lundi 21 mars 2016

Je me souviens du berger

Il dessinait des maisons.
Souvent, les jeudis pluvieux. Avec Odette la petite voisine. Brune, jolie, espiègle. Ils devaient avoir tout juste quatorze ans à eux deux. De belles maisons avec des toits de tuiles rouges, de l’herbe bien verte autour, et le chemin incurvé respectant la perspective que son père lui avait apprise.

Ils les peignaient aussi. A la gouache. Sur la table de la salle à manger, recouverte par prudence d’une toile cirée fleurie. Parfois, ils découpaient de petits carrés peints en vert, qu’ils collaient sur le côté des fenêtres, afin de faire comme des volets qui pouvaient s’ouvrir et se fermer. Il fallait bien plier le bord du carré pour que celui-ci ne se déchire pas, et le coller juste avant la pliure. Mais le résultat était bien, vraiment bien. Entre eux ils disaient « vachement bien » en pouffant et en rosissant un peu.

Odette peignait des fleurs, plein de fleurs. Lui, il mettait la cheminée sur le toit, avec la fumée qui en sortait. Il rajoutait toujours des oiseaux, plein d’oiseaux. Ou des avions qui laissaient derrière eux des lignes blanches et cotonneuses. En tout cas, c’est ainsi qu’il les voyait.

Un jour il a dessiné un bonhomme un peu bizarre. Avec un grand chapeau et un bâton à la main, qui tournait le dos à la maison, comme pour en partir. On sentait bien que c’était définitif ce départ. Que le bonhomme étrange n’allait jamais se retourner.

A Odette qui lui demanda "c’est qui ?" il répondit d’instinct : "le berger".
Ses parents ont vu le berger et son père intrigué lui a expliqué que dans le temps, il y a longtemps, son ancêtre, son arrière arrière grand-père, était parti, très jeune, de sa maison. Tout comme le bonhomme de son dessin. Mais pas une maison aussi jolie que la sienne. Non, non. Une vieille ferme cachée dans un ourlet de la montagne. Loin, dans les Hautes Alpes.

Lui il savait déjà ce qu’était les Alpes. Mais les « hautes » Alpes, ça devait être quelque chose d’encore plus immense. Plus grand que le Mont Blanc qu’il avait déjà vu depuis le balcon du chalet de madame Taboury, à Chamonix. Et depuis Chamonix, le Mont Blanc, il est vachement grand.
- Et comment qu’il s’appelait l’arrière arrière grand-père, alors ?
- Vincent.

Il mit tout ça au fond de sa mémoire et n’y pensa plus. Un jour ils se rendirent là bas, dans les Hautes Alpes. Il avait bien grandi. Il ne dessinait plus de maisons avec des volets verts. Odette était partie dans une autre région. Ils ont retrouvé la vallée étroite, le village, puis le hameau de l’ancêtre, ont vu le registre de la paroisse, puis le cimetière où sont enterrés les parents du berger.

Il comprit d’où venait Vincent et, partant, d’où lui-même venait. Un pays très rude, austère mais d’une beauté sauvage et où la lumière est d’une pureté inouïe.

Longtemps, très longtemps après, il était un homme mur à la mémoire remplie à ras bord. Un dimanche matin son père l’appela pour lui dire "ma femme est morte", puis aussitôt après, "la Maman est morte". Les vrais enterrements avaient commencé depuis celui de sa grand-mère, plus de vingt cinq auparavant.

Onze années plus tard, l’hôpital lui annonçait que le père à son tour venait de partir. En rangeant les affaires, en triant les meubles et les souvenirs du vieux grenier de la maison de son enfance, il retrouva quelques pages à l’encre passée. Un long poème en alexandrins, écrit par le petit berger alors devenu instituteur dans la vallée industrielle où il était arrivé à pied, depuis ses montagnes. Le récit du voyage d'un jeune homme audacieux porté par sa foi en l'avenir et dans la providence. Juste en dessous des feuillets jaunis, se cachait un dessin d’une maison aux volets verts d’où un bonhomme bizarre paraissait s'en aller.

Il pensa "la boucle est bouclée". Le jour même, il fermait la maison qu’il allait vendre.
Il n’y reviendrait jamais.
Il pensa "je suis le berger, le gardien de la mémoire de ceux qui m'ont précédé".
Il verrouilla une dernière fois la porte et partit sans se retourner.

La Chapelle en Valgaudemar

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