Un soir de mai soixante-dix. Le printemps resplendissant s’incline doucement vers l’été. Depuis la rentrée de septembre, nous partageons les bancs de nos classes avec les filles. Nous avons seize ans, des rêves plein la tête, des fous rires plein la gorge et les yeux grands ouverts. Je partage mon temps entre les cours, les terrains de foot ou de tennis, les copains et les livres. Intensément.
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C’est facile le rock : 1,2 - 1,2,3 – 1,2,3.
Tu vois. Je guide pour commencer
Dans
le collège immense, bourgeois et mariste où rôdaient encore quelques soutanes,
la fusion avec le cours Fénelon fut un bouleversement total. Soixante huit
avait soufflé le vent d’une folie joyeuse, et libéré la parole et les
corps. Nous étions cheveux aux épaules, jeans, chemises blanches et
foulards. Elles étaient robes à fleur et colliers indiens. Leurs parfums mêlés
flottaient dans les grands couloirs. Leurs rires adolescents et stakhanovistes
aussi.
Avec
la bénédiction d’un père supérieur en blouson de cuir et moto japonaise, on a
poussé les tables d’une des salles d’étude. Quelques profs amusés sont là
aussi. On a dressé un buffet hésitant entre matinées enfantines et rallyes
pseudo mondains d’une bourgeoisie de province. Les baies vitrées ouvrent sur le
parc dont les grands marronniers filtrent l’or sanglant du soleil couchant. Un
camarade passionné de musique et, par ailleurs, assez acnéique disparaît
derrière les piles de trente-trois tours et deux platines Thorens. Ses
objectifs : laisser le moins de temps possible entre les morceaux et
séduire Agnès petite brune aux yeux clairs, au moment des slows.
-…
Tu vois. Je guide pour commencer …
Je
suis tétanisé. Celle qui vient de parler c’est Marie-Joëlle. Un concentré de
féminité dont la chevelure blonde est maintenue par un bandeau de soie noué
derrière la nuque. « Là » où je dois poser la main c’est sa hanche
gauche. Et l’autre « là » où elle met la sienne, c’est mon épaule
droite. Sa taille est fine et souple. Ses yeux semblent deux lacs de montagne
dans lesquels je souhaite me dissoudre instantanément
A
la demande générale sauf la mienne, le préposé musique lance « Rock around
the clock ». Les minutes les plus longues de ma courte existence
commencent. Figé, les mains moites, je tente de suivre ma cavalière légère
comme une plume. Je lorgne vaguement ce que font les autres et essaye de les
imiter. Elle rit de bon cœur. J’ai le rouge au front, aux joues, les oreilles
en feu. Je suis sur que tout le monde me regarde. Ma fée clochette m’enroule
dans ses bracelets et ses arabesques. Elle a abandonné l’idée de m’apprendre
les rudiments du rock et danse seule autour de moi qui ne bouge plus, piquet
ridicule, esquissant par instant un pas ou deux qui aggravent encore mon cas.
Le DJ se montre diabolique. Pas le moindre temps mort pour passer de Bill Haley
à Jerry Lee Lewis. Autour c’est du délire. Les couples virevoltent marquant les
pas sautés. Je me fais bousculer par l’ami Bruno, qui réussit des passes
ahurissantes avec une Charlotte rayonnante. Je m’esquive et vais m’asseoir
discrètement près d’une enceinte vibrante. Je hais la timidité crasse qui me
poursuit depuis ma plus tendre enfance. Extrême difficulté d’entrer dans un
magasin, terreur aux interrogations, trouille bleue d’aller au tableau, crampe
à l’estomac et le rouge vermillon qui colore à la moindre occasion joues et
oreilles. Plus précisément, je me hais.
La
série de rocks s’achève sous les applaudissements pour les derniers encore en
piste. Je suis le garçon le plus stupide du monde, le plus inutile, le plus
ridicule, le plus bête. Tout le monde rejoint le buffet et les bouteilles de
sodas et d’eau fraîche. Le champagne promis sera pour plus tard. Marie-Joëlle
vient s’asseoir près de moi. J’ose à peine la regarder. Mon cœur ne tiendra
sans doute plus bien longtemps au rythme imposé par son sourire, par ses seins
qui soulèvent son chemisier entrouvert, par sa main qui vient de frôler la
mienne, par les mèches blondes collées à ses tempes
- ben dis donc t’es pas
bien souple. C’est pas grave, tu sais. C’est pas si facile au fond. Mais tu
devrais prendre quelques cours quand même. Tiens la musique reprend. Allez,
viens, celui-ci c’est pour toi.
Le
soleil s’est couché derrière les grands arbres. Quelques spots éclairent la
salle. Je serre tant bien que mal un corps de liane. Mon émoi est visible, à
tout point de vue, mais pour la première fois, je m’en fiche.
L’intro
et la voix :
We skipped the light fandango
*Turned cartwheels 'cross the floor
*I was feeling kind a seasick
Béatitude
totale, il entame par Procol Harum. Il faudra que je pense à l’embrasser …
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