Il dit chiantier comme il dirait chiat, chieval ou bien chiarivari si le mot lui revenait. C’est comme ça pour Robert. Depuis toujours. Assis sur la plage il regarde les bleus : celui de la mer, celui du ciel et ceux de son âme aussi. Mais quand il tourne un peu la tête vers la droite, ce qu’il voit surtout ce sont les engins, les pelleteuses, les camions de béton. Et il sait que dans pas si longtemps que ça, de là où il vient s’asseoir tous les jours depuis plus de cinquante ans, il ne verra plus le bleu de la mer et peut-être même pas celui du ciel. Ou à peine.
Ce
qui lui fait le plus mal, c’est que là bas où il y a le chiantier, il y avait
sa petite maison d’avant. Celle où il vivait avec sa mère et sa grande sœur. Sa
mère c’était le soleil en personne. Elle remplissait la maison de musiques et
de rires. Elles les appelait mes petits oiseaux des îles. Des fois elle
disait : «mes petits oiseaux des îles, ce soir c’est charivari». Tiens, ça
y est, il se souvient, Robert. Alors il répète tout haut : «ce soir c’est
chiarivari». Et le soir il y avait les copains musiciens qui rappliquaient avec
guitares, sax et autres. Et dans le souvenir de Robert, c’était souvent, et c’était
chouette.
A
l’époque, avec sa sœur, comment elle s’appelle déjà la sœur … ah oui, Ingrid …
marrant ça comme prénom par ici … ils étaient cul et chemise. Toujours
ensemble. Bien sur elle grandissait, prenait ce qu’il faut où il faut,
mais ils s’aimaient vraiment bien. Et puis un jour la mère a été tuée dans un
accident. Ingrid est devenue froide, lointaine. Il avait finit par l’appeler
Icegrid. Et lui il est resté là, les bras ballants, dans la maison vide, sans
vie. Sans la lumière des yeux de sa mère, sans le chant de son rire, il n’a
jamais pu décoller. Ses ailes à lui avaient été enterrées avec son corps elle,
dans le petit cimetière au bout de la ville.
Alors,
il a fait des petits boulots pour les gens. Pour les copains qui l’ont pas
laissé tombé. Surtout Jo, le coiffeur, l’ami de toujours. Icegrid avait disparu
de la circulation. Pourtant, un dimanche elle a débarqué avec un américain, un
comptable. Robert a détesté instantanément cet homme maigre, long, blanchâtre,
presque transparent et l’a surnommé « le fantôme ». Icegrid et le
fantôme se sont mariés et il n’a plus jamais entendu parler d’eux.
Jusqu’à
l’année dernière. Quand un monsieur en costume cravate l’a interpellé sur la
plage, en train de regarder les bleus.
-
C’est vous Robert ?
-
Ben oui.
-
Je suis notaire. Votre maison a été vendue à des promoteurs pour faire un grand
complexe de standing. Marina, casino, immeuble de luxe. Votre sœur a tout
traité depuis Philadelphie. Et puis elle vous a mis sous tutelle pour être
rassurée. Vous aurez de l’argent tous les mois jusqu’à la fin. Vous inquiétez
pas.
Robert
a dit « ah bon », pendant que l’acier en fusion coulait dans ses
tripes, dans son cœur, dans son âme.
Il
a ruminé. Surtout le « rassurée ». Et puis il s’y est fait. On se
fait à tout, finalement.
Désormais,
il fait vraiment plus rien. Avant la démolition, il a récupéré une photo de sa
mère en train de chiarivari, un petit carnet de notes et un bout de crayon
mordillé. C’est tout. Un vieux copain l’a laissé s’installer dans un hangar à
bateaux. Il a suffisamment d’argent pour manger et boire son soûl et pour
changer son pull marin ou son ciré quand il en a envie.
Jojo,
lui, il a vendu son salon. Pareil. Pour le complexe « Bleu Azur ».
Alors Robert a laissé pousser sa barbe et fait une queue de cheval de ses beaux
cheveux blancs.
Mais
aujourd’hui il a pris la décision. Il est allé voir Jo dans sa nouvelle maison.
-
T’as toujours les outils de quand tu bossais ?
-
Ouais, a fait Jo.
-
Je veux bien que tu me coupes les chieveux et que tu me rases la barbe.
-
T’as rencontré une petite, a dit Jo dans un sourire. Puis il est allé chercher
le matériel.
-
Pas ici, sur la terrasse, a dit Mélanie en effilant des haricots pour ses
bocaux.
-
T’inquiète donc pas, Mél, je balaierai, va.
Il
l’a quand même installé sur la terrasse, assis sur une chaise avec un grand
torchon autour du cou.
-
Comment, les cheveux ?
-
Comme à l’école, quand on était môme chez la mademoiselle Ronzon.
-
Ben dis donc, c’est court. Et il a commencé à tailler
Quand
ce fut fait ils sont rentrés dans la maison. Mélanie en a lâché son couteau
dans le saladier.
-
Ben zut alors, on a retrouvé le petit Bob. T’est vrai beau tu sais.
Robert
a souri et l’a embrassé sur la joue. Sur la lancée, il a embrassé son vieux
pote et l’a serré contre lui. Puis il a tourné les talons.
Jo
a balayé la terrasse. Un gros paquets de cheveux qu’il a mis dans un sac
plastique Carrefour et il a fini d’effiler les haricots avec Mélanie encore
toute retournée.
Robert
est revenu sur la plage. A son endroit à lui. Celui pour les bleus. Il a vu les
voiles blanches à l’horizon, le coton clair des nuages. Il a regardé longtemps,
jusqu’au soir. Maintenant la plage est déserte. Le chantier s’est tu. Les
oiseaux jouent à glisser l’aile sous un vent léger et la mer a viré au marine,
presque noir.
Alors
il enlève ses habits qu’il plie avec application. Dessus il pose la photo de sa
mère, griffonne quelque chose dans le petit carnet.
Enfin,
souriant comme un gosse, il s’avance dans l’eau et disparaît.
-
C’est bizarre comme il nous a embrassés, Robert, tu trouves pas ?
-
J’y pense sans arrêt depuis tout à l’heure répond Jo … Oh nom de Dieu …
Ils se regardent
effarés, se lèvent ensemble et vont le plus vite que peuvent leur vieilles
jambes jusqu’à la plage.
La nuit s’est couchée
doucement sur la mer, mais la lune diffuse une belle lumière jaune pâle. Ils
ont compris. Il restent là à regarder l’horizon. A leurs pieds des habits posés
avec soin. Jo tient la photo et une feuille quadrillée où est écrit
« J’arrive, Titbob … »
Quand
ils sont rentrés chez eux, après la déclaration chez les gendarmes et les
formalités d’usage, ils étaient pleins d’une tristesse inattendue et
incommensurable.
Jo
retrouva sur le coin de la terrasse le sac carrefour avec les cheveux de
Robert. Quand sa femme fut couchée, il préleva une mèche qu’il fourra dans son
portefeuille, puis jeta le sac dans la poubelle.
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