jeudi 31 mars 2016

Jeannette, ou la sublimation

Mitigeur. Manette à cent dix degrés à gauche pour température idéale. Appuyer sur le bec du distributeur de savon liquide avec le coude droit en mettant la main gauche en réceptacle. Recueillir le savon. Paume contre paume. Pouce droit, index gauche, pouce gauche, index droit puis dans l’ordre impératif majeur, auriculaire, annulaire droits, annulaire, auriculaire, majeur gauches. Une fois, deux fois, trois fois. Savon, eau, savon, eau. Serviette propre, blanche, pliée en quatre, bord aligné sur le bord droit du lavabo. Dépliée, utilisée, jetée dans le bac à linge sale. Mains en l’air pour finir le séchage. Pas regarder dans le miroir avant. Jamais avant que les mains ne soient sèches. Là, je peux. Ça va.

Non, ça va pas. Mèche rebelle à plaquer et à aligner sur la pointe de l’oreille gauche. Ouvrir la porte du meuble blanc, prendre le bac en osier, prendre le gel, ouvrir le tube, prendre une noisette dosée sur la dimension de la moitié de l’ongle de l’auriculaire gauche replié dans la main. Paume gauche, index droit. Appliquer. Ça va. Non, ça va pas. Se relaver les mains. Une seconde serviette est toujours pliée sous la première. Refermer le tube, le remettre dans le bac en osier, refermer la porte du meuble blanc et miroir après séchage. Jamais avant. Ça va. Non, ça va pas. Le distributeur de savon est désaxé par rapport au bord gauche du miroir. Prendre un mouchoir en papier dans la boîte. Replacer le distributeur. Jeter le mouchoir en papier en ouvrant la poubelle avec le pied. Ça va. Eteindre la lumière de la salle de bains, rallumer pour vérifier qu’elle est bien éteinte. Eteindre à nouveau et rallumer. Cinq fois.

Douze pas pour atteindre la porte de la cuisine. Quatre pour arriver contre la partie du plan de travail où se trouve la cafetière. Faire le café : ouvrir la cafetière, ouvrir le paquet de filtres toujours posé sur le plan de travail, prendre un filtre, le mettre dans la cafetière, refermer le paquet et le reposer à cinq centimètres de la boîte à café. Saisir la boîte à café, l’ouvrir, prendre la dosette laissée en permanence dans la boîte, mettre le café dans le filtre en comptant une, deux, trois, quatre, cinq doses. Remettre la dosette, refermer la boîte à café, la ranger à cinq centimètres de la cafetière. Prendre la verseuse de la main droite. Ouvrir l’eau côté froid. Remplir la cafetière jusqu’au trait « quatre tasses ». Fermer l’eau. Verser l’eau dans la partie adéquate de la cafetière. Torchon couleur bleue. Essuyer l’eau qui a coulé le long du verre. Essuyer le plan de travail. Ranger le torchon sur la barre prévue à cet effet. Faire pivoter le filtre chargé en café. Glisser la verseuse en dessous. Appuyer sur le bouton. Attendre quarante-cinq secondes avant le premier bruit indiquant que l’eau montée température commence à goutter sur le café. Voilà. Ça va. Non, ça va pas. Se laver les mains. À côté de l’évier le savon liquide identique à celui de la salle de bains et une serviette blanche pliée en quatre alignée sur le bord droit de l’évier. Ça va. Pas de miroir. Ça va. La journée commence. Je me suis levée deux heures et quarante-trois minutes avant l’heure à laquelle je dois partir pour aller travailler.

Vous avez compris : j’ai des tocs. Chez moi, tout est compté, calculé, millimétré. Chaque geste, chaque pas est réfléchi, intégré, ingéré, digéré. Sortir de chez moi est une gageure quotidienne car il me faut dix-sept minutes et trente-trois secondes pour fermer la porte et vérifier qu’elle l’est effectivement. Je vis seule. Je n’ai jamais pu établir une relation durable avec quiconque, ne serait-ce même qu’en amitié. Je ne parle pas du reste. Imaginez-vous un instant faire l’amour en décomposant chaque mouvement de vous et de votre partenaire, et en éprouvant toutes les sept minutes le besoin irrépressible d’aller vous laver les mains !

Et bien malgré tout cela, ma fierté est d’avoir su faire un atout de cette maladie obsessionnelle compulsive et infernale. J’ai réussi à sublimer ce qui aurait pu être une infirmité rédhibitoire à tout emploi. Je suis devenue hôtesse de toilettes dans un grand, très grand restaurant. Ou plus prosaïquement parlant « dame pipi ». Vous n’imaginez pas à quel point l’endroit que je tiens sous ma responsabilité est propre, nickel, brillant, désinfecté, parfumé, musical et accueillant. Je suis la reine absolue et incontestée des hôtesses de toilettes de France. Je suis connue et reconnue. Les patrons des autres établissements de luxe me courtisent, professionnellement parlant bien entendu, pour que je rejoigne leurs brigades, leurs équipes, voire même leurs staffs. Je refuse poliment et décline toutes les propositions. Là où je suis, je suis bien. C’est un royaume sur lequel je règne en monarque et j’ai la chance insigne que ce royaume se trouve à six cent vingt-huit pas de mon domicile.

Et puis, compte tenu de la notoriété de l’établissement qui m’emploie, je rencontre chaque jour les plus grands artistes, les hommes et les femmes politiques les plus influents, les sportifs les plus cotés, les vedettes les plus adulées. Nombre d’entre eux me connaissent, m’appellent par mon prénom – Jeannette - et souvent me gratifient d’un mot gentil, ou d’un pourboire, ou d’un autographe. Le comptoir rutilant derrière lequel je règne est à la fois un lieu de convivialité et quelquefois de confidences que je recueille sous le sceau du secret.

Défilent aussi dans mon domaine privé, ceux que les médias font et défont en une soirée télé. Ceux-là même qui tomberont dans l’oubli aussi vite qu’ils sont montés au sommet illusoire de la célébrité. Ils affichent un sourire béat et une assurance maladroite comme si ils brandissaient devant eux l’oriflamme de leur vanité. Au fond, je leur en veux pas. Ils sont à la fois le miroir, l’instrument et les enfants d’une société sans repère.

Cependant, ce qu’ils ignorent tous, c’est que je note tout ce que l’on me dit, tout ce que l’on me confie et tout ce qui se murmure et que j’entends malgré moi. Vous n’avez pas idée de ce qui peut s’exprimer là, dans les toilettes des hommes autant que dans celles des femmes. Jalousie, propos amers, déballage sans vergogne de vie privée, coups fourrés politiques, vacheries distillées à mi-voix ou même cris d’amour à peine étouffés. Et j’en oublie. Je note tout. Pas par réel calcul, mais par nécessité impérieuse de le faire.

Le mois dernier, une éditrice avisée et passablement énervée est venue se re-pomponner dans mon royaume. On a échangé quelques mots, puis un peu plus. Elle s’est montrée intéressée, puis passionnée, puis insistante. Mon livre sort pour Noël, accompagné d'une campagne de pub orchestrée autour du concept du cadeau idéal. Son titre ? « Les confidences de la huitième cabine ». Ce sera, parait-il, plus vendeur que « La France par la lunette arrière » que j’avais d’abord proposé. C’est elle la professionnelle, après tout !

