mercredi 6 avril 2016

De l'autre côté de la porte


Victor Hugo sur le rocher dit "des proscrits"
J’ai la main sur la poignée de la porte. Je dois à la vérité de dire que ce n’est pas vraiment ma main. Néanmoins j’attends là, derrière ce battant en bois usé, battu par les vents océaniques. La petite maison est au bout du monde, face à la mer, entre des rochers énormes et des arbres en fleurs. Elle semble avoir emprunté sa mélancolie à la veille chapelle et au cimetière proches.

J’attends le second appel. Je dois à la vérité de dire également que ce n’est pas vraiment moi qui attend. Je veux dire « moi » tel qu’on l'entend dans l'usage.

Je pourrai tout aussi bien traverser la porte sans l’ouvrir. Cependant j’accomplirai le geste de le faire. Je tournerai la poignée avec cette main qui n’en est pas vraiment une et je ferai mine de pousser la porte. Je dois aussi à la vérité de préciser que je ne tournerai pas vraiment la poignée. Je n’ai à présent aucune possibilité d’exercer une quelconque pression sur le loquet, pas plus que sur l’huis lui-même. Je dis cela avec un certain sourire, cette dernière formulation aurait plu à mon père qui aime tant les allitérations. Certes les siennes sont infiniment plus subtiles, mais il sourirait par amour complice. Comme moi en ce moment. Je dois encore une fois à la vérité de dire que je ne peux non plus tout à fait sourire. Mon sourire est tout intérieur, si tant est que cette notion d’intérieur puisse se rapporter à ce que je suis.

Ah. Voici. C'est maintenant. J’entre. Je ne dois pas me laisser envahir par l’émotion. La sensation est assez grisante et angoissante à la fois. Personne ne me devine encore, mais je les vois tous. Là encore je dis « voir » pour la compréhension de la lecture.
C’est Charles mon frère qui officie. C’est bien sa voix qui m’a appelée. Ma mère est là, et cette madame de Girardin que je connais pas mais qui a, ma foi, fort belle tournure. Juliette est là aussi, forcément. Ce n’est pas que je ne l’aime point, mais elle a en quelque sorte précipité mon départ. Départ prématuré s’il en fut.

Ils sont assis autour d'un petit guéridon, presque un jouet d'enfant. Les mains reposent à plat sur le plateau.

Pas lui. Il est rencogné dans un coin de la pièce. Bougon, tout en colères rentrées. Mais je le sens attentif.

On me parle ; je dois répondre. La table sera mon médium. Juliette ou Charles notent mes réponses. J’ai compris le code. Un coup pour « oui ». Deux pour « non ». Pour les mots, un nombre de coups équivalents à la place de la lettre dans l’alphabet.

- Qui es-tu ?
- Fille.
- A qui est-ce que je pense ?
- Morte.

Il a tressailli.
- Qui est-tu ?
- Ame soror.
- Ton pays ?
- France.
- Où es-tu ?
- Lumière.
- Que faut-il pour aller à toi ?
- Aimer.
- Qui t’envoie ?
- Bon Dieu.

Il se lève. Il tremble presque. C’est lui qui pose la question.
- Vois-tu la souffrance de ceux qui t’aiment ?
- Oui.
- Souffriront ils longtemps ?
- Non.

Qu’est ce que je pouvais bien répondre à ça …
- Reviendras-tu ?
- Oui.
- Bientôt ?
- Oui.

Mais là, je dois partir. Nos permissions sont si courtes et c’est dur de soulever cette table si légère soit-elle. Je verserai bien des larmes, mais je ne le puis plus.

Tiens, c’est drôle la porte s’est ouverte toute seule …

... / ...

Je dois à la vérité de donner quelques explications :
Ce sont les séances de spiritisme que menaient sans cesse Victor Hugo et ses proches dans la maison de Jersey. Alors en exil, il avait été visité par madame de Girardin adepte de ces tehniques très en vogue à Paris. Au début ça ne marchait pas fort et puis Charles le fils de Victor s'est révélé un médium de qualité. L'un des premiers esprits à visiter la famille Hugo fut sa fille Léopoldine morte depuis dix ans. Elle s'est manifestée à la date anniversaire de sa mort.

Toutes les séances ont été consignées dans "les cahiers de la table", véritable procès verbaux au nombre de 4 (je crois que certains ont été perdus) qui conservent également des dessins assez incroyables faits par les esprits eux-mêmes.

Le dialogue que je rapporte ici est le "vrai" dialogue de la première séance pendant laquelle Victor Hugo jusqu'alors totalement sceptique est entré en contact avec l'esprit de sa fille adorée et avec toute l'émotion que l'on peut imaginer.

Après il a parlé avec Homère, Shakespeare, l'ange de la mort (le dialogue avec celui-ci est sidérant) et même Jésus. Infiniment croyant lui même, il a conçu de ses expériences une véritable religion personnelle

Léopoldine dessinée par son père


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire