dimanche 18 septembre 2016

Barbe à papa


Je suis parti une nuit d’hiver, parti pour nulle part, pour un quelconque ailleurs, dans une errance qui deviendrait ma vie. L’entreprise paternelle, la coterie des notables, la voie royale qui m’était naturellement réservée n’étaient pas pour moi.

Alors de bars en bordels, de ports en quais de gare, je suis entré peu à peu dans cet anonymat qui permet tout. J’ai abordé la frange du monde. J’ai rencontré des gens « autres », des personnages que je ne croyais exister que dans les romans de Manchette, de Chandler ou de Le Carré. J’ai tour à tour endossé les costumes d’homme de main, d’espion, puis de mercenaire ; j’ai vécu tant de vies.

Mes mains ont frappé parfois très fort. Elles ont tué, hélas, des hommes qui étaient du mauvais côté. Le côté des pauvres, des miséreux, de ceux qui se battent pour leur survie, leur liberté. Moi je me donnais au plus offrant. Les trafiquants de bois précieux, d’animaux rares, d’or et surtout d’armes, me recherchaient pour mon efficacité. Des fortunes me sont passées entre les doigts.

Ces mêmes mains ont aussi caressé. Des peaux de toutes les couleurs. Les peaux des filles que l’on bouscule et qui rient un peu trop fort, de celles que l’on force sur les tables les nuits d’alcool et de détresse. Les peaux luisantes des belles abyssines, les peaux souples et légères des asiatiques, les peaux claires presque transparentes des slaves. Et puis les peaux douces et parfumées de ces déesses inaccessibles au doigts gantés de soie, mais qui se donnent en criant à l’arrière des immenses limousines dans la moiteur des soirées africaines.

Et bien malgré tout cela, j’ai gardé au fond de mon âme si noire un coin de mon enfance. Un coin sacré, béni, immaculé. Les jours où mon père me mettait sur ses épaules et m’emmenait à la fête. Je n’oublierai jamais les lumières des baraques, les musiques des manèges, les appels des camelots, le bruit de la foule aimable se pressant devant les attractions, et les odeurs, surtout les odeurs. Je crois encore les sentir comme ramenées par les vents alizés, quand face à la mer je repense aux jours anciens. L’odeur des pommes d’amour mêlées à celle de la poudre des stands de tir, celles des gaufres, celle du sucre multicolore que l’on étirait sur le marbre brillant, et celle plus suave mais tellement reconnaissable de la barbe à papa.

Au fond de la place du village, je revois derrière sa machine en fer le marchand au visage rougeaud surmonté d’une drôle de toque blanche, ce magicien des gourmandises enfantines, faiseur des nuages roses que je promenais au bout d’un bâtonnet de bois et qui barbouillaient de bonheur sucré mes joues de petit garçon.


1 commentaire:

  1. stouf
    "Alors de bars en bordels, de ports en quais de gare, je suis entré peu à peu dans cet anonymat qui permet tout". T'avais bien raison l'Arpentos,en ce qui me concerne ce fut les "impromptus littéraires"... hélas! ;o))
    Sinon,t'a connu cette petite taule de Bien Hoa, pas tellement loin de Saïgon. "Les volets rouges"... et la taulière, une blonde comac... Comment qu'elle s'appelait, nom de Dieu ?
    Lulu la Nantaise!
    Et pour le reste, mes premiers bonbons sucrés à la fête du villages furent les lèvres sucrées de maman quand j'étais encore dans le landeau...
    Encore un joli texte de te part gars.

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