Blanche et Colombe ... comme un conte

Armand, s’acagnarda un peu plus dans la grande chaise et entreprit de bourrer sa pipe.
- tiens, petite, sert moi donc un autre café. Et puis toi là, le grand avec les bras qui pendent, remets donc une ou deux buches dans la cheminée.
Sur la table derrière, restaient quelques biscuits et des fruits secs. Le café arriva aussitôt.
Imposant de stature comme de tour de taille, vêtu de son éternelle veste en velours, favoris et moustache blancs, œil frisant, Armand était le conteur de la vallée. Il arpentait la région et animait les veillées avec ses légendes et ses contes peuplés de sorciers, de bêtes malfaisantes et autres étrangetés.

Ce soir, c’était dans la plus grosse ferme du hameau des Esparrons, appuyé contre l’épaule de la montagne, qu’il s’était arrêté. On avait rangé sa carriole, et dételé le grand cheval roux qui reposait paisible dans l’étable. On l’aimait bien Armand, et même certaines femmes disaient encore de lui qu’il « portait beau ». Lui, il laissait dire.
Il dégusta son café pendant qu’on s’affairait à tisonner et à resserrer le cercle autour du feu. Enfin, il posa son bol avec un grand « ah » de satisfaction, tira une première bouffée et appuya ses coudes sur ses genoux.

- Mes amis, aujourd’hui, je ne vous parlerai pas de fantômes, de diables ou de bûcheron sans tête comme la dernière fois. Je vais vous raconter une histoire toute simple, belle comme notre vallée et lumineuse comme les matins de printemps. Une belle histoire d’homme et de bête. Une véritable histoire d’amour ...
On s’ébroua autour, certains peut-être un peu soulagés. Les jeunes filles croisèrent leur regard en rosissant.

- Il y a bien longtemps, dans un petit village de la montagne de Lure, vivait la famille Monestier. Elle n’avait rien de bien particulier par rapport aux autres si ce n’est qu’il y était né deux jumeaux, deux garçons prénommés Frédéri et Augustin. Hélas, leur mère aussi jolie que frêle, mourut épuisée par le labeur avant leurs cinq ans. Le père inconsolable sombra bien vite dans l’alcool les accusant même d’avoir apporté le mauvais œil et d’être responsable de la mort de leur mère. Quelques mois après il disparut à son tour. On trouva son corps noyé dans le Lauzon du côté de Sigonce. L’instituteur et sa femme qui n’avaient pas eu d’enfant, prirent alors en charge les deux gamins en pensant « advienne que pourra » et, bon an mal an, ils réussirent à leur donner l’amour et l’éducation qui leur avaient manqués jusque-là. Cependant, vers dix-huit ans Frédéri et Augustin, devenus deux solides gaillards, partirent au service militaire. Quand ils retournèrent dans leur village, leurs parents adoptifs avaient économisé un peu d’argent. Ils purent acquérir une vieille ferme en ruine et quelques arpents de terre. Leur travail acharné en fit une exploitation reconnue dans toute la vallée.

- Mais, durant ces temps de jeunesse et d’armée, ils s’étaient liés d’amitié avec un jeune homme qui leur ressemblait un peu. Un colosse de roc et de genêts, venus d’un pays de causse battu par la burle, entre Aubrac et Gévaudan, Joseph Cayrel. Ils avaient juré de s’écrire tous les ans, sachant qu’ils ne se reverraient sans doute jamais. Ils tinrent parole durant vingt ans. Une lettre à la saint Jean, une à la Noël auxquelles ils répondaient toujours. Mais une année, il n’y eu pas la lettre de la saint Jean. Ils n’eurent pas non plus de réponse à la leur. Le Noël suivant, en arriva une, mais pas de la main de Joseph, de celle de sa femme, Marie-église. On l’avait baptisée ainsi car elle avait été trouvée enveloppée dans des langes, sous le porche de l’église de Marvejols. Elle disait que Joseph était mort écrasé par un tombereau au début de l’été. Marie-église avait dû vendre une partie de ses bêtes, et louer un peu de terre pour survivre. Elle leur souhaitait un joyeux Noël malgré tout et leur envoyait une fleur séchée prise sur la tombe où reposait son homme.

- Augustin et Frédéri se sont regardés, se sont levés de leurs chaises comme un seul homme et on dit ensemble : « on y va ». Et puis ils ont réfléchi. Augustin rompit le silence :
- Ecoute, frère, je suis célibataire, tu es marié. Tu as une famille et des enfants et c’est toi qui connait le mieux les affaires. Alors il vaut mieux que j’y aille seul.
- Tu as raison, répondit Frédéri. Mais prend mon Baptiste avec toi. Il a dix-huit ans et est plus fort et plus réfléchi que nous deux réunis l’étions à son âge.
Ils écrivirent une réponse à Marie-Eglise et préparèrent le voyage

Quelques jours plus tard, l’oncle et le neveu prenait la route de Forcalquier. A pied, en chemin de fer, en char à bancs, il leur fallut cinq jours pour rejoindre Marvejols, puis le Buisson. Quand ils ont frappé à la porte de la ferme Cayrel, c’est Marie qui vint leur ouvrir, accompagnée d’une jeune fille qui lui ressemblait en tout point. « C’est Blanche ma fille. Enfin notre fille ». Elle les fit asseoir et leur servit un grand bol de soupe. Sur la table en bois luisant, il y avait leur lettre en réponse à la sienne. Juste quelques mots : vous inquiétez pas, on arrive.

Ils sont restés plus d’une année en Gévaudan, à remettre en route la ferme. Marie avait pu conserver deux vaches et une jeune génisse qu’elles avaient appelée Colombe. C’était une Aubrac, blonde au regard très doux, que Blanche chérissait par-dessus tout. Baptiste, lui, n’avait d’yeux que pour Blanche.
Son oncle, lui, était tombé amoureux de Marie, malgré le cal de ses mains et les rides au coin de ses yeux où passaient trop souvent les ailes sombres du malheur.

Un jour Blanche avait emmené les bêtes, leurs trois plus celles qu’Augustin avait négociées au grand marché de Mende, un peu plus loin que d’habitude sur le plateau. Baptiste qui l’avait accompagné à distance, était affairé à débroussailler un secteur où il pensait faire un peu de seigle ou d’orge. Soudain il entendit un cri perçant, du côté de la pâture. Il se saisit de son outil et courut comme un fou dans la direction d’où provenaient les cris.

Il s’arrêta net : une espèce de bête entre chien et loup, noir, hérissé, tournait autour de Blanche. Mais entre la jeune fille et l’animal, Colombe s’était interposée, corne en avant, mufle dilaté, faisant fi du coup de dent qui teintait son mollet de rouge sombre. Baptiste hurlant, faucille dans une main et bâton trouvé dans l’autre, fondit sur la bête. Celle-ci, surprise, fit face un instant puis fila en ronflant, abandonnant sa proie. Blanche se jeta dans les bras du jeune homme et s’y blottit toute tremblante. Ils restèrent un moment ainsi serrés contre l’autre. Puis Baptiste dit :
- Il faut s’occuper de Colombe. C’est elle qui t’a sauvée. Moi j’ai juste fini le travail.

