mercredi 20 juillet 2016

Le jardin de mon enfance


C’était les soirs d’été, pleins des bruits lointains montant de la vallée ou d’autres plus proches descendant des collines. Les aboiements des chiens ramenant de maigres troupeaux aux étables. Les cris des martinets traversant le ciel en arabesques désordonnées. Les voix glissant sur la douceur de la brise, de quelques-uns appuyés aux murs de pierre bordant les fermes cachées dans les ourlets de la terre. Des lambeaux de nuit, écharpes d’ombre mauves piquetées des premières étoiles se couchaient sur les contours.

J’avais atteint le petit col de Chavanol. Debout à côté de mon vélo, j’écoutais les histoires murmurées par les grands sapins dont les cimes battaient le rythme lent et sauvage de la nature. L’air sentait les blés et les vaches et les bruyères. En bas, dans l’autre monde, la ville environnée de coteaux insensibles s’ensevelissait et je la regardais mourir dans le clignotement pâle et minuscule des réverbères.

Les journées brûlantes me gardaient derrière les persiennes, accroché à mes livres, étonné souvent par la poussière dorée dansant dans les rais de soleil. Les soirs, après le repas, je montais toujours vers la houle échevelée des montagnes rondes. Au fond, le Pic des trois dents et le Crêt de l’Oeillon brillaient encore des derniers feux du couchant, droits et raides dans l’échancrure du col ; j’étais déjà dans la nuit d’un ciel tremblant.
Le clocher de Saint-Martin égrenait les dix heures du soir. Il me fallait quitter le cloître des collines dont j’aimais plus que tout la paix austère et bruissante des échos de la nature et des hommes. Je redescendais tranquille, voyageur presque immobile tant le temps se fissurait dans le poème de cette route étroite et sinueuse me ramenant vers la maison. J’allais rassurer ma mère qui attendait que je sois rentré pour aller se coucher.
Puis, assis longtemps sur le perron de pierre, j’écoutais encore le silence s’installer dans mon cœur et regardais les fenêtres des maisons d’en face fermer une à une leurs paupières de tulle.

mercredi 13 juillet 2016

Jeanine, la Catherinette

Quelques mots.
De ceux qu’on entend dans les rues au hasard d'un angle où gémit le vent d'hiver, ou sous une porte cochère, murmurés par deux ombres enlacées. Elle est morte il y a deux ou trois jours, au bout d'un âge sans âge.

- Elle n'a pas souffert, à ce qui paraît.
Qui peut le dire ça « elle n'a pas souffert » ? L'épicier d'en bas où elle allait chercher ses œufs pour le gâteau du dimanche, le quatre-quarts qu'elle partageait avec une amie, ou avec elle-même, et qu'elle gardait pour le café du lendemain matin, et puis celui du surlendemain. Il est un peu sec, qu'elle disait, mais trempé dans le café ça va bien, elle disait. Qu'est-ce qu'il en sait l'épicier avec son froc froissé et pas très clean ? Lui, il comptait sou par sou pour rendre la monnaie alors qu'il voyait bien qu'elle n'en avait pas beaucoup des sous, avec sa botte de poireaux qui dépassait de son cabas sans forme et son manteau en ratine beige, sale de trop porter. Mais l'épicier il a sa mentalité d'épicier. Il sait pas faire autrement, l'épicier. Sinon comment voulez-vous qu'on s'en sorte, hein ?
Alors elle lui en voulait pas au fond. Ni aux autres qui la regardaient pas, ou alors par le judas de leur porte palière quand elle montait un truc trop lourd et qu'elle s'arrêtait à chaque étage pour souffler. Ils lorgnaient pour voir qui c'était qui soufflait dans l'escalier. Et puis quand ils avaient vu que c'était elle, alors ils retournaient à leur télé en haussant les épaules, ou à leurs haricots à effiler, ou à utiliser le vide pomme pour la tatin du dimanche. "C'est la catherinette", qu'ils disaient à leur femme ou à leur mari en regagnant leur cuisine. Et ils échangeaient un regard torve et un mauvais sourire. Ils sont comme ça les gens. Pas méchants, mais pas bons non plus. Ordinaires. Humains comme la vie, pleins de ressentiments, de jalousie, de petites mesquineries et de temps en temps d’un peu de lumière comme le rire d’un enfant qui n’a pas encore découvert les malveillances et les rancunes de la franche camaraderie.

Quelques mots qu’on ne lui a pas dits à elle, la catherinette, qui s’appelait Jeanine.

Mais personne ne savait son prénom, dans cet immeuble de rapport qui donnait sur la voie ferrée, par l’arrière-cour. Jeanine aimait bien regarder passer les trains depuis ses deux fenêtres. Il y avait deux voies. Une allant vers l’est, elle disait vers l’Allemagne, l’autre vers l’ouest, vers la Bretagne. La première lui avait pris son père à cause du STO. La seconde lui avait pris sa vie, à cause de rien, à cause de la vie.

