Deux étranges souvenirs de musique et d'amour
Je revois encore ce boutre rafistolé se faufilant dans le port de Calcutta et d’où était descendu un sari safran. Je l’avais suivi dans la foule mouvante jusqu’à un pauvre théâtre pleurant des larmes de planches grises. Ce fut d’abord une mélodie très pure comme une conversation intime entre flûte et violon, soutenue par le battement d’un tambour. Puis elle avança, concentrée, presque mystique et commença la danse. J’étais fasciné par la grâce, l’élégance, la virtuosité et la force intérieure que dégageaient chacun de ses gestes, chacune de ses poses, chacun de ses pas. J’ai su plus tard que je venais d’assister au Bharata Natyam. Sous la soie orangée et l’extrême rigueur de la discipline ancestrale, un corps souple et musclé. Derrière le regard sombre, une femme passionnée inventive et drôle. Nous faisions l’amour sur des divans violets et buvions du thé cueilli au flanc des montagnes de Darjeeling.
Quelques années plus tard il y eut Chaska-Niña.Callao et ses odeurs d’épices et de poissons. Callao où l’ont croit entendre encore dans les brumes blanchâtres du petit matin, le pas métallique des chevaux espagnols. Callao où j’échouais après des jours et des jours passés à gratter des pierres sur les escarpes de Cuzco.
Deux filles aux
confins de ce monde, au bout d’un quai isolé. Deux sœurs. L’une, paupières
closes frappe sur le caĵon sur lequel elle s’est assise. L’autre danse, pieds
nus, murmurant la mélodie de la Marinera. Elle planta soudain son regard dans
le mien ; moi, étranger, inopportun. Une lave rouge coula dans mes veines.
Elle m’entraîna sur le bateau Huascar, amarré non loin. Leur troupe de comédiens
et danseurs qui hantait les ponts rouillés du vieux bâtiment était partie en
représentation quelques jours. C’était alors leur tour de garde. Dans un
incroyable fatras de costumes, de tissus et d’instruments de musique on a bu du
Pisco sirupeux et fort. Puis nous nous sommes aimés dans des étreintes
brutales, sauvages nous laissant pantelants contre l’autre. C’était une liane à
la peau fauve. Son plaisir, ongles crochés, était une intense vibration de tout
son corps et un feulement rauque presque douloureux.
Juste à côté, sa sœur
jouait de la guitare. « Ne t’inquiète pas pour elle. Son amoureux
accompagne la troupe et quand il n’est pas là elle reste les yeux fermés sur sa
dernière image, et elle n’entend plus que sa musique. Dans ces moments, je la
prends par la main jusqu’à son retour »
Alors on recommençait
au son de la guitare de cette femme aveuglée d’amour.
Et bientôt :
« va-t’en maintenant, notre passion est épuisée et nos corps trop
usés ».
J’ai embarqué sur un
navire marchand faisant route vers l’Europe.
Comme tout cela me
semble loin désormais.
C’est là que se pose
la question du retour.
Trop tard. Je suis déjà au-delà. J’ai largué les
dernières amarres de ma vie. Je sens la drogue faire son chemin dans mes
veines. Je vais partir vers l’autre rive. Mon animal totem est devant moi. Je
vois ses yeux qui rassemblent les yeux de toutes mes amantes. Je ne tiens plus
debout. Le ciel coule sur mes mains.
Je dois me tenir prêt. Je sais le voyage long et périlleux.
Je dois me tenir prêt. Je sais le voyage long et périlleux.
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