Quelques semaines plus tard, Blanche et Baptiste demandèrent à Marie-église et Augustin la permission de se marier. Celle-ci leur fut accordée, sous réserve de l’accord des parents de Baptiste. Et ce d’autant plus aisément qu’Augustin ajouta :
- Tu vois, gamin, je n’ai jamais trouvé femme chez nous, là-bas. Mais je l’ai trouvée ici, dans ce pays aussi beau et aussi rude que le nôtre. Il regarda Marie-église, mit sa main sur son ventre et rajouta :
- Et puis je crois bien qu’il y a un petit en préparation, là ...

Voilà, mes amis, l’histoire est finie, mais pas tout à fait tout de même. Ecoutez encore un peu ... 

Augustin resta en Aubrac. Baptiste et Blanche se marièrent en Haute Alpes. Mais, lorsqu’ils quittèrent la ferme du Buisson, ils emmenèrent Colombe. Le voyage de la pauvre bête n’a pas dû être des plus aisés, mais elle arriva en forme à saint Saturnin. Elle rejoignit le troupeau familial, et fit plusieurs veaux métissés Aubrac et Abondance. Puis ils la laissèrent couler paisiblement ses jours, dans la ferme ou dans les alpages.

Plusieurs années passèrent. Un soir d’été tout embaumés des parfums de la montagne, Baptiste et Blanche étaient tous deux au buron, pour faire les fromages. Le travail achevé, assis sur une pierre encore chaude, ils regardaient, la nuit se coucher doucement sur la terre et le ciel se piqueter d’étoiles. Une bête se détacha du groupe. C’était Colombe, blanchie, un peu boiteuse aussi. Elle s’approcha d’eux, plia les genoux et se coucha contre Blanche, le nez sur ses jambes, poussa un énorme soupir et mourut, simplement.

Ils restèrent interdits. Blanche, les yeux remplis de larme, ferma les paupières de l’animal. Baptiste murmura :
- Elle a rempli sa mission.
- On ne peut pas la laisser ainsi, dit Blanche après un moment, tout en caressant la peau tiède et douce.
- Tu as raison.

Ils s’écartèrent un peu du buron. Baptiste alla chercher une pioche et une pelle et creusa une espèce de tombe, peu profonde tant le rocher affleurait. Ils y tirèrent le corps de Colombe et le recouvrirent de toutes les pierres qu’ils purent trouver. Puis Baptiste bricola une forme de croix qu’il planta sur le dessus.
- Le Jésus me le pardonnera bien, va ...

Armand se redressa un moment pour juger de l’effet de son histoire. On reniflait pas mal, on se mouchait aussi. Il sourit derrière sa moustache et termina :
- Et c’est pour ça que ce petit coin de terre herbue, tout là-haut vers les alpages, s’appelle le plateau de Blanche colombe ...
- Dis donc Francine, il te resterait pas un peu de ton eau de vie de prune ? J’ai un peu soif.

Vache Aubrac

Les Alpages


samedi 26 mars 2016

Le Gone

- Depuis le gros caillou, vous allez jusqu’à la rue Diderot, puis vous prenez par la traboule de la Cour des Voraces jusqu’aux Tables Claudiennes. A la sortie, je suis là, juste à droite.
J’avais suivi scrupuleusement les indications et frappais à une porte en bois marron à l’aide d’un vieux heurtoir en fer rouillé. Une plaque en cuivre vert de grisé indiquait sobrement "Atelier G.Cochard". Des pas traînants, puis le battant qui s’entrouvre. Une forme s’efface dans l’ombre fraîche de l’allée.
- Montez les degrés devant vous fit la voix frêle ; je vous suis à mon rythme, va ! C’est au troisième. La porte de l’atelier est restée ouverte.

Je pénétrais dans un grand local éclairé par deux immenses fenêtres sans volet. Un impossible fatras de rouleaux de papier, de cartons perforés, d’outils de toute sorte la remplissait jusqu’à la gorge. Une vieille banque en bois occupait le centre et deux gros meubles à multiples tiroirs, le fond. Les murs étaient couverts de dessins dûment numérotés. Je respirais une odeur de cire et de graisse, mêlée à celle très spéciale de la soie. Peu après la voix entrait à son tour. Je me retournais pour découvrir un vieux bonhomme petit et maigre, flottant dans un bleu de travail élimé et comme ciré par l’usage, un béret noir vissé sur la tête. Des lunettes rondes aux branches tordues lui donnait un air un peu fou, mais les yeux pétillaient de malice. Il me regardait par en dessous, le visage légèrement incliné de côté, en mâchonnant une gitane maïs maintes fois éteintes et rallumées.

- Alors c’est vous le curieux, l’ingénieur, demanda-t-il en appuyant sur le dernier mot d’un petit rire. Vous voulez voir la bête, c’est ça, hein ? Ah, y en plus beaucoup comme celui là, vous savez. Il a bien plus de cent ans … presque mon âge rajouta-t-il avec un clin d’œil complice.
Je ne savais trop quoi répondre et lui emboîtais le pas vers une autre pièce un peu plus sombre.

- Voilà ! Dit-il ponctuant avec un large mouvement du bras. Voilà le rescapé du temps qui passe.
Dans une quasi pénombre trouée par deux lampes l’éclairant, IL était là, échassier de bois luisant surmonté par une mécanique complexe. Il semblait dormir.
- J’vais vous le montrer au travail.
Le bonhomme s’installa devant la façure, fit jouer deux ou trois fois le peigne, appuya sur la pédale pour libérer les fils, lança la navette et commença à tisser. Les cartons perforés se mirent à tourner. Les fils de chaînes entraînés par la mécanique montaient et descendaient, reliés aux aiguilles tombant dans les trous des cartons. Le claquement sec de la navette, le bruit du peigne venant tasser la dernière trame insérée, le cliquettement des aiguilles, le sifflement sporadique de la courroie et le tissu qui avançait doucement. Malgré son extrême application, je sentais la passion et le bonheur du vieux canut. Il s’arrêta après quelques minutes.

- Viens donc voir, gone ! Je m’approchais timidement.
- Vous tissez … à l’envers ?
- T’as l’œil, gone. C’est bien, ça. Ben oui, tu comprends, pour pas fatiguer la machine en levant des masses de fils trop importantes, j’ai inversé le dessin. Du coup, je lève moins et elle aussi.
- Mais, comment vous faites pour voir si c’est juste ?
- Ben tiens, avec la glace !
Il prit un miroir attaché à une canne en bois et la passa sous le tissu. Et je vis une pure merveille de motif de feuilles d’acanthes d’or et de soie rouge.
- Monsieur Cochard, … vous faites tout ?
- Ca t’en bouche un coin, pas vrai ? Je fais juste ourdir ailleurs et je fais faire aussi les canettes. Mais c’est moi qui fait les cartons pour les dessins, le remettage et le rentrage en peigne. Tiens regarde dans l’armoire derrière toi. Mais fais attention, c’est fragile.

