Nous sommes au milieu des années soixante. J’ai l'âge de l’apogée de l’enfance. Dans la plénitude de l’expérience acquise, juste avant les tourments existentiels et hormonaux de l’adolescence.
La petite Odette dont j’ai parlé la semaine dernière a un frère aîné. Nous sommes voisins et amis comme on peut l’être à cet âge. Sans concession, sans calcul non plus. Ce garçon s’appelle Yves. Il est brillant, ingénieux, habile et drôle. Nous jouons sans cesse ensemble. Il imagine des scènes, nous distribue les rôles. Toi tu serais paysan, toi infirmière, moi chanteur. Un jour je fus « agent de maîtrise » en ignorant fichtrement de quoi il s’agissait. Mais j’étais assez fier de ce titre dont je sentais confusément qu’il put représenter une certaine autorité, ou pour le moins une vague compétence. On bâtit des constructions audacieuses en Mécano. On joue avec nos Dinky toys et Norev, avec des soldats en quantité. Aussi des cyclistes qui avancent à coups de dés sur le carrelage, ou à coups de billes dans le jardin. Je me souviens aussi d’un jeu d’échec géant en carton et papier.
Yves a une chambre bien à lui. Les murs sont couverts de photos de ceux que l’on commence à appeler les « Idoles » et d’une collection ahurissante de porte-clefs. Il lit Salut les Copains et un magazine extraordinaire : Top. J’ai conservé, je crois les avoir encore, bon nombre de numéros de cet opuscule hebdomadaire (ou mensuel, je ne sais plus) de petit format. Il regorgeait d’informations sur les vedettes et les sportifs de l’époque (Hervé d’Encausse avait atteint la hauteur fabuleuse de quatre mètres vingt cinq en saut à la perche !), mais aussi sur l’actualité au sens plus large. Pour ma part, j’étais abonné à Record, émanation de Bayard ô combien catholique. C’est pourtant là que parurent les premières bandes d’Iznogoud, du professeur Rosbif de Gotlib et les premiers dessins de Dubouillon.
Bref. Le propos n’est pas là.
Dans la chambre d’Yves il y a un Teppaz et plein de quarante cinq tours. Il y a aussi un transistor rouge et beige, avec sa grosse roue en plastique permettant la recherche des stations. On écoute SLC passionnément, jamais d’accord sur les qualités comparées de Sylvie et de France Gall, de Françoise et de Sheila., d’Adamo et de Richard Anthony. On mange des Regalad et on boit du Pschitt citron. Yves lui, est fou d’un groupe devenu mythique : les Shadows. A longueur de jeudi, on écoute Apache, Kon Tiki, Shadoogie … Ils accompagnent un autre mythe de la variété britannique : Cliff Richard. C’est du rock bien propre sur lui, plus Beatles que Stones. Mais, ce qui fascine Yves, ce sont les guitares. Une Fender « Stratocaster » et une basse « Precision Bass » (comme si c’était hier). On dirait aujourd’hui, « des trucs de ouf », ou « qu’ils déchirent leurs races », ou encore « de la zik qui le fait grave ». Nous on disait qu’ils étaient vachement bath …
Profitant de l’atelier de son père au sous-sol de la maison, Yves décida de se fabriquer une guitare électrique. Ce qu’il fit en quelques semaines. Elle était jaune, brillante. Il avait bricolé un micro placé sous les cordes, un vibrato, une pédale oua-oua et une espèce d’ampli nasillard mais qui remplissait sa fonction première : faire du bruit. Avec un ami de son âge, Robert (comme quoi on peut être yé-yé et avoir un prénom à béret basque) il se mit à jouer les tubes de ses idoles. Pas si mal. Pas très bien non plus, mais tout le monde était content. Ils étaient les rois incontestés du mediator. Ecoutes, répétitions, écoutes, répétitions … Puis un jour : concert. Ou plutôt ultime répétition, juste pour la grand mère … et nous bien sur.
