vendredi 29 avril 2016

Holly Island / La raison des limites

Il y avait eu ce corps rejeté par la mer verdâtre sur la grève de Sainte-Louise, un matin de mai. Un printemps automnal, quand le vent froid brasse sans cesse le sable avec l’air salé et vient se jeter en hurlant contre une ville recroquevillée et incrédule. Un corps à moitié décomposé, gonflé à outrance, presque ridicule dans sa nudité obscène. Une mort solitaire inaperçue, inconnaissable.
Il y en eut un autre quelques kilomètres plus au nord. Une femme encore jeune peut-être.
Puis un troisième. Retrouvé dans une crique longtemps après. Les oiseaux en avait fait bombance, le laissant lacéré, déchiqueté, os luisants sous le clair de lune de l’été.

Les autorités avaient pensé à un naufrage, à un bateau perdu errant dans cette zone maritime pourtant assez fréquentée. Des recherches avaient été entreprises en ce sens. En vain. Aucune déclaration de perte, de disparition. Rien qui pouvait écrire un début d’histoire à ces noyés éperdus. Et puis il y a eu l’homme. Arrivé en pleine journée sur la plage du Cheval Blanc, au milieu des cris d’enfants, des châteaux de sable et des papiers de bonbons. Un homme d’une cinquantaine d’année, à la calvitie prononcée et au corps décharné, arrimé grossièrement à une planche de bois. La gendarmerie prestement alertée en cette période sacrée des congés, fit diligence. Cordon de sécurité, ambulance, sac gris à glissière. En dix minutes, la plage était libre, mais l’endroit de la macabre découverte resta jusqu’à la nuit sans estivant, par respect, ou plutôt par superstition.

A l’autopsie, on retrouva dans l’estomac de l’homme de la plage que les journaux du lendemain avaient subtilement baptisé « Whitehorseman » une clé USB dont les révélations allaient bousculer l’ordre établi. Dans le fichier principal intitulé « pourquoi » on put lire ceci :

Je m’appelle Lubin Chaborier. J’ai cinquante et un ans. Je vis sur Holly Island. Je fais partie de ceux que là-bas on appelle « les fous ». Nous sommes parqués dans une zone spéciale. Nous sommes à peu près nourris et logés. Nos cabanes sont incluses dans des périmètres établis en bordure de mer, et gardés par des soldats. Je vis avec ma mère et mon fils de quinze ans. Lorsque nous avons été emmenés, mon épouse a été aussitôt prise pour le maître. Elle doit désormais faire partie de son harem avec d’autres femmes et jeunes filles. Ils ont dû l’implantée de force. Quelque part, sa beauté l’a condamnée et sauvée à la fois.
Je ne sais plus par quel miracle, j’ai pu conservé l'ordinateur qui m’a servi à créer cette clé.
Ce soir j’ai décidé de tenter d’alerter le monde. Certains de mes compagnons ont essayé de fuir à la nage, sans aucune chance, ni de survie,ni d’arriver vers une terre encore civilisée. Je suis géographe de formation. J’ai étudié les courants. Cette nuit, je vais avaler la clé. Je me mettrai à l’eau sans bruit avec la planche que j’ai taillée au mieux et dissimulée au regard de nos gardiens. Je nagerai le plus loin possible jusqu’au courant qui me portera jusqu’à vous. Lorsque je sentirai que mes forces m’auront abandonné, je glisserai mes bras dans les liens que ma mère et mon fils ont confectionnés, j’avalerai un puissant somnifère puis je me laisserai dériver jusqu’à ce que la mort me délivre. Je me sais malade. Ma vie ne vaut plus que par ma mort. Peut-être sauvera-t-elle des milliers d’autres fous, comme moi.

Perdue à une centaine de kilomètres au large du continent, baignant dans un océan turquoise, Holly Island était un véritable petit paradis. On y trouvait entre autre, une hôtellerie somptueuse réservée à une élite nantie qui venait se divertir sur des golfs paradisiaques. Mais aussi, le long des plages de sable blanc, on avait construit des myriades de petits bungalows coquets et confortables permettant à des vacanciers plus modestes de profiter de la douceur du climat. L’île était coupée en deux par une barrière montagneuse et boisée qui offrait également des plaisirs plus bucoliques aux amoureux de la nature. Enfin, la population locale, mais non autochtone car Holly Island était inoccupée jusqu’à ce qu’on la découvrît, était réputée pour sa gentillesse souriante. C’était elle qui assurait l’ensemble des services aux estivants. Nous étions là au nord de l’île.

La réalité était bien différente sur sa moitié sud. Battue par les vents violents et les pluies tropicales arrêtées par les hauts sommets, elle était recouverte d’une forêt réputée infranchissable et hostile. Les autorités locales avaient même dressé une limite physique sous la forme d’un grillage haut de trois mètres, long de plus de trente kilomètres et dûment gardé de part et d’autre par des patrouilles de militaires que l’on disait armés.

Cependant, c’était là que résidait toute l’économie du territoire. Le sous-sol regorgeait d’un minerai très rare, donc très cher, utilisé dans les industries nucléaires et pharmaceutiques et découvert une quinzaine d’années auparavant par Victor Romburg alors jeune ingénieur. Celui-ci avait bâti un empire immense, prenant possession de la totalité de Holly Island qui n’était alors rien de plus qu’un numéro sur les cartes maritimes. Sa société était devenue une multinationale aux multiples ramifications, présente dans tous les pays et à qui la majorité des gouvernements devait plus ou moins quelque chose … Si il avait fait de la région favorisée par le climat, un havre de paix, de plaisir et de fêtes il avait fabriqué sur l’autre versant, un véritable enfer.

- Diapo, s’il vous plait …
- Mesdames et messieurs, avant que nous commencions la visite à proprement parler de cette partie de Holly Island, et bien que vous avez certainement déjà beaucoup appris sur les agissements de le VR Compagnie et de son maître, je me dois d’attirer votre attention sur quelques points essentiels …
Avec un expression de lassitude : …diapo suivante, merci …

- Vous pouvez maintenant voir ceux sans qui les révélations de Whitehorseman n’auraient eu aucun écho. Les autorités tenaient à garder le secret le plus absolu sur ce qui se passait ici. Cependant, Valérie et Eric Truchessec ont eu connaissance de ce que contenait la fameuse clé USB. Journalistes d’investigation, ils ont décidés de venir sur l’île. Officiellement ornithologues et photographes, ils menèrent une enquête qui les entraîna bien plus loin qu’ils ne l’imaginaient.

Ils ont les premiers noté que Holly Island n’était sous aucun couloir aérien et que, partant, on ne pouvait jamais l’observer d’en haut. De même les promenades proposées aux touristes étaient effectuées en hélicoptère pilotés par des hommes ou femmes assermentés qui ne dépassaient jamais « l’équateur » du territoire, ni ne s’aventuraient sur la zone sud par les côtes.
Ils ont saisi que le personnel si aimable et si serviable de la partie touristique changeait quotidiennement selon un rythme régulier et que les partants étaient reconduits dans des zones réservées, interdites aux touristes.

Ils ont été frappés par un geste récurrent chez eux tous : ils portaient fréquemment la main derrière l’oreille droite afin de masser légèrement cette zone, comme si ils ressentaient la même gêne ou la même douleur.
Puis un jour, ils ont entrevu rapidement sur une jeune fille nouvellement arrivée, une légère incision à cet endroit précis.
En prenant des risques insensés, ils ont alors franchi la limite.

Au nord les ports de plaisance, les cités brillantes, et les embarcadères pour ferries. Mais au sud, un énorme port industriel où containers et minerai transitaient en permanence. Ils virent les puits de mines et les villages sinistres des ouvriers. Ils découvrirent également un bâtiment à l’architecture audacieuse, siège de la VRC. Enfin, une nuit, il réussirent à pénétrer dans l’hôpital ultra moderne fierté du maître des lieux.

Là, ils ont compris que des équipes de chirurgiens implantaient derrière l’oreille droite une sorte de puce, miniaturisée à l’extrême, destinée à enlever toute volonté et, conjointement, à induire un sentiment permanent de bien-être. C’était là que résidait toute la puissance de la VRC : des hommes et des femmes robotisés, obéissant toujours à leur maître.
… diapo suivante … merci …
Ici la photo de ces puces. Vous les verrez tout à l’heure « en vrai » dans le musée de l’hôpital.
- Mais il n’étaient pas encore au bout de leur surprise.

Voyez-vous, mesdames et messieurs, Victor Romburg était un monstre mais ne voulait pas de sang sur ses mains. Le choix pour son personnel portant sur des gens intellectuellement limités avait un intérêt primordial : grâce à son talent de persuasion, il les convainquait d’accepter l’implant.
Cependant le discours des recruteurs était séduisant et prometteur. Aussi ratissait-il un peu trop large, et il se présentait parfois des personnes plus perspicaces et qui voyaient vite clair dans ce qui se jouait. Il leur était impossible de faire marche arrière. Bien entendu, ils refusaient catégoriquement cette espèce de lobotomie. Alors, ils étaient conduits dans le tristement célèbre Parc des Fous, installés face à une mer houleuse, et où ils étaient surveillés et assujettis à des tâches domestiques nécessaires au bon fonctionnement de l’organisation.

Et oui, mesdames et messieurs, les seuls gens doués de raison étaient devenus les fous de Holly Island.

- Vous allez maintenant prendre place dans le petit train qui vous emmènera dans tous les lieux que nous venons d’évoquer, la fin du circuit se situant au mémorial du Parc des Fous. Vous aurez à descendre de temps à autre pour poursuivre la visite à pied. Je vous remercie par avance de ne jamais dépasser les limites repérées par le balisage rouge et blanc. Par prudence mais aussi par respect. De toute façon, je vous accompagne et je reste prêt à répondre à toutes vos questions.

Le guide allait se diriger vers la sortie du salon d’accueil pour touristes, lorsqu’il se ravisa.
- Mesdames et messieurs. Vous avez sans doute vu mes cheveux blanc, et mon visage ridé. Le temps ne m’a pas épargné. Je l’ai devancé toujours, mais il m’a finalement rattrapé : c’est aujourd’hui mon dernier voyage dans ce petit train. Alors je vais vous demandez une chose, une seule, comme une grâce accordée à un vieil homme qui marche sur son dernier chemin.
Il eut une ombre de sourire.

- Oubliez le nom ridicule que vous avez entendu hélas bien trop souvent, ce nom de « Whitehorseman ». Cet homme exceptionnel qui s’est sacrifié pour tous les autres, se nommait Lubin Chaborier. La dernière fois que je l’ai vu, il glissait doucement dans la mer, sur sa planche de bois.
J’avais quinze ans. C’était mon père.

Haïti

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