J’ouvrais et restais interdit devant l’incroyable beauté des tissus suspendus. Brocards, damas, façonnés aux nuances subtiles brillaient doucement sous la lueur tamisée des vieilles lampes.
- Et celui-là, il est … authentique, non ?
- J’avais bien vu qu’t’avais l’œil ! C’est un tissu qui ornait les appartements de Marie Antoinette à Versailles. J’en ai refait plusieurs mètres l’année dernière. Et celui d’à côté, il va aux murs d’une des pièces de réception du château de Vaux le Vicomte. Y se mouchait pas du coude le père Fouquet, nom de nom. Alors, y te plait-il mon vieux bistanclaque. ?
- Plutôt, oui. Je jetais un coup d’œil à ma montre.
- Dites, monsieur Cochard, ça vous dirait pas une quenelle chez l’Antoinette.
Il me regarda avec un étonnant sourire.
- Dis, ça t’embêterait pas si on emmène la Nénette ?… Je mets mon tricot au lieu du bleu et on y va. Je la préviens en passant.

La Nénette était une petite femme à blouse grise et chignon bleuté. Elle avait les mêmes yeux rieurs que son Mari.
- Ben alors mon Glaudius, tes habillé sans devant dimanche. Viens que je te remette ce tricot à l’endroit. Vous auriez pu lui dire, monsieur, quand même.
Antoinette nous accueillit avec sa bonhomie coutumière.
- Alors père Cochard, toujours dans le taffetas ?
- Tais-toi donc espèce de bartavelle ! Taffetas, mes soieries façonnées … Mets nous donc plutôt un pot de Macon.

Le repas se passa comme un rêve. Moi jeune homme frais émoulu de l’école sup’ et les deux vieux racontant leurs souvenirs, leurs soucis et leurs joies. Après la quenelle, il y eut le Saint Marcellin avec un verre de Morgon et un sorbet vigneron de première catégorie. Quand on est sorti du bouchon, un petit groupe attendait devant la porte de l’allée.
- Mon dieu, fit le père Cochard. J’ai failli oublier les japonais de cet après midi !
Moi, je revins le lendemain, puis le surlendemain, puis tous les jours de la semaine.

C’était il y a près de dix ans maintenant. J’ai travaillé d’abord comme assistant, puis on s’est associé. J’ai tout appris du vieux canut, le métier comme la vie. Un matin ou j’arrivais à l’atelier, je le trouvais vide. J’allais frappé chez eux, en face. Sans réponse j’essayais de tourner la poignée et la porte s’ouvrit. J’appelais en vain. Je les ai trouvés tous les deux dans le lit, en habit du dimanche se tenant par la main. Sur la commode une belle enveloppe avec l’écriture du Glaudius «pour le Gone». Je mis longtemps à lire, le regard brouillé par les larmes que je ne pouvais calmer :


« Gone, on a appris hier chez le médecin que la Nénette avait attrapé une saloperie dans le ventre et qu’elle en avait plus que pour quelques semaines à vivre. Alors on a bien réfléchi tous les deux. On s’est dit que le bon Dieu nous avait pas donné de gone à nous, mais qu’il nous en avait fourni un quand même. Toi. Et puis on s’est dit aussi que je pouvais pas rester ici-bas si elle était déjà là haut. Alors on a décidé de partir ensembles. On s’est habillés comme pour aller à la messe, on s’est couchés, on s’est pris la main et puis on a croqué en même temps une pilule de cyanure. Je suis sur que t’en sais largement autant que moi sur le jacquard. Chez le notaire, tout est arrangé et tout est à toi. Alors, bonne chance, Gone. Nous en veux pas et pense qu’on te regarde depuis le paradis des canuts.
Signé Nénette et Glaudius Cochard.
»

Voilà toute l’histoire. J’ai vendu l’atelier de la Croix Rousse pour m’installer de façon un peu plus rationnelle. Pas très loin, vers Caluire. J’ai acheté deux métiers ultramodernes, informatisés et tout et tout, mais j’ai gardé le Bistanclaque du Glaudius. En fouillant dans les papiers, j’ai même appris qu’il avait appartenu à la famille Jacquard.

Je travaille pour les musés et les demeures historiques du monde entier. Il y a même des tissus tellement particuliers que je ne peux les refaire qu’avec la vieille mécanique.


De temps en temps, je vais au cimetière de la Croix Rousse leur raconter un peu comment ça va, et fleurir la pierre grise. En partant je dis immanquablement merci à Glaudius de m’avoir appris le plus beau métier du monde et, en plus, de m’avoir confié le plus beau métier (à tisser) du monde.


Un peu de lyonnais :
La cour des Voraces


Le Gros Caillou : l’un des plus beaux points de vue sur la bonne ville de Lyon, au bout du boulevard de la Croix Rousse.


Une bartavelle : mot du riche et pittoresque parler lyonnais qui signifie une femme bavarde, un peu commère. A rapprocher de la Jarjille stéphanoise qui elle est en plus taquine.


Un peu de tissage :
Le métier Jacquard


Le remettage consiste à mettre les fils dans les œillets qui descendent de la mécanique.
Le rentrage ou piquage en peigne, consiste à passer ces mêmes fils entre les dents du peigne
La façure est la partie de l’étoffe comprise entre la dernière trame (ou duite) tissée et le rouleau de tissu fini.
Les cartons : ce sont les cartes perforées permettant le mouvement de la mécanique Jacquard elle même gouvernant chaque fil (ou groupe de fils) de la chaîne. Le principe est le même que celui du limonaire. Ces cartons troués manuellement à l’emporte pièce sont les ancêtres des cartes perforées des premiers ordinateurs et ont inspiré les concepteurs de ces derniers.
Le Bistanclaque était le nom/onomatopée familier donné par les vieux canuts à leur métier à tisser. Ce nom reproduit bien le bruit du tissage.
La canette est la bobine de fil qui est dans la navette.



Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée


D’abord, j’avais eu peur de ne pas retrouver la boutique nichée sur les pentes de la Croix Rousse. Depuis la rue René Leynaud, il fallait prendre une traboule courant jusqu’à la rue Saint Polycarpe. Elle était bien là pourtant, au fond d’une courée malodorante peuplée de chats et de poubelles débordantes. Je poussais la porte rouge vif, courbais un peu la tête et descendais les quelques marches creuses, noires et luisantes de crasse. La pièce était sombre, les murs recouverts de photos et, au sol, s’entassait tout un fatras d’objets hétéroclites qu’il fallait enjamber. Le heavy metal pénétrait de ses vibrations frénétiques jusque dans mes tripes. Une puissante odeur d’encens m’avait saisi dès l’entrée.

Il était assis devant sa table de travail, un peu plus gras, un peu plus chauve, un peu plus tassé. La lampe de bureau dessinait une lame de lumière tranchante comme un poignard. Il leva la tête et resta un moment interdit, le regard fixe au dessus de ses petites lunettes rondes. Je remarquais sa barbiche et son percing à l‘arcade droite. Il arrêta la musique. Le silence s’installa soudain, lourd, épais. Je perçus alors seulement, derrière l’odeur de l’encens, celle de l’encre et plus loin encore, celle un peu plus fade du sang.
- Je pensais jamais te revoir.
- Moi, si.
- Quèsse tu veux ? Ni crainte, ni haine dans sa voix ; juste une sorte d’incrédulité.
- Ta diabolique habileté.
- T’as appris à jacter ?

Je fis oui de la tête.
- Pose ton cul ici.
Je contemplais un moment un vieux fauteuil en moleskine rouge.
- C’était à mon dabe : il était merlan au Terreaux.
Je m’installai, tranquille.
- Tu veux où ?

