dimanche 3 avril 2016

Télé réalité : chercher des forces neuves

Il y a six mois j’ai répondu à une annonce sibylline : cherche humain capable de dépasser sa condition pour expérience unique. Sibylline certes mais attirante. Enfin pour quelqu’un comme moi. Quelqu’un qui ne risque plus rien puisqu’il a déjà tout perdu. Quinze jours plus tard j’avais un mail : rendez-vous jeudi à New York. Venez accompagné. Accompagné, tu parles si j’avais le choix. Heureusement, Alice était là. Alice est toujours là.

Immeuble de luxe avec concierge galonné qui vous emmène au dernier étage. Tapis épais, baies vitrées sur l’Hudson, vue imprenable. Au prix où c’est, pas près d’être prise, en effet. J’ai été reçu par la RH puis par le grand patron. Je leur ai raconté comment j’ai perdu mes deux jambes et l’usage partiel de ma main gauche dans un accident de surf. Les requins sont joueurs. Puis j’ai rencontré le psy. Je lui ai dit ma vie d’avant.

« Dissolue » a-t-il conclu dans un sourire. J’étais beau, élancé, sportif de haut niveau. J’ai un QI de 158 et je parle cinq langues. Alors bien sûr, les nanas, j’en ai eu à la pelle. Des blacks épicées, des slaves translucides, des japonaises coincées, enfin au début, des latines volcaniques et quelques françaises raffinées. Je passe les américaines évaporées, botoxées, hystériques et moralisatrices.
« Donjuanisme » a-t-il rajouté avant de clore l’entretien. Faut pas exagérer. J’en ai eu, mais pas mille et trois, loin de là. Et Alice, je l’ai même pas embrassée, alors que c’est sans doute la seule qui me plaisait vraiment. Et qui me plait encore.

Six mois de test, d’examens en tout genre et d’entraînement intensif. Je suis baraqué du haut comme jamais. Ils m’ont fabriqué un fauteuil High Tech du tonnerre, bourré d’électronique, d’intelligence artificielle. Il obéit à ma simple pensée. Il se plie dans tous les sens possibles sans que j’en sois perturbé d’aucune façon. J’ai l’impression d’être né avec. Qu’on a grandi ensemble. Je peux tout faire. Même l’amour. J’ai essayé avec l’épouse du boss. Elle croyait qu’elle me faisait la charité ou qu’elle faisait avancer la science. Il se murmure que depuis elle a des langueurs. Moi, je pensais à Alice.

Là, elle doit être dans la grande salle des commandes, matée par les ingénieurs et des techniciens bavant. Longues jambes, poitrine affolante, peau veloutée et regard mauve. Je suis pas sûr qu’ils soient tous aussi attentifs aux cadrans et aux écrans qu’ils le devraient. A vrai dire, je m’en fous un peu.

Elle était sur le bateau qui m’a ramené sur la plage. En kit, mais c’était déjà pas si mal. Depuis on ne se quitte plus. Elle pousse mon fauteuil et on se marre du regard des autres. On est comme les deux doigts de la main. La droite bien entendu.

Le compte à rebours est commencé. Dans quelques minutes je serai propulsé par plus de huit méga newtons. Direction l’espace interstellaire. C’est joli comme mot, « interstellaire ». Ça cache une réalité moins glamour. Le premier handicapé dans l’espace. Un coup de pub colossal. Les plus grosses sociétés mondiales se sont précipitées pour sponsoriser à des hauteurs faramineuses. Les parois de ma cabine sont couvertes de logos. Je serai filmé vingt-quatre heures sur vingt-quatre et vu dans le monde entier sur des canaux réservés et payants. Il paraît qu’il y a déjà plus de neuf cent millions d’abonnés. Une télé réalité jamais vue jusqu’alors, qu’ils disent. Tu m’étonnes.

Nous ne sommes que quelques-uns à savoir que le voyage est sans retour. Le nom officiel de l’opération est "chercher les forces neuves". Le vrai nom est "opération Laïka II". Le reste n‘est que littérature. Vague poésie. Nébuleuses, planètes, comètes : des trucs de roman de gare pour émouvoir la ménagère de moins de cinquante ans. Rien de plus. En tout cas je n’en reviens pas qu’ils aient cru à mes motivations. Genre un petit pas pour l’homme … etc … Un petit tour de roue pour l’homme, d’ailleurs. Une preuve supplémentaire que le monde est gouverné par des naïfs dangereux.

Allez. Ça va bientôt pousser fort. J’espère que mon fauteuil est bien calé. Alice a glissé dans ma poche les petites pilules bleues. Je vais bousiller leur projet et ça, ça m’éclate. En même temps je me dis que le suicide en direct va faire grimper l’audience à des niveaux ahurissants. Tant pis. Dans deux minutes je les croque et adieu ce monde étrange. J’aurai à peine quitté la terre mais j’aurai déjà fait une partie du chemin pour le ciel : Alice est un ange.

Tiens je la vois sur mon écran. On se fait notre signe indien à nous. L’amour est plus fort que tout.

Ciao Bella.


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