La grand mère, c’est une petite dame à mise en plis qu’elle recouvre prudemment d’une caroline en plastique transparent les jours de pluie. Manteau en ratine beige et cabas pour le marché. Des lunettes toujours perdues quelque part, mais un œil frisant et bien souvent un gâteau au four. Bref c’est Mémé Schmidt et puis c’est tout. Elle se plie à peu près à tout ce que ses petits enfants veulent, compris devenir une fan de roquanrol qui fait bien du bruit mais j’ai aussi été jeune à leur âge, alors pensez donc. Elle serait plus Jean Lumière ou Luis Mariano si on lui demandait son avis, mais on lui demande pas et la voilà devant l’ampli et les deux godelureaux concentrés quoiqu’un brin hilares. Ca fait un mois quelle les écoute essayer de jouer et qu’elle entend, malgré elle, les disques des vrais musiciens (les chats d’Oze, mais c’est où Oze ?).
Première mesure et pas une fausse note, pas un dérapage, pas une erreur de rythme. C’est carré, propre, presque joli. A la fin du morceau, elle se lève, applaudit et félicite les musiciens. Mais Mémé Schmidt elle a plus d’un tour dans son sac.
- Tiens, c’était pas mal, jouez encore, mais une autre chanson, celle qui a un nom bizarre, un truc avec nougat » … Malaise dans le groupe. On tente un repli
- Heu, on l’a pas répétée celle-là, on peut refaire Apache, si tu veux, Mémé ..
- Non, non, la chanson du nougat. Mémé insiste.
Bon ! On se concerte dans le groupe (ils sont deux, je le rappelle) et on tente l’intro de Chattanooga choo choo. Cacophonie, outrage, déception et petit sourire du public.
Et oui, mes petits, je ne me fie plus aux apparences à mon âge, pensez donc ! Je l’ai bien vu le fil du tourne disque derrière vous …
Et voilà toute l’histoire, bien innocente je le confesse.
Je ne suis pas sur d’intéresser un large auditoire avec ces souvenirs, mais quand ils reviennent en vague ils ne sont pas faciles à contenir. Et puis, au fond, en ai-je vraiment envie ?
La petite Odette dont j’ai parlé la semaine dernière a un frère aîné. Nous sommes voisins et amis comme on peut l’être à cet âge. Sans concession, sans calcul non plus. Ce garçon s’appelle Yves. Il est brillant, ingénieux, habile et drôle. Nous jouons sans cesse ensemble. Il imagine des scènes, nous distribue les rôles. Toi tu serais paysan, toi infirmière, moi chanteur. Un jour je fus « agent de maîtrise » en ignorant fichtrement de quoi il s’agissait. Mais j’étais assez fier de ce titre dont je sentais confusément qu’il put représenter une certaine autorité, ou pour le moins une vague compétence. On bâtit des constructions audacieuses en Mécano. On joue avec nos Dinky toys et Norev, avec des soldats en quantité. Aussi des cyclistes qui avancent à coups de dés sur le carrelage, ou à coups de billes dans le jardin. Je me souviens aussi d’un jeu d’échec géant en carton et papier.
Yves a une chambre bien à lui. Les murs sont couverts de photos de ceux que l’on commence à appeler les « Idoles » et d’une collection ahurissante de porte-clefs. Il lit Salut les Copains et un magazine extraordinaire : Top. J’ai conservé, je crois les avoir encore, bon nombre de numéros de cet opuscule hebdomadaire (ou mensuel, je ne sais plus) de petit format. Il regorgeait d’informations sur les vedettes et les sportifs de l’époque (Hervé d’Encausse avait atteint la hauteur fabuleuse de quatre mètres vingt cinq en saut à la perche !), mais aussi sur l’actualité au sens plus large. Pour ma part, j’étais abonné à Record, émanation de Bayard ô combien catholique. C’est pourtant là que parurent les premières bandes d’Iznogoud, du professeur Rosbif de Gotlib et les premiers dessins de Dubouillon.
Bref. Le propos n’est pas là.
Dans la chambre d’Yves il y a un Teppaz et plein de quarante cinq tours. Il y a aussi un transistor rouge et beige, avec sa grosse roue en plastique permettant la recherche des stations. On écoute SLC passionnément, jamais d’accord sur les qualités comparées de Sylvie et de France Gall, de Françoise et de Sheila., d’Adamo et de Richard Anthony. On mange des Regalad et on boit du Pschitt citron. Yves lui, est fou d’un groupe devenu mythique : les Shadows. A longueur de jeudi, on écoute Apache, Kon Tiki, Shadoogie … Ils accompagnent un autre mythe de la variété britannique : Cliff Richard. C’est du rock bien propre sur lui, plus Beatles que Stones. Mais, ce qui fascine Yves, ce sont les guitares. Une Fender « Stratocaster » et une basse « Precision Bass » (comme si c’était hier). On dirait aujourd’hui, « des trucs de ouf », ou « qu’ils déchirent leurs races », ou encore « de la zik qui le fait grave ». Nous on disait qu’ils étaient vachement bath …
Profitant de l’atelier de son père au sous-sol de la maison, Yves décida de se fabriquer une guitare électrique. Ce qu’il fit en quelques semaines. Elle était jaune, brillante. Il avait bricolé un micro placé sous les cordes, un vibrato, une pédale oua-oua et une espèce d’ampli nasillard mais qui remplissait sa fonction première : faire du bruit. Avec un ami de son âge, Robert (comme quoi on peut être yé-yé et avoir un prénom à béret basque) il se mit à jouer les tubes de ses idoles. Pas si mal. Pas très bien non plus, mais tout le monde était content. Ils étaient les rois incontestés du mediator. Ecoutes, répétitions, écoutes, répétitions … Puis un jour : concert. Ou plutôt ultime répétition, juste pour la grand mère … et nous bien sur.
La grand mère, c’est une petite dame à mise en plis qu’elle recouvre prudemment d’une caroline en plastique transparent les jours de pluie. Manteau en ratine beige et cabas pour le marché. Des lunettes toujours perdues quelque part, mais un œil frisant et bien souvent un gâteau au four. Bref c’est Mémé Schmidt et puis c’est tout. Elle se plie à peu près à tout ce que ses petits enfants veulent, compris devenir une fan de roquanrol qui fait bien du bruit mais j’ai aussi été jeune à leur âge, alors pensez donc. Elle serait plus Jean Lumière ou Luis Mariano si on lui demandait son avis, mais on lui demande pas et la voilà devant l’ampli et les deux godelureaux concentrés quoiqu’un brin hilares. Ca fait un mois quelle les écoute essayer de jouer et qu’elle entend, malgré elle, les disques des vrais musiciens (les chats d’Oze, mais c’est où Oze ?).
Première mesure et pas une fausse note, pas un dérapage, pas une erreur de rythme. C’est carré, propre, presque joli. A la fin du morceau, elle se lève, applaudit et félicite les musiciens. Mais Mémé Schmidt elle a plus d’un tour dans son sac.
- Tiens, c’était pas mal, jouez encore, mais une autre chanson, celle qui a un nom bizarre, un truc avec nougat » … Malaise dans le groupe. On tente un repli
- Heu, on l’a pas répétée celle-là, on peut refaire Apache, si tu veux, Mémé ..
- Non, non, la chanson du nougat. Mémé insiste.
Bon ! On se concerte dans le groupe (ils sont deux, je le rappelle) et on tente l’intro de Chattanooga choo choo. Cacophonie, outrage, déception et petit sourire du public.
Et oui, mes petits, je ne me fie plus aux apparences à mon âge, pensez donc ! Je l’ai bien vu le fil du tourne disque derrière vous …
Et voilà toute l’histoire, bien innocente je le confesse.
Je ne suis pas sur d’intéresser un large auditoire avec ces souvenirs, mais quand ils reviennent en vague ils ne sont pas faciles à contenir. Et puis, au fond, en ai-je vraiment envie ?
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