lundi 11 avril 2016

Derrière le mur

Il pensait : le temps c’est comme un cancer. D’abord il n’existe pas. Puis il s’instille doucement. On commence à l’entrevoir, ailleurs, chez les autres. Puis il pénètre en nous. Il métastase sournoisement. Il ravage au jour le jour, en douce. Enfin il apparaît. Dans la lumière crue. Au fond d’un miroir. Les paupières plus lourdes. Le regard plus pâle. Plus on le sait plus il nous dévore. Et demain s’éloigne un peu plus chaque nuit.

Il pensait : qu’est-ce que ça veut dire, "aujourd’hui" ? Et hier, et avant hier … Des jours, des années la tête appuyée contre des parois sales, à écouter. Grincement des serrures. Frottement des chaînes. Claquement des portes. Cris, souvent. Hurlements, parfois. Douleur, folie, néant.
Il pensait : je sors. Il marchait.
Quelle est cette foule immense ? Qui sont ses filles débordantes de vie avec leurs seins ronds et leurs yeux clairs, et des rires plein la gorge. Qui sont ces gens ? Où vont-ils en chantant ? Vers où m’entraînent-ils moi qui n’aie nulle part où aller ?
Il ne reconnaissait presque plus rien. Le cancer du temps avait aussi rongé la ville.
Il pensait : je ne veux que la paix, l’oubli. Retrouver ma maison peut-être. Vide sans doute. Tous sont partis, ou morts. Ils ne me reconnaîtraient pas. Mon corps est dur, sec, noueux, sans pitié. Il marchait. Des drapeaux passaient, vibrant. Des cortèges entiers, jeunes, vieux, femmes, hommes, enfants. On l’embrassait, on lui serrait la main et puis on filait en riant.

La foule se faisait plus dense, plus mouvante, plus humaine, plus liée. Il pressait le pas machinalement. Avec les autres.
Il sut qu’il arrivait. Au détour d’une ruelle, le mur était là. Le mur du figement des temps. Le mur de la haine, de la peur. Le mur du défi à la raison.
Il pensa : c’est là qu’il m’ont pris. Avant. Il y a longtemps.
Il commençait à comprendre. Les pioches, les pics, les poings, les ongles. Le mur se cassait, se brisait. Les brèches s’ouvraient. Les mains se tendaient de parts et d’autres. Les trous s’agrandissaient.

Puis le silence soudain. Il vint depuis l’autre côté. Puis gagna la foule en vague, éteignant peu à peu les cris en murmures, les murmures en silence. Les larmes remplacèrent les chants et les bravos. Les regards s’accrochaient en une chaîne traversant le temps. Une musique avait pris toute la place.
Il se hissa au sommet du mur. Il le vit.
Il l'entendit abolir le temps. Abolir les années de fers. Abolir la folie des hommes.
Il était là, irradiant. Un homme libre assis sur une chaise dans les gravats. Un homme libre au milieu des autres. Un homme qui, en ce moment unique, était tous les autres hommes. Un homme libre, assis avec son violoncelle et jouant Bach.

Le temps était mort et lui, renaissait à la vie.

Mstislav Rostropovitch devant le mur

Le mur en 1961

Le 10 novembre 1989

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