Le chat revient de sa promenade matinale et louvoie dans mes jambes en
poussant de petits miaulements amicaux où pointe une certaine impatience
affamée. Je suis seul dans la grande maison, seul depuis bien longtemps. Aucun
amour ne dort là-haut. Même pas une errance passagère croisée durant ces nuits
d’angoisse qui vous poussent au dehors. Une sensation bizarre me tient par le
bout du cœur. Hier déjà il en était ainsi. Et les jours précédents, et les
dernières semaines. J’ai un peu froid.
“Amore mio, ti amo”. Je relis les quelques mots que j’avais écrits
pour qu’elle s’en aille. Le billet est resté là, sur la table de la cuisine. Je
le relis chaque matin. Il y est depuis des mois, depuis un matin d’avril
dernier aux lueurs hésitantes entre hiver et printemps.
Eleonora. Rencontrée au hasard d’une de ces soirées où je ne vais plus. On
parle haut un verre à la main et l’on susurre de fausses confidences aux
oreilles des femmes. Elles ont des rires de gorge et passent leurs doigts fins
sous leurs yeux ombrés, semblant essuyer des larmes fictives. Puis elles vous
observent à travers leurs cils en trempant les lèvres dans une coupe de
champagne. Eleonora, piémontaise rousse au regard clair, brillante et
superficielle, sensuelle et glacée, carnassière et impassible.
Elle m’avait séduit en passant la main dans sa chevelure. Aucune femme ne
peut le faire avec une telle élégance perverse. Je n’ai jamais compris comment
j’avais pu lui plaire. Nous avons quitté ensemble le luxueux penthouse où se
déroulait la fête. On a bloqué l’ascenseur qui nous emmenait au parking et on a
fait l’amour entre deux étages. Brutal, torride. Ensuite, elle est venue chez
moi et y est restée.
Nous avions conclu une sorte de pacte : si jamais on s'aimait, ne
jamais se le dire ; garder chacun une absolue liberté. Elle, artiste
recherchée, toujours entre deux avions, entre deux capitales, entre deux
amants. Moi travaillant avec acharnement sur mon dernier ouvrage, à l’affut de
la moindre information, du moindre témoignage que mes collaborateurs pouvaient
dénicher et que j’allais aussitôt vérifier, fut-ce à Istanbul ou à Stockholm.
Elle disait : "ta maison c’est notre port d’attache, et nos nuits
sont nos seuls vrais voyages".
Je ne disais rien. Nous nous rencontrions là les week-ends. Plus rarement
dans la semaine. Juste pour l’amour et pour l’ivresse. Elle disait "ici,
je me retrouve". Moi, peu à peu, je me rendais compte que je me perdais.
Elle avait dans mon cœur pris toute la place. Plus rien n’existait en dehors
d’elle. Ni mes amis, ni ma famille, ni même ce livre auquel j’avais consacré
près de dix années et que je n’arrivais pas à terminer. La décision s’imposait
comme une évidence : il fallait que je la quitte mais je n’en étais déjà
plus capable. Alors, j’ai repensé à notre accord initial. Ce matin-là, je
partais avant elle pour un quelconque colloque. J’ai griffonné les mots
interdits et j’ai laissé le billet sur la table en bois. Le soir à mon retour
la maison était vide.
L’odeur du café a envahi la cuisine. Le chat désormais rassasié entame sa
dure journée de labeur sur le canapé du salon. Je suis assis devant mon bol
fumant. Comme chaque jour, j’ai aussi dans les doigts l'autre billet. Le sien,
écrit de sa main : "Che peccato, caro mio. Ti amo tanto bene".
Elle avait respecté à la lettre ce que nous avions dit.
Je croyais alors pouvoir retrouver un nouveau souffle, une nouvelle
énergie.
Mais à son départ, en succéda un autre plus sournois, plus amer : le
mien. Je me suis abandonné moi-même. Je ne sais plus tout à fait qui je suis,
ni pourquoi je vis. Mon livre inachevé est mort dans ma tête, comme je suis
mort dans mon cœur. Je suis devenu un étranger dans ma propre maison. Je
m’observe ne plus vivre avec un regard clinique et froid. Tant que je ne
jetterai pas ces bouts de papier dans lesquels je me suis enfermé, je resterai
un fantôme inutile.
J'ai un peu froid. Tout à l'heure je me servirai un premier verre d’alcool.
J'ai un peu froid. Tout à l'heure je me servirai un premier verre d’alcool.
Je suis subjuguée par ce récit qui semble autobiographique tellement il est fort dans le ressenti.
RépondreSupprimerUn blog magnifique que je découvre, moi la cueilleuse d'étoiles, forcément attirée par un arpenteur.
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