lundi 8 février 2016

La légende de ZOOR

La pierre du Muchinga


La chaleur était douce sur les pentes escarpées des monts Muchinga.

L’équipe du professeur Antoine Debruges était à pied d’œuvre depuis déjà quelques semaines et le camp de base était parfaitement en place. Les tentes étaient solidement arrimées au sol granitique, la plus grande servant de bureau, de laboratoire … et de salon de musique pour Jeanne Debruges qui ne se séparait jamais d’un petit clavier aux touches jaunies. Elle y dormait aussi quelquefois. Jeanne, précieuse et diaphane, l’enfant venue tard d’un mariage bancal, Jeanne longue brune aux yeux d’eau claire et aux mains d’artiste séduisait autant par son étrange beauté que par sa connaissance de la paléoanthropologie dont elle avait fait sa spécialité.

A force d’observations et de relevés minutieux de la topographie des lieux, ils avaient fini par repérer une sorte d’étroit défilé dans une anfractuosité recouverte de végétation. C’était la voie qu’ils espéraient. Ils s’étaient enfoncés progressivement dans le ventre de la montagne découvrant sans cesse d’autres passages creusés dans les différentes roches qui la composaient. Ils avaient ainsi remonté le fil des siècles, puis des millénaires. Ils avaient suivi le cours d’anciennes rivières, trouvé les traces des glaces, découverts aussi des fossiles nombreux. Des jours entiers à voir leurs ombres danser sur les parois. Des jours entiers à évacuer des pierres plus lourdes que le temps. Des jours entiers à respirer l’air de l’histoire des hommes. Des jours entiers jusqu’à ce que, ce matin là, ils atteignent cette salle incroyable dont le sol concave révélait la présence d’un très ancien lac souterrain et qui avait laissé place à une roche noire et luisante devant laquelle ils étaient resté muets, sidérés presque tremblants. On distinguait nettement les signes gravés de ce qui semblait être une écriture. Une écriture qui serait vieille de plus de cinq millions d’années et qui allait remettre en cause tout ce que les hommes croyaient savoir sur leur humanité.

La nuit africaine couchait ses ombres fantasmatiques sur la savane.

Au loin, les reflets bleutés du lac Bangweulu défiaient encore un peu l’obscurité souveraine.

Après d’interminables discussions avec son père à propos de leur découverte, ils était restés silencieux à écouter battre le cœur du monde sous l’écorce de la terre africaine. Puis comme souvent, elle avait confié quelques notes d’une fugue de Bach à la brise légère avant de s’endormir sur le lit de camp, au fond de la grande tente. Les Bembas entretenaient le feu et la mélopée juste murmurée de « l’homme de garde » la berçait paisiblement.

C’est le silence qu’elle ressentit confusément dans son sommeil. Un silence lourd, inhabituel. La nuit qui n’est que cris, bruissements, appels était devenue subitement muette. Jeanne assise au bord du petit lit métallique écoutait, tendue, incrédule. Puis elle l’entendit. Ce fut d’abord un chuintement grinçant puis un souffle lent et rauque, une espèce de respiration profonde qui tournait lentement autour de la tente. Une forme énorme s’appuyait maintenant contre les parois de toile, dessinant des contours insensés. Malgré la terreur qui la submergeait, Jeanne crut reconnaître une espèce de mufle formidable et hideux, naseaux ouverts qui semblaient inspirer la nuit. Elle tremblait maintenant, ne pouvait proférer aucun son. Son corps était trempé de sueur. Elle se sentit pâlir encore lorsque deux taches rougeâtres s’éclairèrent juste derrière la porte. Deux taches de lumière prolongées par deux rayons qui filtrèrent et pénétrèrent dans la tente. Jeanne eu le réflexe ultime de s’accroupir derrière le lit de camp et de ramener sur elle la vieille couverture de survie. Au travers des déchirures du tissu aluminisé, elle observait le mouvement de ce regard sans yeux. Une vapeur pestilentielle avait rempli l’espace et elle s’efforçait de retenir la nausée qui montait en elle. Les deux faisceaux firent le tour de la tente, minutieusement, s’attardant même sur la forme sombre qu’elle définissait et lui causant une douleur insidieuse au bras droit. Le revêtement de la vieille couverture la protégea miraculeusement de leur inquisition. Enfin, tout doucement elle commença à percevoir la voix. Une voix inhumaine parlant une langue primitive, hachée, gutturale. Une voix qui s’insinuait au plus profond de son esprit. Et l’inimaginable se produisit : elle comprenait ce que cette voix disait.

-          « Gniarnnh amk, yiarrgh ought ». « Tu m’as réveillé, je suis là ».
-          « yarmgn gniatr, forgnh Zoor varthn nockt » . « Je suis Zoor, mais ne dis pas mon nom »
-          « gniayang suing margnh forgnh Zoor » . «  Je suis Zoor et tu es à moi ».

Puis tout se tut soudain. Tout redevient normal. Le petit jour commençait à poindre ; la vie nocturne allait bientôt laisser la place à l’agitation habituelle. Jeanne resta longtemps sans bouger, à essayer de formaliser ce qui venait d’arriver, à mettre des mots sur l’innommable. Sa connaissance poussée des mythologies des peuplades primitives et de leurs rites se heurtait à son rationalisme scientifique pour aller plus avant dans ses réflexions. Elle mit longtemps à reprendre ses esprits puis finit par sortir en chancelant. Bonaventure, l’homme de confiance de son père, celui qui le suivait depuis plus de vingt ans dans toutes ses expéditions, était assis près du feu. Elle voyait son dos musculeux sous le tee-shirt blanc.

-          Bona, tu n’as rien entendu cette nuit ?
-          Non, rien de spécial, à part un groupe de lionnes qui a tourné un moment autour de nous, par curiosité sans doute.
-          Mon père est levé ?
-          Je crois l’avoir entendu dans sa tente il y a un instant. Déjà au travail sûrement !
-          Je vais boire un café avec lui, dit Jeanne en se dirigeant vers le centre du camp.
Si elle s’était retournée à ce moment là, elle aurait vu les yeux bruns rouges aux pupilles verticales de celui à qui elle venait de parler l’observer fixement. Elle aurait aussi pu apercevoir une étrange écharpe de brume s’enrouler autour du sommet du Muchinga.

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