Je lui indiquai d’un signe. Il alluma le Scialytique, en dirigea le faisceau sur mon bras gauche et remonta la manche.
- ‘tain, t’as encore pris du muscle.
- Quinze ans à soulever la fonte, ça aide.
- Tu veux quoi, un dessin, un symbole ?
- Non, un texte.

Il me tendit une feuille et un crayon : écris-le, comme ça y aura pas d’gaffe.
J’écrivis : « il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée » et lui rendit le bloc.
- Je veux que tu fasses le tour du biceps, et que le dernier « e » se lie au « i » de « il ».
- Pas de problème. Quelle couleur, bleue, noire, verte … ?
- Rouge.
- Quelle écriture ?
- La tienne.

Il prépara les aiguilles, pris quelques repères et commença le travail. La douleur, rien à côté de ce que j’avais subi. Le sang qui perle, le tampon de coton, l’aiguille et sa main d’artiste.
- t’es pas causant, mec.
- Non.
Qu’est ce que je pouvais bien lui dire. Que j’avais longtemps hésité entre Rimbaud et Musset, entre la phrase qu’il était en train de me tatouer sur le bras et « Je est un autre » ? Qu’aurait-il compris ? Pourquoi lui dire que je venais de passer quinze ans à Saint Paul pour un crime que je n’avais pas commis. Que j’avais encore la tête pleine du claquement des serrures, du glissement des judas, du grincement des grilles. Quinze années passées à regarder une porte close, à attendre qu’elle s’ouvre. Que si j’avais entretenu mon corps, j’avais aussi lu toute la « bibliothèque » de la prison, lui qui n’a jamais lu que les résultats du tiercé ?

- T’as revu Maggie ?
- Ouais. Elle passe parfois entre deux shoots se faire rajouter un trou ou un dragon. Tu sais qu’elle a virée gouine ?

Je savais tout, ou presque.
- Ah bon !
- Ouais. Elle vit avec José, tu sais, la grande brune. Maintenant elle tapine vers le marché gare depuis que son mec est claqué d’une overdose. Elle crèche toujours pareil, dans la montée de la Grand’côte.
- Ah bon. J’m’en fous un peu finalement.

José, la brune ! Que non que je m’en fous pas. Le casse minable avait été exécuté par son Jules et ça s’était terminé dans un bain de sang. Moi, j’étais là où il fallait pas. Lui, il s’est tiré et José m’a formellement reconnu comme le tueur. Quinze ans de tôle à cause de cette garce …
- C’est fini, mec.

Je me levais et pris un billet de cinquante que je posais sur le bureau. Je sortis sans me retourner.

Ce soir, j’irai Montée de la Grand’côte, voir José. Je vais l’étrangler, les yeux dans les yeux, sans un seul mot.
Ce soir, je serai vraiment un assassin.

Le jardin et l'Esplanade de la Grande Côte

Montée de la Grande Côte / Lyon

A la manière d'un conte oriental


Un prince très puissant nommé Nirpesh-Pushan, décida un jour de délimiter l’immensité du territoire sur lequel il exerçait un pouvoir absolu.

Il envoya des ambassadeurs aux confins des quatre points cardinaux afin qu’ils déterminent exactement où finissaient ses terres.

Après longtemps, les trois premiers revinrent et lui tinrent pareil langage :
- Seigneur vos terres sont sans limite, sinon les plus hautes montagnes ou l’infini des mers. Tout vous appartient. Le soleil ne se couche jamais sur votre empire. Les étoiles sont moins nombreuses que la foule de vos dévoués sujets.
- Bien, fit le prince. Mais où est donc mon quatrième ambassadeur ?
- Il ne saurait tarder Seigneur : il a dû traverser les déserts les plus arides et le chemin fut pour lui plus long encore que pour nous.

En effet, quelques jours après, le quatrième messager du prince arriva enfin au palais.
Tous attendaient son rapport et la foule des courtisans était au complet pour entendre l’homme :
- Seigneur, vos terres sont sans limites, il est vrai, sinon les plus hautes montagnes ou l’infini des océans. Cependant …
- Cependant quoi ? Gronda Nirpesh-Pushan.
- Cependant, Seigneur, il est dans le désert le plus reculé de votre royaume un homme, un sage ermite aux dires des gens de ce lointain pays, qui a disposé d’une parcelle de désert à sa guise. Il y cultive quelques herbes rares, médite à longueur de temps et ne cesse de répéter que ce misérable lopin est sien. Il a même poussé l’outrecuidance jusqu’à le fermer d’une porte de fer et de quelques clôtures rudimentaires. Il dit que ce jardin est à lui seul et que nul ne peut lui contester le droit d’y vivre comme bon lui semble. Et comme de mémoire d’homme, on le vit toujours en ce lieu, on murmure qu’il détient le secret de l’éternité

Le prince entra dans une colère épouvantable :
- L’éternité ? … Baliverne ! Je veux que cet homme fasse allégeance à ma grandeur et reconnaisse mon pouvoir sur toute chose. Il frappait de ses poings fermés la table d’ivoire et d’or et les accoudoirs d’albâtre de son trône colossal.
- Je veux connaître son secret, disait-il en martelant chaque mot d'un coup rageur.

L’ambassadeur continua alors :
- Seigneur, cet ermite que l’on dit philosophe est prêt à reconnaître en vous son unique maître. Mais à une condition.
- Une condition ? L’impudent personnage ! Quelle est-elle ? Parle enfin, parle ou je te jette aux crocodiles.
- Allez là bas avec votre armée entière. Si il arrive à la mettre en déroute à lui tout seul, il lèvera les barrières et vous livrera son mystère.

Nirpesh-Pushan éclata d’un rire énorme :
- Seul ? Faire fuir mes hommes aguerris et braves ? Cet homme est un dément. Que l’on arme les soldats. Que l’on prépare les montures. Que l’on entasse les provisions dans les chariots. Nous partons châtier ce vieux fou. Bientôt, le monde en sa totalité sera mien.

Après plusieurs semaines de marche, l’armée entière arriva devant la porte de fer, au milieu du désert. L’ermite sortit de sa méditation et leva les yeux vers le prince monté sur son plus bel éléphant.
- Je suis là dit le prince d’un voix forte. Crois-tu maintenant que tu peux défaire mon armée. Tu n’es qu’un vieux fou ridicule et couvert de vermines. Tu vas devoir ouvrir ta porte rouillée, t'incliner devant ma personne et me confier ton secret.
- Tu es venu Nirpesh-Pushan. C’est bien. Cela prouve ton immense courage de venir affronter ainsi un ermite tel que moi.
Il considéra l'imposante armée lui faisant face :
- Je mesure devant tant de puissance et de magnificence que toute résistance de ma part serait vaine. Mais avant d’ouvrir pour la première fois la porte de mon domaine, je vais te faire un cadeau.

L’homme alla chercher dans sa tanière une boîte confectionnée de bois et de paille, sans doute apportés jusqu’à lui par les vents du désert, et retenue par un lien en cuir.
- Prends-la et ouvre-la délicatement : une partie de mon secret y est celé.

Le prince amusé prit la boîte et l’ouvrit. Il en tomba deux petites souris. Son éléphant lança un barrissement de terreur et fit un écart qui le jeta à terre. L’animal bouscula la garde rapprochée désemparée et s’enfuit, chargeant tout ce qui se trouvait sur sa route. Les autres éléphants ayant aussi flairé l’odeur des souris en firent tout autant. Les hommes ne sachant ce qui se passait furent pris de panique et en quelques instants toute l’armée disparut à l’horizon, laissant le désert jonché de piques et d'épées, de provisions et d’outres éventrées, perdant l’eau sur la terre avide.

