éternelle.

Angèle scrutait le regard de son interlocuteur. Il y passait des nuages plus beaux que tout ce qu’elle n’avait jamais pu voir.
- Alors, croyez-moi. Arrêtez de compter le temps. Ne cherchez plus à avoir une exactitude illusoire sur vos pendules, montres ou horloges. Cela importe peu. Que pour des raisons pratiques, humaines, sociétales, vous soyez tenus à avoir une certaine idée de l’heure je le conçois. Mais le reste n’est qu’invention. Par exemple ce que vous venez de vivre ici avec moi, n’a pas duré plus d’un dixième de seconde de ce que vous nommez temps. Alors, vivez d’abord. Vivez, promettez-le moi, Angèle.
Promettez-le-moi. Moi je vous promets pour le moins la sérénité.

Angèle ne comprenait pas bien pourquoi ce personnage disant qu’il n’existait pas, tenait tant à elle. Pourquoi il voulait, en quelque sorte son bonheur. Mais elle promit. A peine prononcé les mots attendus, le personnage se dissolvait dans l’air redevenu paisible.

Elle s’assit un instant dans la bergère. L’orage avait fui à l’horizon et elle voyait par la fenêtre un ciel pur et bleu. Angèle se rendait compte qu’elle ne vivait qu’au travers de sa monomanie. Tous les jours, elle pensait que le dimanche suivant elle allait devoir vérifier les cadrans de la maison. Cela lui paraissait désormais dérisoire et assez ridicule. Elle se dit que cet homme étrange n’était sans doute qu’un artefact de sa propre imagination, une matérialisation de ce qu’elle pensait vraiment au fond d’elle-même. Elle sut qu’elle entrait dans un monde sans temps. Du moins un monde où celui-ci n’allait plus compter pour elle de la même façon.

Elle se redressa, jeta un coup d’œil au miroir. Son chignon s’était défait et ses cheveux encadraient son visage qui lui sembla plus lisse, plus ferme qu’auparavant. Elle se vit plus jeune, se sentit plus énergique aussi. D’un pas vif elle descendit retrouver les jumeaux et son mari.

Angèle se planta en face de lui.
- Chéri, si on sortait ce soir ?
Il la regarda avec attention, comme il ne l’avait plus regardée depuis longtemps.
- Avec plaisir Angie … Angie cela faisait des années qu’il ne l’avait plus appelée ains
- Les jumeaux, ne nous attendez pas pour manger … ni pour dormir d’ailleurs.

Armande et Amaury regardèrent un peu ahuris leurs parents quitter la maison. Ils ne purent s'empêcher d'éclater de rire en voyant leur mère glisser la main sur les fesses de son mari.


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