jeudi 4 février 2016

Mon premier Rock

- Pose ta main là, et puis tu mets l’autre dans la mienne. Voilà comme ça.
Un soir de mai soixante-dix. Le printemps resplendissant s’incline doucement vers l’été. Depuis la rentrée de septembre, nous partageons les bancs de nos classes avec les filles. Nous avons seize ans, des rêves plein la tête, des fous rires plein la gorge et les yeux grands ouverts. Je partage mon temps entre les cours, les terrains de foot ou de tennis, les copains et les livres. Intensément.

- C’est facile le rock : 1,2 - 1,2,3 – 1,2,3. Tu vois. Je guide pour commencer
Dans le collège immense, bourgeois et mariste où rôdaient encore quelques soutanes, la fusion avec le cours Fénelon fut un bouleversement total. Soixante huit avait soufflé le vent d’une folie joyeuse, et libéré la parole et les corps. Nous étions cheveux aux épaules, jeans, chemises blanches et foulards. Elles étaient robes à fleur et colliers indiens. Leurs parfums mêlés flottaient dans les grands couloirs. Leurs rires adolescents et stakhanovistes aussi.

Avec la bénédiction d’un père supérieur en blouson de cuir et moto japonaise, on a poussé les tables d’une des salles d’étude. Quelques profs amusés sont là aussi. On a dressé un buffet hésitant entre matinées enfantines et rallyes pseudo mondains d’une bourgeoisie de province. Les baies vitrées ouvrent sur le parc dont les grands marronniers filtrent l’or sanglant du soleil couchant. Un camarade passionné de musique et, par ailleurs, assez acnéique disparaît derrière les piles de trente-trois tours et deux platines Thorens. Ses objectifs : laisser le moins de temps possible entre les morceaux et séduire Agnès petite brune aux yeux clairs, au moment des slows.

-… Tu vois. Je guide pour commencer …
Je suis tétanisé. Celle qui vient de parler c’est Marie-Joëlle. Un concentré de féminité dont la chevelure blonde est maintenue par un bandeau de soie noué derrière la nuque. « Là » où je dois poser la main c’est sa hanche gauche. Et l’autre « là » où elle met la sienne, c’est mon épaule droite. Sa taille est fine et souple. Ses yeux semblent deux lacs de montagne dans lesquels je souhaite me dissoudre instantanément

A la demande générale sauf la mienne, le préposé musique lance « Rock around the clock ». Les minutes les plus longues de ma courte existence commencent. Figé, les mains moites, je tente de suivre ma cavalière légère comme une plume. Je lorgne vaguement ce que font les autres et essaye de les imiter. Elle rit de bon cœur. J’ai le rouge au front, aux joues, les oreilles en feu. Je suis sur que tout le monde me regarde. Ma fée clochette m’enroule dans ses bracelets et ses arabesques. Elle a abandonné l’idée de m’apprendre les rudiments du rock et danse seule autour de moi qui ne bouge plus, piquet ridicule, esquissant par instant un pas ou deux qui aggravent encore mon cas. Le DJ se montre diabolique. Pas le moindre temps mort pour passer de Bill Haley à Jerry Lee Lewis. Autour c’est du délire. Les couples virevoltent marquant les pas sautés. Je me fais bousculer par l’ami Bruno, qui réussit des passes ahurissantes avec une Charlotte rayonnante. Je m’esquive et vais m’asseoir discrètement près d’une enceinte vibrante. Je hais la timidité crasse qui me poursuit depuis ma plus tendre enfance. Extrême difficulté d’entrer dans un magasin, terreur aux interrogations, trouille bleue d’aller au tableau, crampe à l’estomac et le rouge vermillon qui colore à la moindre occasion joues et oreilles. Plus précisément, je me hais.

La série de rocks s’achève sous les applaudissements pour les derniers encore en piste. Je suis le garçon le plus stupide du monde, le plus inutile, le plus ridicule, le plus bête. Tout le monde rejoint le buffet et les bouteilles de sodas et d’eau fraîche. Le champagne promis sera pour plus tard. Marie-Joëlle vient s’asseoir près de moi. J’ose à peine la regarder. Mon cœur ne tiendra sans doute plus bien longtemps au rythme imposé par son sourire, par ses seins qui soulèvent son chemisier entrouvert, par sa main qui vient de frôler la mienne, par les mèches blondes collées à ses tempes

- ben dis donc t’es pas bien souple. C’est pas grave, tu sais. C’est pas si facile au fond. Mais tu devrais prendre quelques cours quand même. Tiens la musique reprend. Allez, viens, celui-ci c’est pour toi.

Le soleil s’est couché derrière les grands arbres. Quelques spots éclairent la salle. Je serre tant bien que mal un corps de liane. Mon émoi est visible, à tout point de vue, mais pour la première fois, je m’en fiche.

L’intro et la voix :
We skipped the light fandango
*Turned cartwheels 'cross the floor
*I was feeling kind a seasick

Béatitude totale, il entame par Procol Harum. Il faudra que je pense à l’embrasser … aussi

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