L’ermite considéra à ses pieds Nirpesh-Pushan abasourdi.
- Je crois que je vais conserver mon jardin et mon secret pour une bonne éternité encore, dit-il.

Il récupéra les deux souris et, sans plus adresser un regard au maître du monde, retourna méditer sur la cupidité et la bêtise des hommes.


jeudi 24 mars 2016

La tentation de Sarah (juillet 42)

Sarah, douze ans, est serrée dans le manteau noir de l’hiver. Avec son drôle de béret sur la tête, elle regarde de l’autre côté de la rue. Jacques lui fait des grands signes, met ses mains en porte voix et crie :
- Viens avec nous, on rentre à la maison. Elle voit la buée qui s’échappe de sa bouche quand il lui parle.
- Mes parents ne seront pas d’accord répond Sarah sur le même mode, en essayant de couvrir le brouhaha de la fin d’après midi. On va bientôt partir, tu sais.
- Oui, oui, insiste Jacques. Je sais, mais il faut que tu viennes ; mon père dit que tu dois venir !

Sarah hésite. Elle l’aime bien, Jacques, le fils de leur voisin. Ce grand garçon châtain aux yeux verts un peu plus âgé qu’elle, lui fait battre le cœur. Elle a vraiment envie de le rejoindre, mais il lui faudrait traverser l’avenue et pas très loin elle a aperçu des gendarmes qui surveillent. Elle a un peu peur des gendarmes avec leurs grandes capelines. Une course de quelques mètres, pourtant, c’est si peu de chose.

Derrière elle, du bruit : des moteurs tournent et une odeur âcre lui pique un peu les yeux. Elle sent qu’on la pousse fermement.

Elle se retourne. Ses parents la regardent avec insistance. Elle ne comprend pas bien le signe de tête de sa mère. Ils ont la petite valise à la main et sont déjà dans la queue pour prendre le bus.
Elle les suit. Presque à regret. Elle se retourne encore : Jacques est toujours là qui lui fait des gestes bizarres ; elle serait bien allé l’embrasser « son » Jacques, lui dire qu’elle l’aime bien quand même.
Elle monte dans le bus et se faufile jusqu’à une fenêtre.

Elle voit Jacques les bras ballants et croit lire « au revoir » sur ses lèvres. Il lui fait une grimace qui la fait sourire, un petit signe de la main, et disparaît derrière un camion gris.
Une larme coule sur sa joue. Le bus s’est mis en branle.
Elle regarde le vel-d’hiv qui s’efface au détour du boulevard. Ce soir ils seront à Drancy avec tous les autres. Mais ça, elle ne le sait pas encore.



lundi 21 mars 2016

Je me souviens du berger

Il dessinait des maisons.
Souvent, les jeudis pluvieux. Avec Odette la petite voisine. Brune, jolie, espiègle. Ils devaient avoir tout juste quatorze ans à eux deux. De belles maisons avec des toits de tuiles rouges, de l’herbe bien verte autour, et le chemin incurvé respectant la perspective que son père lui avait apprise.

Ils les peignaient aussi. A la gouache. Sur la table de la salle à manger, recouverte par prudence d’une toile cirée fleurie. Parfois, ils découpaient de petits carrés peints en vert, qu’ils collaient sur le côté des fenêtres, afin de faire comme des volets qui pouvaient s’ouvrir et se fermer. Il fallait bien plier le bord du carré pour que celui-ci ne se déchire pas, et le coller juste avant la pliure. Mais le résultat était bien, vraiment bien. Entre eux ils disaient « vachement bien » en pouffant et en rosissant un peu.

Odette peignait des fleurs, plein de fleurs. Lui, il mettait la cheminée sur le toit, avec la fumée qui en sortait. Il rajoutait toujours des oiseaux, plein d’oiseaux. Ou des avions qui laissaient derrière eux des lignes blanches et cotonneuses. En tout cas, c’est ainsi qu’il les voyait.

Un jour il a dessiné un bonhomme un peu bizarre. Avec un grand chapeau et un bâton à la main, qui tournait le dos à la maison, comme pour en partir. On sentait bien que c’était définitif ce départ. Que le bonhomme étrange n’allait jamais se retourner.

A Odette qui lui demanda "c’est qui ?" il répondit d’instinct : "le berger".
Ses parents ont vu le berger et son père intrigué lui a expliqué que dans le temps, il y a longtemps, son ancêtre, son arrière arrière grand-père, était parti, très jeune, de sa maison. Tout comme le bonhomme de son dessin. Mais pas une maison aussi jolie que la sienne. Non, non. Une vieille ferme cachée dans un ourlet de la montagne. Loin, dans les Hautes Alpes.

Lui il savait déjà ce qu’était les Alpes. Mais les « hautes » Alpes, ça devait être quelque chose d’encore plus immense. Plus grand que le Mont Blanc qu’il avait déjà vu depuis le balcon du chalet de madame Taboury, à Chamonix. Et depuis Chamonix, le Mont Blanc, il est vachement grand.
- Et comment qu’il s’appelait l’arrière arrière grand-père, alors ?
- Vincent.

Il mit tout ça au fond de sa mémoire et n’y pensa plus. Un jour ils se rendirent là bas, dans les Hautes Alpes. Il avait bien grandi. Il ne dessinait plus de maisons avec des volets verts. Odette était partie dans une autre région. Ils ont retrouvé la vallée étroite, le village, puis le hameau de l’ancêtre, ont vu le registre de la paroisse, puis le cimetière où sont enterrés les parents du berger.

Il comprit d’où venait Vincent et, partant, d’où lui-même venait. Un pays très rude, austère mais d’une beauté sauvage et où la lumière est d’une pureté inouïe.

Longtemps, très longtemps après, il était un homme mur à la mémoire remplie à ras bord. Un dimanche matin son père l’appela pour lui dire "ma femme est morte", puis aussitôt après, "la Maman est morte". Les vrais enterrements avaient commencé depuis celui de sa grand-mère, plus de vingt cinq auparavant.

Onze années plus tard, l’hôpital lui annonçait que le père à son tour venait de partir. En rangeant les affaires, en triant les meubles et les souvenirs du vieux grenier de la maison de son enfance, il retrouva quelques pages à l’encre passée. Un long poème en alexandrins, écrit par le petit berger alors devenu instituteur dans la vallée industrielle où il était arrivé à pied, depuis ses montagnes. Le récit du voyage d'un jeune homme audacieux porté par sa foi en l'avenir et dans la providence. Juste en dessous des feuillets jaunis, se cachait un dessin d’une maison aux volets verts d’où un bonhomme bizarre paraissait s'en aller.

Il pensa "la boucle est bouclée". Le jour même, il fermait la maison qu’il allait vendre.
Il n’y reviendrait jamais.
Il pensa "je suis le berger, le gardien de la mémoire de ceux qui m'ont précédé".
Il verrouilla une dernière fois la porte et partit sans se retourner.

