jeudi 25 février 2016

Gérardmer au mois d'Août


Tu es à Gérardmer, la perle des Vosges. Tu viens là depuis plusieurs années. Ton père affectionne particulièrement ces paysages ronds et boisés. Ta mère suit et dit qu’elle aime bien aussi. Elle dit quelquefois qu’elle s’ennuie un peu. Mais pas longtemps. Il y a toujours une promenade qu’on n’a pas faite cette année. Un endroit où on n’est pas encore retourné. Et puis il ne pleut pas sans cesse au mois d’août dans les Vosges. Et quand le soleil vient caresser les cimes des grands sapins, ou iriser les eaux dormantes du lac dans son écrin, c’est tellement joli. Quand on est à Gérardmer, on connaît très bien l’Alsace. Forcément. Là-bas, il fait toujours beau. A peine franchi le col de la Schlucht, les nuages se dissipent et font place à une lumière qui n’existe nulle part ailleurs. Au fond de la vallée brillent déjà les toits de Soultzeren puis de Munster. On y va presque tous les après-midi.

Alors finalement, toi, tu ne t’ennuies pas trop. Le matin, tu cours dans les montagnes, dans les forêts et ça suffit à ton bonheur. Tu vois ton père en short qui court presque aussi vite que toi et qui est à peine essoufflé. Vous allez vous baigner au bout du lac. Une année vous avez même loué des vélos. Vous montez aux Xettes ou à la tête de Mérelle, ou aux Rochottes en faisant bien attention de respecter les heures sacro-saintes des repas et de rentrer à temps pour aller au restaurant de l’hôtel ou au libre-service, sur la place des cars.

Plusieurs sont alignés sagement. Certains vont se remplir de voyageurs repus. D’autres déverser des bobs grotesques, bruyants et affamés. C’est là où tu les as vus. En attendant tes parents repassés à l’hôtel avant d’aller manger. Un couple. Homme - femme, garçon - fille, enfant – enfant. Enfants par l‘espièglerie claire de leurs regards. Adolescents par leurs mains enchevêtrées. Adultes par leur manière de s’asseoir sur le banc en face du tien. Elle, on dirait Romy Schneider. Tu te souviens du nom de l’actrice que tu as vue le mois dernier dans Sissi. Tu te souviens de tout, toujours. Tu vis intensément chaque minute de chaque jour, fut-elle d’ennui. Alors tu n’oublies presque jamais rien.

Tu fais comme le fait ton père qui cherche des ressemblances dans tous ceux qu’on croise. "Tiens voilà Gabin. Et là, c’est Carrette. Et lui on dirait Jules Berry dans … tu sais quand il joue avec le feu, là ?" … Les visiteurs du soir tu dis, parce que tu retiens tout, absolument tout. "Oui, c’est ça". Une victoire inouïe que ce "c’est ça" paternel.

Lui, il ne ressemble à personne en particulier.

L’autre manie de ton père, c’est d'associer une profession aux gens. Alors à Gérardmer, le long du lac, le soir, on côtoie beaucoup de PDG, de directeurs, de chefs comptables, de chefs du personnel. Du coup, on fait un peu partie de cette élite qui se rend à Gérardmer au mois d’Août. Sauf du côté de Ramberchamp, là où il y a le camping municipal. On ne va jamais du côté de Ramberchamp.

Elle, tu connais son métier. C’est la jeune fille à tresses, d’allure sportive, qui sert au libre-service. Ce doit être son jour de congé pour qu’elle soit là maintenant. Lui, tu peux pas encore bien dire. Tu optes pour professeur, ou agent de maitrise. Tu ignores ce qu’est précisément un agent de maitrise, mais ça sonne bien. De toute façon, Romy Schneider ne peut pas être avec un simple ouvrier ou employé de bureau.

Tu les observes, les décortiques. La décortique surtout. Tu ne sais pas pourquoi, mais tu as envie de t’en souvenir toute ta vie. La robe bleue à smock que soulève sa poitrine quand elle respire. Ses ballerines, bleues également, un peu ternies. Son sac en toile de jute ornée d’une fleur blanche. Elle y a accroché un foulard coloré. Ses mains blanches aux ongles courts et le petit bracelet fantaisie qui orne son poignet droit. Tu as à peine quinze ans et, brutalement, tu ressens pour elle un désir fou, violent. Tu crèves pour cette fille mince et charpentée. Tu voudrais prendre ses mains, ses yeux, son corps, ses seins. Mais c’est l’autre là, le prof, qui la serre contre elle. Qui lui parle doucement à l’oreille, qui caresse son épaule et sa joue. Qui poses ses lèvres sur les siennes. Tu la trouves magnifique, belle à mourir. Et tu mourrais bien, là, sur ce banc, sil elle t’accordait un seul regard de ses yeux clairs. Des sentiments nouveaux et confus se bousculent dans ton esprit. Tu as peur que ton désir se voit, alors tu baisses un peu la tête tout en gardant les yeux fixés sur eux.

Tu n’entends pas très bien ce qu’ils se murmurent tout bas. Il doit lui dire "je t’aime" ; elle doit lui dire "je t’aime". Tu ne veux pas entendre, mais tu aimerais bien quand même.

Et puis voilà qu’elle fond brusquement en larmes. Il tente de la consoler mais elle se dégage, maladroite. Tu entends "arrête" crié à voix basse. Il a l’air à la fois ennuyé et soulagé. Tu te prends à le détester. Elle, elle parait bouleversée. Le prof la saisit encore par les épaules et cherche à accrocher son regard. Mais elle secoue la tête en faisant non, non, en le repoussant avec les mains. Puis elle se lève, comme étourdie, mécaniquement.

La place s’est vidée. Ceux qui faisaient la queue pour sortir des cars, la font désormais au libre-service pour déjeuner. Lui, se lève à son tour. Les voilà face à face. Ils sont seuls avec toi, figé sur ton banc. Tu n’oses rien mais tu meurs d’envie d’aller lui mettre ton poing dans la figure. Romy pleure en silence. Les larmes coulent sur ses joues pâles. Elle n’en a cure et reste immobile. Silencieuse, buttée. Lui s’est déjà retourné et s’en va, les mains enfoncées dans les poches, en faisant claquer ses pas sur les grandes dalles de la place. Elle se décide enfin à partir aussi. Elle prend son sac resté sur le banc. Dans son mouvement elle a laissé tomber le foulard coloré. Tu le ramasses. Tu la respires dans le coton parfumé. Tu cours derrière : "mademoiselle, mademoiselle...". Tu la rejoins.

Elle se retourne étonnée. Son visage est creusé. Ses yeux cernés. Son regard est dur. Tu sens en elle une espèce de révolte. "Vous avez oublié votre fichu" tu dis, timide en la dévorant du regard. Elle le prend, te remercie. Tu oses : "vous êtes encore plus jolie que Romy Schneider". Elle te sourit un peu et poursuit son chemin.

Entre temps, d’autres cars sont arrivés sur la place. Elle se perd dans les files de touristes triant leurs bagages dans les soutes. Elle restera à jamais ton premier émoi amoureux.

Ce soir-là est un vrai soir d’été. Avec tes parents, tu marches nonchalamment au bord du lac, croisant ou dépassant des gens supposés importants, vous gratifiant d’une égale considération. Les hauts parleurs de la promenade diffusent doucement un slow du moment :''Pale blue eyes'' du Velvet underground.

En flânant, tu songes à Romy Schneider, la petite serveuse du libre-service de la place des cars.

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