mardi 16 février 2016

Danse et bâteau / musiques et amours

Nous sommes des funambules, entre rêve et réalité, espoir et déception, amour et solitude. Nos certitudes sont dérisoires, nos vérités mensonges. Nous sommes des origamis mal pliés tenant à peine debout. Nous sommes quelquefois au mauvais endroit et la vie nous abandonne. Nous entrons dans les églises pour rechercher notre innocence d'enfant. Nous n'y trouvons que le silence et des images, et des lumières tremblotantes. Certains cherchent rois et maîtres pour une vie éternelle devenue mort éternelle. Nos vies se croisent, nos lignes se croisent, nos fiertés sont semblables mais nous ne sommes pas ensembles. Nous ne voulons plus nous battre. Jamais. Nous sommes feu et vie à l’extérieur. On a besoin que les autres sachent qui nous sommes. On leur ment, on tue sans remords, on est mort en dedans …Et cependant, la musique, la poésie sont d'infinis voyages d'amour.

Deux étranges souvenirs de musique et d'amour


Je revois encore ce boutre rafistolé se faufilant dans le port de Calcutta et d’où était descendu un sari safran. Je l’avais suivi dans la foule mouvante jusqu’à un pauvre théâtre pleurant des larmes de planches grises. Ce fut d’abord une mélodie très pure comme une conversation intime entre flûte et violon, soutenue par le battement d’un tambour. Puis elle avança, concentrée, presque mystique et commença la danse. J’étais fasciné par la grâce, l’élégance, la virtuosité et la force intérieure que dégageaient chacun de ses gestes, chacune de ses poses, chacun de ses pas. J’ai su plus tard que je venais d’assister au Bharata Natyam. Sous la soie orangée et l’extrême rigueur de la discipline ancestrale, un corps souple et musclé. Derrière le regard sombre, une femme passionnée inventive et drôle. Nous faisions l’amour sur des divans violets et buvions du thé cueilli au flanc des montagnes de Darjeeling.

Quelques années plus tard il y eut Chaska-Niña.Callao et ses odeurs d’épices et de poissons. Callao où l’ont croit entendre encore dans les brumes blanchâtres du petit matin, le pas métallique des chevaux espagnols. Callao où j’échouais après des jours et des jours passés à gratter des pierres sur les escarpes de Cuzco.

Deux filles aux confins de ce monde, au bout d’un quai isolé. Deux sœurs. L’une, paupières closes frappe sur le caĵon sur lequel elle s’est assise. L’autre danse, pieds nus, murmurant la mélodie de la Marinera. Elle planta soudain son regard dans le mien ; moi, étranger, inopportun. Une lave rouge coula dans mes veines. Elle m’entraîna sur le bateau Huascar, amarré non loin. Leur troupe de comédiens et danseurs qui hantait les ponts rouillés du vieux bâtiment était partie en représentation quelques jours. C’était alors leur tour de garde. Dans un incroyable fatras de costumes, de tissus et d’instruments de musique on a bu du Pisco sirupeux et fort. Puis nous nous sommes aimés dans des étreintes brutales, sauvages nous laissant pantelants contre l’autre. C’était une liane à la peau fauve. Son plaisir, ongles crochés, était une intense vibration de tout son corps et un feulement rauque presque douloureux.

Juste à côté, sa sœur jouait de la guitare. « Ne t’inquiète pas pour elle. Son amoureux accompagne la troupe et quand il n’est pas là elle reste les yeux fermés sur sa dernière image, et elle n’entend plus que sa musique. Dans ces moments, je la prends par la main jusqu’à son retour »
Alors on recommençait au son de la guitare de cette femme aveuglée d’amour.
Et bientôt : « va-t’en maintenant, notre passion est épuisée et nos corps trop usés ».
J’ai embarqué sur un navire marchand faisant route vers l’Europe.

Comme tout cela me semble loin désormais.
C’est là que se pose la question du retour.
Trop tard. Je suis déjà au-delà. J’ai largué les dernières amarres de ma vie. Je sens la drogue faire son chemin dans mes veines. Je vais partir vers l’autre rive. Mon animal totem est devant moi. Je vois ses yeux qui rassemblent les yeux de toutes mes amantes. Je ne tiens plus debout. Le ciel coule sur mes mains.
Je dois me tenir prêt. Je sais le voyage long et périlleux.

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