Quarante ans auparavant, elle était partie avec Monique, sa sœur, pour ses premières vacances d'après la guerre. Dans une petite ville du bord de l’océan d’où l’on pouvait voir la statue de la liberté en se penchant un peu et par temps clair. C’était ce que leur avait dit le fils du patron de l’hôtel qui les avait accueillies derrière son comptoir, avec son beau sourire et ses cheveux bruns. Le soir il les avait accompagnées sur la plage, les pieds nus sur le sable. Il avait pris sa guitare et avait chanté pour elles, avec le pinceau du phare qui venait régulièrement lécher leur visage et les flonflons que la brise de terre apportait par à-coups depuis le bar ouvert sur le quai derrière. C’était l’année de ses vingt-cinq ans. Sa sœur en comptait trois de moins. Elle l’aimait bien Yves, le fils du patron de l’hôtel. Il était gentil et doux et pas trop bête. A la vérité elle l’aimait tout court. Lui regardait plus sa sœur, plus délurée avec ses yeux verts et son fichu qu’elle laissait glisser sur ses épaules rondes. Il rêvait d’être amiral ou vice-amiral dans la marine nationale, ou de partir aux Etats Unis. Avec un vieux bidon, Yves avait fait un brasero et grillé quelques saucisses et merguez, qu’elles n’avaient jamais goûtées auparavant

Durant leur séjour, le comité des fêtes avait organisé le concours des « catherinettes de l’été » pour animer un peu la station. Il fallait juste avoir vingt-cinq ans dans l’année et oser monter sur une scène de fortune pour dire qui on est et comment on imagine son futur mari. Yves et sa sœur l’avait poussée à se présenter. Elle avait cédé, comme d’habitude. Elle avait confectionné un chapeau vert et jaune avec des fleurs en papier et des cerises bien rouges, avait écrit un poème qui parlait d’amour, de fleurs et aussi de chrysanthème, ses fleurs préférées. Elle avait mis sa jolie robe vichy rose serrée à la taille.
C’est elle qui avait été élue. Elle avait gagné le tour des îles en bateau et des matriochkas entrant les unes dans les autres. Elle y était allée avec Yves, parce que sa sœur est malade sur l’eau. Il lui avait dit que son brai rêve était de partir en Amérique pour faire fortune. Il lui avait dit encore qu’il était amoureux de Monique et qu'elle était aussi amoureuse de lui.
Il lui avait dit qu’elle était si jolie et qu’elle allait trouver chaussure à son pied. Jeanine avait dit oui en regardant l’horizon et en laissant le vent sécher ses larmes. A la fin du séjour, elle était rentrée seule, sans les mots qu’elle attendait.

Quand elle emménagea dans l’immeuble de la voie ferrée, elle avait plein de cartons, de valises et de bidules entassés sur le trottoir. Le jeune homme qui habitait tout en haut dans une chambre de bonne et qui était professeur de piano avait été le seul à l’aider. Les autres regardaient par leurs fenêtres. Le chapeau de catherinette était tombé d’un sac et était resté un peu sur le bord de la rue. Ça les avait amusés de voir agiter ses rubans jaunes quand une voiture passait un peu trop près. C'est ainsi qu'elle était devenue "la catherinette". Un jour le jeune homme l’avait invitée à un petit concert et lui avait présenté son ami, un beau garçon un peu plus âgé que lui.

Depuis, elle regardait passer les trains et écoutait les arpèges qui s’envolaient dans la cage d’escalier ou par le vasistas ouvert des soirs d’été. Elle rêvait encore d’amour et de prince charmant. Mais dans le bureau de poste où elle travaillait, il n’y avait ni amour ni prince. Il y avait la vie qui se traîne, les vacheries quotidiennes, les clients râleurs et les pots de départ.
Pour le sien, elle avait eu un gros bouquet de fleurs, un bon d’achat à la Samaritaine, un cadre avec la photo de ses collègues et une espèce de diplôme de bonne employée, encadré lui aussi. Avec le bon, elle avait acheté un robot ménager qui lui faisait penser à son bureau à chaque fois qu’elle l’utilisait. Du coup elle s’en servait de moins en moins. Les cadres avaient fini dans la cave et les fleurs avaient séché sur le coin de l’armoire de sa chambre.

Au début Yves et Monique venaient de temps en temps avec leurs mioches qui courraient en criant dans les escaliers, ou dans la cour. Ils lui racontaient l’hôtel, les clients bizarres, et leurs problèmes de personnel si difficile à trouver. Puis ils ont espacé leurs visites. "Tu comprends, on a fait une extension, il y a plus de chambres et puis on a fait un restaurant, alors tu comprends, c’est du boulot tout ça. Toi t’es fonctionnaire, mais pas nous, tu comprends. On peut pas laisser l’établissement seul trop longtemps" … Et puis ils sont plus venus.