La Chapelle en Valgaudemar

My english teachers

La première s’appelait mademoiselle Mouton ; cela ne s’invente pas. Apparence de jeune bourgeoise plutôt coincée, chignon blond sur une nuque un peu raide et, bien entendu, jupe plissée bleu marine. Elle était Miss Sheep ce qui ne faisait pas beaucoup avancer les choses Elle aurait du se nommer plus justement Miss big horse. Nous apprenions les (bonnes) mœurs de la famille Wilson dont les enfants Betty et John s’ingéniaient à se trouver in the kitchen, ou in the bedroom pendant les heures de cours. Le livre avait un cache en plastique que nous apposions sur la page de droite pour masquer le texte que nous tentions de deviner à l’aide des images visibles sur la page opposée.

Miss Mouton a failli me dégoûter à tout jamais de la langue anglaise.

Dans la sixième moins « littéraire » que la nôtre, sévissait un autre prof répondant au nom de sir Wilson (juste retour des choses). On comprenait assez rapidement qu’il venait d’outre manche (from the other side of the Chanel) Il expliquait le mot « shoe » en mettant la sienne sur le bureau, son pluriel en posant la paire, ce qui était paraît-il fort spectaculaire. Je n’ai jamais su si le reste de son accoutrement (il passait parfois dans les couloirs, grande ombre squelettique et dégingandée, et donc j’affirme utiliser ici le terme à bon escient) suivait le même chemin au cours des autres leçons.

Puis vint en cinquième mademoiselle Sénéclauze. Nous aurions été djeun’s aujourd’hui, nous aurions dit d’elle : « c’t’une bombe c’te meuf !», « elle doit être grave bonne !» ou « ‘tain j’la kiffe à donf. Clair !». Son décolleté profond, ses mini jupes, sa taille de guêpe et sa façon d’arranger sa coiffure d’un mouvement léger d’une rare féminité ne m’ont cependant aidé à réaliser que de très infimes progrès, trop occupé que j’étais à ramasser inlassablement mon crayon qui s’ingéniait à tomber sous mon bureau, placé bien sur juste devant le sien.

Ensuite se succédèrent toute une série de jeunes filles à l’aspect varié mais non avarié. Une certaine mademoiselle Maillard frôlait l’hystérie lorsque des cafards tombaient de l’épaisse tenture en velours rouge, qui servit un temps de porte à la salle de classe. Nous continuions, quant à nous, à récupérer consciencieusement nos gommes, taille-crayons ou stylos plumes baladeurs, histoire d’affiner nos connaissances des dessous féminins.

En première vint une autre bombe assez ahurissante. Soixante huit était visiblement passé par là. Je crois qu’elle s’appelait mademoiselle Cresson. Elle piqua une vraie crise de nerf lorsque mon ami Frédéric à qui elle avait intimé l’ordre de prendre la porte, lui demanda « what can I do with the door miss, please ? », après l’avoir posément dégondée. En cela, il avait obéi à la lettre à la demande de notre professeur.

De mes english teachers lors des études supérieures je n’ai à vrai dire que peu de souvenirs. Si ce n’est en cinquième année, où une femme d’âge mur vraisemblablement très heureuse d’enseigner aux jeunes adultes que nous étions, me marqua d’avantage que les autres. Grande, elle était de ces femmes qui allient à la perfection une véritable élégance et une étonnante vulgarité, capable de dire avec le sourire les pires horreurs. Certains matins sa bouche charnue se faisait plus carnassière et ses paupières lourdes et bleutées ne laissaient planer que peu de doute sur ses activités de la nuit précédente. Nous avions désormais des idées tout à fait précises sur ce que les filles pouvaient porter sous leurs jupes, robes ou jeans, mais la vue fugace de son porte-jarretelles quand elle croisait et décroisait les jambes, nous tenait malgré tout assez en haleine.

J’ai dû reprendre il y a quelques années des cours de perfectionnement de cette sacré langue anglaise ; financés par ma société, mais par téléphone. Une bonne familiarisation avec les accents écossais, irlandais, africaner ou américain. J’ai pu me rendre compte que toutes celles que j’ai citées plus haut m’avaient malgré tout donné des bases pas si friables que cela. En tout cas ces sessions m’ont permis d’être moins mutique lors des world meetings of my business unit. Quoiqu’il en soit, les seuls participants avec lesquels j’ai le plus de mal à communiquer sont les anglais et les américains. Le reste du monde pratique un anglais « arrafatien » et fait de réels efforts pour écouter et chercher à comprendre ce que les autres tentent d’exprimer. D’ailleurs, lors de la première intervention que j’ai dû assurer lors d’une de ces fichues réunions, le premier à poser une question fut mon collègue californien. Il souffrait d’un jet-lag d’enfer, avait dormi quasiment pendant la totalité de mon exposé et s’est réveillé juste pour demander la parole. Je n’ai pas compris un mot de ce qu’il a dit ! J’ai alors suggéré à notre responsable marketing, qui elle, parle cinq langues, de répondre à ma place, ce qu’elle fit avec une grande gentillesse et un petit sourire limite énervant.

Juste pour clore ce long monologue. La société dans laquelle je travaille fabrique une mousse très fine et très spécifique, pour l’industrie que l’on appelle le « bra », c’est à dire celle des soutien-gorges (d’où le nom de « wondrebra »).

Ce n’est pas moi qui s’occupe de cette activité … allez comprendre !


L'Ombre des Shadows

Nous sommes au milieu des années soixante. J’ai l'âge de l’apogée de l’enfance. Dans la plénitude de l’expérience acquise, juste avant les tourments existentiels et hormonaux de l’adolescence.

La petite Odette dont j’ai parlé la semaine dernière a un frère aîné. Nous sommes voisins et amis comme on peut l’être à cet âge. Sans concession, sans calcul non plus. Ce garçon s’appelle Yves. Il est brillant, ingénieux, habile et drôle. Nous jouons sans cesse ensemble. Il imagine des scènes, nous distribue les rôles. Toi tu serais paysan, toi infirmière, moi chanteur. Un jour je fus « agent de maîtrise » en ignorant fichtrement de quoi il s’agissait. Mais j’étais assez fier de ce titre dont je sentais confusément qu’il put représenter une certaine autorité, ou pour le moins une vague compétence. On bâtit des constructions audacieuses en Mécano. On joue avec nos Dinky toys et Norev, avec des soldats en quantité. Aussi des cyclistes qui avancent à coups de dés sur le carrelage, ou à coups de billes dans le jardin. Je me souviens aussi d’un jeu d’échec géant en carton et papier.

Yves a une chambre bien à lui. Les murs sont couverts de photos de ceux que l’on commence à appeler les « Idoles » et d’une collection ahurissante de porte-clefs. Il lit Salut les Copains et un magazine extraordinaire : Top. J’ai conservé, je crois les avoir encore, bon nombre de numéros de cet opuscule hebdomadaire (ou mensuel, je ne sais plus) de petit format. Il regorgeait d’informations sur les vedettes et les sportifs de l’époque (Hervé d’Encausse avait atteint la hauteur fabuleuse de quatre mètres vingt cinq en saut à la perche !), mais aussi sur l’actualité au sens plus large. Pour ma part, j’étais abonné à Record, émanation de Bayard ô combien catholique. C’est pourtant là que parurent les premières bandes d’Iznogoud, du professeur Rosbif de Gotlib et les premiers dessins de Dubouillon.

Bref. Le propos n’est pas là.
Dans la chambre d’Yves il y a un Teppaz et plein de quarante cinq tours. Il y a aussi un transistor rouge et beige, avec sa grosse roue en plastique permettant la recherche des stations. On écoute SLC passionnément, jamais d’accord sur les qualités comparées de Sylvie et de France Gall, de Françoise et de Sheila., d’Adamo et de Richard Anthony. On mange des Regalad et on boit du Pschitt citron. Yves lui, est fou d’un groupe devenu mythique : les Shadows. A longueur de jeudi, on écoute Apache, Kon Tiki, Shadoogie … Ils accompagnent un autre mythe de la variété britannique : Cliff Richard. C’est du rock bien propre sur lui, plus Beatles que Stones. Mais, ce qui fascine Yves, ce sont les guitares. Une Fender « Stratocaster » et une basse « Precision Bass » (comme si c’était hier). On dirait aujourd’hui, « des trucs de ouf », ou « qu’ils déchirent leurs races », ou encore « de la zik qui le fait grave ». Nous on disait qu’ils étaient vachement bath …

Profitant de l’atelier de son père au sous-sol de la maison, Yves décida de se fabriquer une guitare électrique. Ce qu’il fit en quelques semaines. Elle était jaune, brillante. Il avait bricolé un micro placé sous les cordes, un vibrato, une pédale oua-oua et une espèce d’ampli nasillard mais qui remplissait sa fonction première : faire du bruit. Avec un ami de son âge, Robert (comme quoi on peut être yé-yé et avoir un prénom à béret basque) il se mit à jouer les tubes de ses idoles. Pas si mal. Pas très bien non plus, mais tout le monde était content. Ils étaient les rois incontestés du mediator. Ecoutes, répétitions, écoutes, répétitions … Puis un jour : concert. Ou plutôt ultime répétition, juste pour la grand mère … et nous bien sur.

La grand mère, c’est une petite dame à mise en plis qu’elle recouvre prudemment d’une caroline en plastique transparent les jours de pluie. Manteau en ratine beige et cabas pour le marché. Des lunettes toujours perdues quelque part, mais un œil frisant et bien souvent un gâteau au four. Bref c’est Mémé Schmidt et puis c’est tout. Elle se plie à peu près à tout ce que ses petits enfants veulent, compris devenir une fan de roquanrol qui fait bien du bruit mais j’ai aussi été jeune à leur âge, alors pensez donc. Elle serait plus Jean Lumière ou Luis Mariano si on lui demandait son avis, mais on lui demande pas et la voilà devant l’ampli et les deux godelureaux concentrés quoiqu’un brin hilares. Ca fait un mois quelle les écoute essayer de jouer et qu’elle entend, malgré elle, les disques des vrais musiciens (les chats d’Oze, mais c’est où Oze ?).

Première mesure et pas une fausse note, pas un dérapage, pas une erreur de rythme. C’est carré, propre, presque joli. A la fin du morceau, elle se lève, applaudit et félicite les musiciens. Mais Mémé Schmidt elle a plus d’un tour dans son sac.
- Tiens, c’était pas mal, jouez encore, mais une autre chanson, celle qui a un nom bizarre, un truc avec nougat » … Malaise dans le groupe. On tente un repli
- Heu, on l’a pas répétée celle-là, on peut refaire Apache, si tu veux, Mémé ..
- Non, non, la chanson du nougat. Mémé insiste.

Bon ! On se concerte dans le groupe (ils sont deux, je le rappelle) et on tente l’intro de Chattanooga choo choo. Cacophonie, outrage, déception et petit sourire du public.

Et oui, mes petits, je ne me fie plus aux apparences à mon âge, pensez donc ! Je l’ai bien vu le fil du tourne disque derrière vous …

Et voilà toute l’histoire, bien innocente je le confesse.
Je ne suis pas sur d’intéresser un large auditoire avec ces souvenirs, mais quand ils reviennent en vague ils ne sont pas faciles à contenir. Et puis, au fond, en ai-je vraiment envie ?


L'année de mes quatorze ans

Le long des couloirs de l’imposant collège, glissent les ombres des pères en soutanes et les rangs des pensionnaires. J’ai quatorze ans, des copains une vraie raquette de tennis Donnay, un vrai ballon de foot Duarig. Un printemps de cerisier en fleur, immense et bruissant d’abeilles ivres de pollen. Pourtant j’apprivoise doucement celle qui ne me quittera plus, la solitude.

Ma famille c’est d’abord Elle : un doux visage encadré de cheveux blancs, un regard bleu si tendre, un tablier gris toujours en mouvement devant le fourneau à barre de laiton, un parfum de lavande. L’image simple d’un amour simple. Elle, c’est ma grand mère.

C’est la classe de la communion solennelle, selon la tradition de l’institution mariste où je suis depuis six années. Trois jours de retraite dans un couvent perdu dans la nature. La vie en communauté, les cellules monacales, beaucoup de sport, des moments de réflexion, les messes, les prières, la chorale élévatrice et vibratoire. Ensemble on chante les cantiques en latin mais, quand les guitares sortent enfin de leurs housses, on chante également ceci :

Quand tous les affamés
Et tous les opprimés
Entendront tous l’appel
Le cri de liberté
Toutes les chaînes brisées
Tomberont pour l’éternité
.

Je l’ai vécu ainsi, candide et confiant. Au retour, le collège est clos. Tous les établissements scolaires sont fermés. Grève générale dit-on. La cérémonie aura lieu malgré tout. Des dizaines de prêtres, une armée d’enfants de chœur en surplis blanc et nous en aubes avec croix de bois et cierges, et les grandes orgues de la chapelle. Le soleil traverse les somptueux vitraux classés et nous habille d’or et d’azur. Au repas, la famille, mes chers cousins, un ami. Il en reste deux photos pâlies, prises dans le jardin.

Quelque part à Paris on dit « sous les pavés la plage ». On écrit sur les murs « il est interdit d’interdire ». Partout on entend barricades, Sorbonne, Nanterre, cocktails molotov. Un général président et lettré ressuscite la « chienlit » pour l’effarement admiratif des journalistes. J’ai déjà renoncé à comprendre comment va le monde. Je lis Pagnol et Tintin, Sherlock Holmes et Bob Morane. L’oreille collée au transistor rouge et beige, le jeudi après midi, j’écoute Europe numéro un :

Nights in white satin
Never reaching the end
Letter I’ve written
Never meaning the send


Ecoute Frédéric, écoute. Nous avions vingt huit ans à nous deux.
Ecoute depuis le jardin sous lequel tu dors :
Let me take you down, 'cause I'm going to Strawberry Fields.
Nothing is real and nothing to get hungabout.
Strawberry Fields forever …

La révolution est en marche.

Ecoute, Norbert, écoute. Plus tard on sera pilotes de longs courriers.
Ecoute depuis Berlin, ou depuis les Marquises :
Alors chu reparti, sur québecair, transworld, northern
Eastern, western pi pan american
Mais ché pu ou j’chu rendu …


C’est l’année de mes quatorze ans, et la vie s’écoule, remplie de mes rêves d’avenir.
Et puis un samedi après midi. Sortie des cours. Première cigarette.
Mes parents sur le seuil qui semblent m’attendre :

- Qu’est-ce qu’il y a ?
- La grand mère est morte.

Mains pâles sur le drap blanc.
Adieu l’enfance.