La pierre du Muchinga
La chaleur était douce sur les pentes escarpées des monts
Muchinga.
L’équipe du professeur Antoine Debruges était à pied
d’œuvre depuis déjà quelques semaines et le camp de base était parfaitement en
place. Les tentes étaient solidement arrimées au sol granitique, la plus grande
servant de bureau, de laboratoire … et de salon de musique pour Jeanne Debruges
qui ne se séparait jamais d’un petit clavier aux touches jaunies. Elle y
dormait aussi quelquefois. Jeanne, précieuse et diaphane, l’enfant venue tard
d’un mariage bancal, Jeanne longue brune aux yeux d’eau claire et aux mains
d’artiste séduisait autant par son étrange beauté que par sa connaissance de la
paléoanthropologie dont elle avait fait sa spécialité.
A force d’observations et de relevés minutieux de la
topographie des lieux, ils avaient fini par repérer une sorte d’étroit défilé
dans une anfractuosité recouverte de végétation. C’était la voie qu’ils
espéraient. Ils s’étaient enfoncés progressivement dans le ventre de la montagne
découvrant sans cesse d’autres passages creusés dans les différentes roches qui
la composaient. Ils avaient ainsi remonté le fil des siècles, puis des
millénaires. Ils avaient suivi le cours d’anciennes rivières, trouvé les traces
des glaces, découverts aussi des fossiles nombreux. Des jours entiers à voir
leurs ombres danser sur les parois. Des jours entiers à évacuer des pierres
plus lourdes que le temps. Des jours entiers à respirer l’air de l’histoire des
hommes. Des jours entiers jusqu’à ce que, ce matin là, ils atteignent cette
salle incroyable dont le sol concave révélait la présence d’un très ancien lac
souterrain et qui avait laissé place à une roche noire et luisante devant
laquelle ils étaient resté muets, sidérés presque tremblants. On distinguait
nettement les signes gravés de ce qui semblait être une écriture. Une écriture
qui serait vieille de plus de cinq millions d’années et qui allait remettre en
cause tout ce que les hommes croyaient savoir sur leur humanité.
La nuit africaine couchait ses ombres fantasmatiques sur
la savane.
Au loin, les reflets bleutés du lac Bangweulu défiaient
encore un peu l’obscurité souveraine.
Après d’interminables discussions avec
son père à propos de leur découverte, ils était restés silencieux à écouter battre
le cœur du monde sous l’écorce de la terre africaine. Puis comme souvent, elle
avait confié quelques notes d’une fugue de Bach à la brise légère avant de
s’endormir sur le lit de camp, au fond de la grande tente. Les Bembas
entretenaient le feu et la mélopée juste murmurée de « l’homme de
garde » la berçait paisiblement.
C’est le silence qu’elle ressentit
confusément dans son sommeil. Un silence lourd, inhabituel. La nuit qui n’est
que cris, bruissements, appels était devenue subitement muette. Jeanne assise
au bord du petit lit métallique écoutait, tendue, incrédule. Puis elle
l’entendit. Ce fut d’abord un chuintement grinçant puis un souffle lent et
rauque, une espèce de respiration profonde qui tournait lentement autour de la
tente. Une forme énorme s’appuyait maintenant contre les parois de toile,
dessinant des contours insensés. Malgré la terreur qui la submergeait, Jeanne
crut reconnaître une espèce de mufle formidable et hideux, naseaux ouverts qui
semblaient inspirer la nuit. Elle tremblait maintenant, ne pouvait proférer
aucun son. Son corps était trempé de sueur. Elle se sentit pâlir encore lorsque
deux taches rougeâtres s’éclairèrent juste derrière la porte. Deux taches de
lumière prolongées par deux rayons qui filtrèrent et pénétrèrent dans la tente.
Jeanne eu le réflexe ultime de s’accroupir derrière le lit de camp et de
ramener sur elle la vieille couverture de survie. Au travers des déchirures du
tissu aluminisé, elle observait le mouvement de ce regard sans yeux. Une vapeur
pestilentielle avait rempli l’espace et elle s’efforçait de retenir la nausée
qui montait en elle. Les deux faisceaux firent le tour de la tente,
minutieusement, s’attardant même sur la forme sombre qu’elle définissait et lui
causant une douleur insidieuse au bras droit. Le revêtement de la vieille
couverture la protégea miraculeusement de leur inquisition. Enfin, tout
doucement elle commença à percevoir la voix. Une voix inhumaine parlant une
langue primitive, hachée, gutturale. Une voix qui s’insinuait au plus profond de
son esprit. Et l’inimaginable se produisit : elle comprenait ce que cette voix disait.
-
« Gniarnnh amk, yiarrgh ought ». « Tu m’as réveillé, je suis
là ».
-
« yarmgn
gniatr, forgnh Zoor varthn nockt » . « Je
suis Zoor, mais ne dis pas mon nom »
-
« gniayang suing margnh forgnh Zoor » . « Je suis Zoor et tu es à
moi ».
Puis tout se tut soudain. Tout
redevient normal. Le petit jour commençait à poindre ; la vie nocturne
allait bientôt laisser la place à l’agitation habituelle. Jeanne resta
longtemps sans bouger, à essayer de formaliser ce qui venait d’arriver, à
mettre des mots sur l’innommable. Sa connaissance poussée des mythologies des
peuplades primitives et de leurs rites se heurtait à son rationalisme
scientifique pour aller plus avant dans ses réflexions. Elle mit longtemps à
reprendre ses esprits puis finit par sortir en chancelant. Bonaventure, l’homme
de confiance de son père, celui qui le suivait depuis plus de vingt ans dans
toutes ses expéditions, était assis près du feu. Elle voyait son dos musculeux
sous le tee-shirt blanc.
-
Bona, tu n’as rien entendu cette nuit ?
-
Non, rien de spécial, à part un groupe de lionnes qui a
tourné un moment autour de nous, par curiosité sans doute.
-
Mon père est levé ?
-
Je crois l’avoir entendu dans sa tente il y a un instant.
Déjà au travail sûrement !
-
Je vais boire un café avec lui, dit Jeanne en se dirigeant
vers le centre du camp.
Si elle s’était retournée à
ce moment là, elle aurait vu les yeux bruns rouges aux pupilles verticales de
celui à qui elle venait de parler l’observer fixement. Elle aurait aussi pu
apercevoir une étrange écharpe de brume s’enrouler autour du sommet du
Muchinga.
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