Un matin on a sonné en bas, à l’interphone tout neuf, même qu’elle savait plus comment ça marchait et qu’il a fallu qu’elle descende ouvrir. C’était Monique. Seule. Yves avait tout plaqué pour partir en Amérique. Mais ça allait quand même. De toute façon ils s’aimaient plus. "Tu connais pas les hommes, toi. T’as bien de la chance" ... Leur ainé avait fini ses études en commerce et avait des projets avec un espace thalasso. "Tu sais, thalasso ?" Elle avait fait oui bien sûr, et quand Monique était partie elle était allée chercher dans les magazines de voyages auxquels elle était abonnée, ce que c’était que thalasso, parce qu’elle se souvenait avoir vu ce mot là quelque part.

Elle est morte il y a deux ou trois jours sans doute, a dit le policier. La porte de son appartement était restée entrouverte. Un voisin a finalement été voir, intrigué. Il l’a trouvée, couchée dans son lit, en habit du dimanche, avec le chapeau de catherinette à ses pieds et une croix en bois entre les doigts. La main devant le nez, il a ouvert la fenêtre juste quand le train de Brest passait, et puis il a appelé les pompiers. Posée sur son cœur il y avait une lettre venue des Etats Unis.
Quelques mots. "Chère Jeanine. J’ai quitté ta sœur. Je n’en pouvais plus. Je vais essayer de réaliser un peu de mon rêve d’Amérique. Tu sais, je te l’ai jamais dit, mais quand vous êtes arrivées dans l’hôtel de mon père, il y a bien longtemps, c’est toi que j’ai vue la première. Mais Monique a bien su s’y prendre et moi, je l’ai laissée faire. Jeanine, en réalité je crois bien que c’est toi que j’aimais vraiment et que j'aime encore. Yves" ...

Jeanine a lu la lettre. Puis elle s’est habillée le mieux possible, a avalé un tube entier de barbiturique et s’est allongée sur son lit.

Je t’aime. Quelques mots. Ceux qu’elle avait attendus toute sa vie.

Elle avait laissé des instructions pour ses funérailles. Elle voulait être enterrée avec la lettre. C’est sa sœur qui s’est chargée de tout. Quand elle l’a lue, elle l’a déchirée et jetée à la poubelle.


mardi 5 juillet 2016

Il a dévalé la colline ...

Il a dévalé la colline. Ses pieds faisaient rouler des pierres.
Il s’arrêta, légèrement essoufflé et commença à réfléchir à haute voix :

- Il est gentil l’autre là avec ses cornes. Il me balance sur une montagne, me montre des trucs pas croyables que j’en suis encore tout rouge de confusion et puis il se barre, cool, tranquille comme Baptiste … enfin, c’est une façon de parler.
En vérité je vous le dis,  il m'a vraiment tenter, mais j'ai su résister ... Yesss !!

Bon je dois résumer la situation : je suis en plein désert, pas un chameau à l’horizon. Mon Père, faut pas en parler, à cette heure là il doit être à l’apéro avec les membres du club des créateurs dépressifs … va falloir que je me débrouille tout seul … encore une fois !!!

J’avais bien fait un peu de trigo à la Star’Ac … c’est le nom de l’école sup’ là-haut … ça fait une paye mais j’ai une bonne mémoire paraît-il … Donc, une sérieuse triangulation, une étoile qui tient la route, je trace les vecteurs … c’est facile dans le sable, je vous dis pas … le nord géographique il doit être par là … je vérifie les azimuts … Tiens ça me fait penser à l’autre cornu : bien azimuté le gonze ! Enfin, je peux rien dire, c’est un ex pote au dabe !

Logiquement, là, en bas de cette fichue montagne, un poil à gauche, je devrais retrouver la route des caravaniers. Je vais y aller à pied, tiens, ça me videra la tête. Avant, on sait jamais, je vais jeter un coup d’œil sur mon programme au cas où il y ait une vague indication. De toute façon j’ai largement le temps … La vache, il m’a pas raté le très haut, surtout sur la fin … Et puis, toujours pas un mot, que dalle ; il le sait pourtant que je suis paumé. Hé ho, Eli, Eli lama sabachthani, c’est pas pour maintenant, mais on peut rêver, non ? … De toute façon, répondra pas, alors …
… / …
Et zut, encore raté … mais c’est par où la sortie nom de Lui … Ah ben tiens la mer. C’est pas Tibériade, je reconnaîtrai, le Jourdain non plus c’est trop large. Ce doit être la Mer rouge … Il m’a vraiment emmené au diable, l’autre …

Ben va falloir que j’en fasse le tour. Je vais pas marcher sur l’eau tout de même, hein …
Quoique … ce sera ma meilleure façon de prendre le temps de vivre.