jeudi 25 février 2016

La ferme des jeudis

J’ai quatre ou cinq ans. C’est jeudi. Pour la première fois, accompagné de ma mère de de ma grand-mère, je vais « chez la Catherine ». Nous avions pris le car rouge, puis avions marché jusqu’à cette vieille ferme torse posée au bout d’un petit hameau au milieu de quelques arpents de terre. Elle, elle était une solide paysanne en blouse grise, aux yeux clairs toujours en mouvement, à la voix aiguë et un peu cassée de trop appeler les poules au grain. Elle était généreuse en tout : en assiettées de lard comme en parts de tarte, en histoire de guérisseurs, sorciers et saltimbanques, en mamelles imposantes et en rire musical si haut perché, qu’on pouvait presque la croire quand elle se disait chanteuse d’opéra.

On entrait par un petit couloir qui nous emmenait dans la pièce principale. A droite une alcôve avec un lit haut, couvert d’une courtepointe épaisse. Au centre une table en bois. De part et d’autre, des bancs lustrés par l’usage. Du plafond en poutres et planches disjointes, descendaient deux lampes à contrepoids. L’une d’elle avait conservé une pâte de verre festonnée et ternie. Pour l’autre, on avait bricolé une espèce d’abat-jour en fer blanc, sur lequel on avait rajouté un torchon de toile grise, reste d’un vieux drap. Quand on descendait les lampes, on éclairait précisément le centre de la table, permettant la lecture immuable du journal ou les travaux de raccommodage. Pendaient aussi les spirales marron des papiers tue-mouches, vrombissant des malheureuses prises au piège et tentant en vain de s’extirper de la surface collante. Contre le mur de gauche, un vieux buffet deux corps en bois vernis jaunâtre et aux portes supérieures décorées de motifs en verre dépoli. Sur le plateau central, une photo de mariage et deux autres des enfants en tenue de première communion, entourées de tout un fatras d’objets hétéroclites et de cartes postales. Faisant face, de l’autre côté de la table, le fourneau à la barre de laiton brillante, surmonté de son tuyau noir et luisant. Dans l’axe de la porte l’unique fenêtre dominant la cour de la ferme. Les murs, revêtus d’un papier peint à fleurs, étaient couverts de gravures jaunies ou de dessins tirés de vieux calendriers et d’images pieuses. On y avait aussi accroché, bien en évidence, deux canevas à la polychromie triomphante.

Tous ces souvenirs se sont forgés au fil des années ; nous y sommes allés si souvent. Mais cette première fois-là, dans ce court corridor de l’entrée, je fus fasciné par un balai en paille et une pelle en plastique rouge, posés contre le mur. Et depuis, la ferme de mes jeudis a toujours été associée à ces deux objets banals et dérisoires. Croiser l’un d’eux, n’importe où que ce soit, me ramène immanquablement là-bas, dans les odeurs mêlées du café brûlant et des bêtes à l’étable.

Des années plus tard, je traversais pour des raisons professionnelles la région de mon enfance. J’avais un peu de temps et l’envie me prit de retourner voir la maison de la Catherine. J’en retrouvais tout naturellement le chemin. Arrivé en haut de la courte côte, je découvris que la bâtisse avait été rasée. Sans doute depuis peu. Il n’en restait qu’un petit muret longeant la route, un enchevêtrement de planches de bois, quelques tuiles brunes, et la poussière de mon enfance. Je me suis arrêté, le cœur serré. En bas demeurait les deux pommiers et le pré en pente où je jouais au ballon.

Et puis, là, dépassant d’un amas de gravats, une pelle en plastique rouge et un balai en paille sans manche. Aujourd’hui, ils dorment dans un placard de ma maison, vestiges secrets et chéris.

Un détail, un objet banal symbolise à jamais un endroit tout entier. Les replis de la mémoire sont insondables.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire