L’enfant capricorne était
timide, secret, solitaire, entêté, observateur attentif de la vie et des gens.
Ce qu’il aimait par dessus tout, c’était la cérémonie du soir. L’homme lion le
prenait dans ses bras et faisait avec lui le tour de la maison. Le but de cette
ronde était de vérifier que le loup avait déserté le domaine.
Non pas que l’enfant
capricorne eut peur du loup, bien au contraire. Il se sentait même une forme de
fraternité avec l’animal sauvage honni et pourchassé. Mais le passage rituel
derrière tous les rideaux, dans les grands placards et jusqu’à la terrifiante
porte de la cave, prolongeait le plaisir de ces instants complices avec l’homme
lion.
Et mieux encore. Bien
souvent quand l’enfant capricorne avait été bordé dans le petit lit blanc,
l’homme lion s’asseyait à côté et chantait juste pour lui, de sa voix de basse.
Mais pas des berceuses pour les autres enfants. Des chansons du moment ou de sa
jeunesse à lui. Par exemple "La chansonnette", "Les enfants oubliés",
"Mes mains", "Sur ma vie" ou "La folle
complainte" sa préférée sans doute.
L’enfant capricorne écoutait en essayant de ne pas sombrer trop vite dans le sommeil. L’homme lion, pour s’assurer que l’enfant capricorne dormait, changeait les paroles. Il disait "et sous ses cheveux gris, la chansonnette gros rat" au lieu de "sourit". Ou "mes mains dessinent dans le soir la forme d’une poire" au lieu de "l’espoir". Ou encore "Gondolier, dans ta gondole, gondolier t'en souviens-tu, tu chantais ta barjacqueline'" plutôt que ta "barcarole". Si l’enfant capricorne n’ouvrait pas les yeux très vite en corrigeant, alors c'est qu'il dormait et l’homme lion pouvait rejoindre sa douce femme capricorne.
Aujourd’hui l’enfant devenu
homme capricorne a entendu, par hasard à la radio, Bécaud chanté "C’était
mon copain, c’était mon ami, pauvre vieux copain de mon humble pays …".
L'homme lion assis à côté de son lit d'enfant a soudain surgi du fond de sa
mémoire. Il n’a pu empêcher les larmes de couler. Il lui a fallu arrêter la
voiture sur une aire d’autoroute pour laisser passer le courant d’un chagrin
doux amer mais bienfaisant. En reprenant la route, il a pensé simplement
"bonne nuit, Papa".
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