mercredi 6 avril 2016

Un infime espoir

Il suivait l’avenue Foch. Quelques gouttes commençaient à tomber se muant peu à peu en averse d’été. S’abriter en passant d’un arbre à l’autre, d’un auvent à l’autre devenait une espèce de jeu. Un jeu machinal dans lequel l’idée même d’amusement était absente. Augustin pensait à Cécile qu’il avait cru morte dans cette ville où il revenait pour la première fois depuis la guerre. Rendu à sa dernière adresse connue, la concierge l’avait regardé avec circonspection. Le reconnaissait-elle ? C’était peu probable, mais, au fond possible.
- Cécile Augagneur ? Certes non. Elle est partie au début des années cinquante.
- Elle a quitté la ville ?
- Pensez donc. Elle vit dans le sixième. Elle est du côté des bourgeois maintenant.
Un haussement d’épaules et elle était retournée dans sa loge trier le courrier sans lui prêter plus d’attention.

On était fin juillet. Lyon somnolait dans la chaleur moite d’un été somptueux, rompu quelquefois par des orages brefs et violents. Augustin avait décidé d’aller à pied, vers le « quartier des bourgeois ». Depuis le plateau, il était passé par la rue Dumenge, la rue du Chariot d’or, puis la rue Thévenet. Il avait emprunté les escaliers longeant la rue Eugène Pons jusqu’à l’église Saint Eucher. C’est là que ses parents s’étaient mariés. Il ne s’attarda pas d’avantage et descendit jusqu’au pont de la Boucle. Il se sentit heureux de revoir les arches de fer aériennes, symboliques à ses yeux de l’ingéniosité et du labeur des hommes. Au bout, de l’autre côté du Rhône, était le parc de la Tête d’or. Il y flânât longtemps, pensant retrouver ses bonheurs d’enfants. « J’ai trop vieilli désormais » pensa-t-il et il reprit son errance dans les rues rectilignes et huppées du sixième arrondissement.

Un soir, depuis la Croix Rousse, ils étaient venus jusque là. Un soir d’été embaumé par les aromes épanouis de la roseraie toute proche. Cécile avait ri en jetant du pain aux canards du lac, avait ri en regardant les singes grimaçant et quémandant des cacahuètes. Elle avait été attristée aux larmes par l’exiguïté de la cage des ours et la désolation de leur démarche lasse et circulaire. Ils étaient allés dîner au chalet du parc, bien au dessus de leurs moyens. Mais ils s’aimaient et tout semblaient possible alors. Cette nuit là ils avaient fait l’amour dans son meublé vétuste, tout en haut d’un vieil immeuble de canuts. Par la fenêtre ouverte les lumières de la ville s’offraient à leurs yeux, comme s’offrait à eux un avenir qu’ils imaginaient merveilleux.

Pourquoi avait-il eu le besoin de remonter le cours du temps ? Quelle mystérieuse motivation l’avait poussé jusqu’ici ? Il ne l’avait pas encore découvert, ou tout au moins pas formalisé. La pluie avait cessé aussi brutalement qu’elle était apparue. Le soleil luisait déjà, fabriquant des miroirs argentés de la moindre flaque. Augustin regardait pigeons, merles et moineaux qui profitaient de l’aubaine. C’est en relevant les yeux qu’il la vit devant une allée cossue au porche flanqué de deux atlantes de pierre. Elle portait une robe vichy rose serrée à la taille par une ceinture blanche. Elle était comme avant, belle, mince et rieuse. Il allait s’approcher lorsque la portière d’une voiture rangée en face de l’entrée s’ouvrit. Un petit garçon courut vers elle criant « maman, maman, on est allé voir Guignol, on est allé voir Guignol ! J’ai même pas eu peur du gendarme ». Un homme sortit à son tour de l’auto, en pantalon clair et chemise blanche ouverte et se dirigea vers elle, sourire aux lèvres.

Il était pétrifié. Il ne pouvait bouger, à peine respirer, grand corps vide aux bras ballants et aux pieds dans une flaque. Les oiseaux se disputaient autour de lui la baignoire improvisée par la pluie dans un creux de trottoir. Ils devaient le prendre pour une statue. L’homme à la chemise blanche entra dans l’immeuble.
« Maman, c’est qui le monsieur qui nous regarde ? »
Cécile le découvrit. Elle plissa les yeux dans ce geste qu’il connaissait si bien. Elle parut pâlir.
« Je sais pas chéri. Peut-être quelqu’un qui cherche une adresse. Allez, viens on va rejoindre papa. Il a promis de nous emmener au cinéma ce soir. » Elle parlait très vite.
« Oh ! Chouette ! »
« Monte. J’arrive » Elle le poussa à l’intérieur.

Au moment de refermer le lourd battant, elle lui lança un regard indéfinissable et esquissa comme un signe de la main. Il demeura encore un instant en hochant doucement la tête. Un infime espoir venait de se poser sur le fond douloureux de son cœur.

Entrée du Parc de la tête d'or

Lyon 6ième

Le pont de la Boucle

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