jeudi 24 mars 2016

La tentation de Sarah (juillet 42)

Sarah, douze ans, est serrée dans le manteau noir de l’hiver. Avec son drôle de béret sur la tête, elle regarde de l’autre côté de la rue. Jacques lui fait des grands signes, met ses mains en porte voix et crie :
- Viens avec nous, on rentre à la maison. Elle voit la buée qui s’échappe de sa bouche quand il lui parle.
- Mes parents ne seront pas d’accord répond Sarah sur le même mode, en essayant de couvrir le brouhaha de la fin d’après midi. On va bientôt partir, tu sais.
- Oui, oui, insiste Jacques. Je sais, mais il faut que tu viennes ; mon père dit que tu dois venir !

Sarah hésite. Elle l’aime bien, Jacques, le fils de leur voisin. Ce grand garçon châtain aux yeux verts un peu plus âgé qu’elle, lui fait battre le cœur. Elle a vraiment envie de le rejoindre, mais il lui faudrait traverser l’avenue et pas très loin elle a aperçu des gendarmes qui surveillent. Elle a un peu peur des gendarmes avec leurs grandes capelines. Une course de quelques mètres, pourtant, c’est si peu de chose.

Derrière elle, du bruit : des moteurs tournent et une odeur âcre lui pique un peu les yeux. Elle sent qu’on la pousse fermement.

Elle se retourne. Ses parents la regardent avec insistance. Elle ne comprend pas bien le signe de tête de sa mère. Ils ont la petite valise à la main et sont déjà dans la queue pour prendre le bus.
Elle les suit. Presque à regret. Elle se retourne encore : Jacques est toujours là qui lui fait des gestes bizarres ; elle serait bien allé l’embrasser « son » Jacques, lui dire qu’elle l’aime bien quand même.
Elle monte dans le bus et se faufile jusqu’à une fenêtre.

Elle voit Jacques les bras ballants et croit lire « au revoir » sur ses lèvres. Il lui fait une grimace qui la fait sourire, un petit signe de la main, et disparaît derrière un camion gris.
Une larme coule sur sa joue. Le bus s’est mis en branle.
Elle regarde le vel-d’hiv qui s’efface au détour du boulevard. Ce soir ils seront à Drancy avec tous les autres. Mais ça, elle ne le sait pas encore.



4 commentaires:

  1. Un écho à mon poème... on a eu les mêmes sensations sur le sujet (comment faire autrement?)

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  2. Vegas, l'Arpenteur, connaissez-vous le roman de Tatiana de Rosnay "Elle s'appelait Sarah" ?
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  3. Un texte profondément émouvant par sa simplicité implacable et terrible...

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    1. je l'ai connue, ta Sarah, http://eperluette.over-blog.com/article-33787943.html

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