jeudi 31 mars 2016

Jeannette, ou la sublimation

Mitigeur. Manette à cent dix degrés à gauche pour température idéale. Appuyer sur le bec du distributeur de savon liquide avec le coude droit en mettant la main gauche en réceptacle. Recueillir le savon. Paume contre paume. Pouce droit, index gauche, pouce gauche, index droit puis dans l’ordre impératif majeur, auriculaire, annulaire droits, annulaire, auriculaire, majeur gauches. Une fois, deux fois, trois fois. Savon, eau, savon, eau. Serviette propre, blanche, pliée en quatre, bord aligné sur le bord droit du lavabo. Dépliée, utilisée, jetée dans le bac à linge sale. Mains en l’air pour finir le séchage. Pas regarder dans le miroir avant. Jamais avant que les mains ne soient sèches. Là, je peux. Ça va.

Non, ça va pas. Mèche rebelle à plaquer et à aligner sur la pointe de l’oreille gauche. Ouvrir la porte du meuble blanc, prendre le bac en osier, prendre le gel, ouvrir le tube, prendre une noisette dosée sur la dimension de la moitié de l’ongle de l’auriculaire gauche replié dans la main. Paume gauche, index droit. Appliquer. Ça va. Non, ça va pas. Se relaver les mains. Une seconde serviette est toujours pliée sous la première. Refermer le tube, le remettre dans le bac en osier, refermer la porte du meuble blanc et miroir après séchage. Jamais avant. Ça va. Non, ça va pas. Le distributeur de savon est désaxé par rapport au bord gauche du miroir. Prendre un mouchoir en papier dans la boîte. Replacer le distributeur. Jeter le mouchoir en papier en ouvrant la poubelle avec le pied. Ça va. Eteindre la lumière de la salle de bains, rallumer pour vérifier qu’elle est bien éteinte. Eteindre à nouveau et rallumer. Cinq fois.

Douze pas pour atteindre la porte de la cuisine. Quatre pour arriver contre la partie du plan de travail où se trouve la cafetière. Faire le café : ouvrir la cafetière, ouvrir le paquet de filtres toujours posé sur le plan de travail, prendre un filtre, le mettre dans la cafetière, refermer le paquet et le reposer à cinq centimètres de la boîte à café. Saisir la boîte à café, l’ouvrir, prendre la dosette laissée en permanence dans la boîte, mettre le café dans le filtre en comptant une, deux, trois, quatre, cinq doses. Remettre la dosette, refermer la boîte à café, la ranger à cinq centimètres de la cafetière. Prendre la verseuse de la main droite. Ouvrir l’eau côté froid. Remplir la cafetière jusqu’au trait « quatre tasses ». Fermer l’eau. Verser l’eau dans la partie adéquate de la cafetière. Torchon couleur bleue. Essuyer l’eau qui a coulé le long du verre. Essuyer le plan de travail. Ranger le torchon sur la barre prévue à cet effet. Faire pivoter le filtre chargé en café. Glisser la verseuse en dessous. Appuyer sur le bouton. Attendre quarante-cinq secondes avant le premier bruit indiquant que l’eau montée température commence à goutter sur le café. Voilà. Ça va. Non, ça va pas. Se laver les mains. À côté de l’évier le savon liquide identique à celui de la salle de bains et une serviette blanche pliée en quatre alignée sur le bord droit de l’évier. Ça va. Pas de miroir. Ça va. La journée commence. Je me suis levée deux heures et quarante-trois minutes avant l’heure à laquelle je dois partir pour aller travailler.

Vous avez compris : j’ai des tocs. Chez moi, tout est compté, calculé, millimétré. Chaque geste, chaque pas est réfléchi, intégré, ingéré, digéré. Sortir de chez moi est une gageure quotidienne car il me faut dix-sept minutes et trente-trois secondes pour fermer la porte et vérifier qu’elle l’est effectivement. Je vis seule. Je n’ai jamais pu établir une relation durable avec quiconque, ne serait-ce même qu’en amitié. Je ne parle pas du reste. Imaginez-vous un instant faire l’amour en décomposant chaque mouvement de vous et de votre partenaire, et en éprouvant toutes les sept minutes le besoin irrépressible d’aller vous laver les mains !

Et bien malgré tout cela, ma fierté est d’avoir su faire un atout de cette maladie obsessionnelle compulsive et infernale. J’ai réussi à sublimer ce qui aurait pu être une infirmité rédhibitoire à tout emploi. Je suis devenue hôtesse de toilettes dans un grand, très grand restaurant. Ou plus prosaïquement parlant « dame pipi ». Vous n’imaginez pas à quel point l’endroit que je tiens sous ma responsabilité est propre, nickel, brillant, désinfecté, parfumé, musical et accueillant. Je suis la reine absolue et incontestée des hôtesses de toilettes de France. Je suis connue et reconnue. Les patrons des autres établissements de luxe me courtisent, professionnellement parlant bien entendu, pour que je rejoigne leurs brigades, leurs équipes, voire même leurs staffs. Je refuse poliment et décline toutes les propositions. Là où je suis, je suis bien. C’est un royaume sur lequel je règne en monarque et j’ai la chance insigne que ce royaume se trouve à six cent vingt-huit pas de mon domicile.

Et puis, compte tenu de la notoriété de l’établissement qui m’emploie, je rencontre chaque jour les plus grands artistes, les hommes et les femmes politiques les plus influents, les sportifs les plus cotés, les vedettes les plus adulées. Nombre d’entre eux me connaissent, m’appellent par mon prénom – Jeannette - et souvent me gratifient d’un mot gentil, ou d’un pourboire, ou d’un autographe. Le comptoir rutilant derrière lequel je règne est à la fois un lieu de convivialité et quelquefois de confidences que je recueille sous le sceau du secret.

Défilent aussi dans mon domaine privé, ceux que les médias font et défont en une soirée télé. Ceux-là même qui tomberont dans l’oubli aussi vite qu’ils sont montés au sommet illusoire de la célébrité. Ils affichent un sourire béat et une assurance maladroite comme si ils brandissaient devant eux l’oriflamme de leur vanité. Au fond, je leur en veux pas. Ils sont à la fois le miroir, l’instrument et les enfants d’une société sans repère.

Cependant, ce qu’ils ignorent tous, c’est que je note tout ce que l’on me dit, tout ce que l’on me confie et tout ce qui se murmure et que j’entends malgré moi. Vous n’avez pas idée de ce qui peut s’exprimer là, dans les toilettes des hommes autant que dans celles des femmes. Jalousie, propos amers, déballage sans vergogne de vie privée, coups fourrés politiques, vacheries distillées à mi-voix ou même cris d’amour à peine étouffés. Et j’en oublie. Je note tout. Pas par réel calcul, mais par nécessité impérieuse de le faire.

Le mois dernier, une éditrice avisée et passablement énervée est venue se re-pomponner dans mon royaume. On a échangé quelques mots, puis un peu plus. Elle s’est montrée intéressée, puis passionnée, puis insistante. Mon livre sort pour Noël, accompagné d'une campagne de pub orchestrée autour du concept du cadeau idéal. Son titre ? « Les confidences de la huitième cabine ». Ce sera, parait-il, plus vendeur que « La France par la lunette arrière » que j’avais d’abord proposé. C’est elle la professionnelle, après tout !

1 commentaire:

  1. Excellent ! on aurait envie d'y croire si on n'était pas le premier avril...
    ¸¸.•*¨*• ☆

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