jeudi 31 mars 2016

Blanche et Colombe ... comme un conte

Armand, s’acagnarda un peu plus dans la grande chaise et entreprit de bourrer sa pipe.
- tiens, petite, sert moi donc un autre café. Et puis toi là, le grand avec les bras qui pendent, remets donc une ou deux buches dans la cheminée.
Sur la table derrière, restaient quelques biscuits et des fruits secs. Le café arriva aussitôt.
Imposant de stature comme de tour de taille, vêtu de son éternelle veste en velours, favoris et moustache blancs, œil frisant, Armand était le conteur de la vallée. Il arpentait la région et animait les veillées avec ses légendes et ses contes peuplés de sorciers, de bêtes malfaisantes et autres étrangetés.

Ce soir, c’était dans la plus grosse ferme du hameau des Esparrons, appuyé contre l’épaule de la montagne, qu’il s’était arrêté. On avait rangé sa carriole, et dételé le grand cheval roux qui reposait paisible dans l’étable. On l’aimait bien Armand, et même certaines femmes disaient encore de lui qu’il « portait beau ». Lui, il laissait dire.
Il dégusta son café pendant qu’on s’affairait à tisonner et à resserrer le cercle autour du feu. Enfin, il posa son bol avec un grand « ah » de satisfaction, tira une première bouffée et appuya ses coudes sur ses genoux.

- Mes amis, aujourd’hui, je ne vous parlerai pas de fantômes, de diables ou de bûcheron sans tête comme la dernière fois. Je vais vous raconter une histoire toute simple, belle comme notre vallée et lumineuse comme les matins de printemps. Une belle histoire d’homme et de bête. Une véritable histoire d’amour ...
On s’ébroua autour, certains peut-être un peu soulagés. Les jeunes filles croisèrent leur regard en rosissant.

- Il y a bien longtemps, dans un petit village de la montagne de Lure, vivait la famille Monestier. Elle n’avait rien de bien particulier par rapport aux autres si ce n’est qu’il y était né deux jumeaux, deux garçons prénommés Frédéri et Augustin. Hélas, leur mère aussi jolie que frêle, mourut épuisée par le labeur avant leurs cinq ans. Le père inconsolable sombra bien vite dans l’alcool les accusant même d’avoir apporté le mauvais œil et d’être responsable de la mort de leur mère. Quelques mois après il disparut à son tour. On trouva son corps noyé dans le Lauzon du côté de Sigonce. L’instituteur et sa femme qui n’avaient pas eu d’enfant, prirent alors en charge les deux gamins en pensant « advienne que pourra » et, bon an mal an, ils réussirent à leur donner l’amour et l’éducation qui leur avaient manqués jusque-là. Cependant, vers dix-huit ans Frédéri et Augustin, devenus deux solides gaillards, partirent au service militaire. Quand ils retournèrent dans leur village, leurs parents adoptifs avaient économisé un peu d’argent. Ils purent acquérir une vieille ferme en ruine et quelques arpents de terre. Leur travail acharné en fit une exploitation reconnue dans toute la vallée.

- Mais, durant ces temps de jeunesse et d’armée, ils s’étaient liés d’amitié avec un jeune homme qui leur ressemblait un peu. Un colosse de roc et de genêts, venus d’un pays de causse battu par la burle, entre Aubrac et Gévaudan, Joseph Cayrel. Ils avaient juré de s’écrire tous les ans, sachant qu’ils ne se reverraient sans doute jamais. Ils tinrent parole durant vingt ans. Une lettre à la saint Jean, une à la Noël auxquelles ils répondaient toujours. Mais une année, il n’y eu pas la lettre de la saint Jean. Ils n’eurent pas non plus de réponse à la leur. Le Noël suivant, en arriva une, mais pas de la main de Joseph, de celle de sa femme, Marie-église. On l’avait baptisée ainsi car elle avait été trouvée enveloppée dans des langes, sous le porche de l’église de Marvejols. Elle disait que Joseph était mort écrasé par un tombereau au début de l’été. Marie-église avait dû vendre une partie de ses bêtes, et louer un peu de terre pour survivre. Elle leur souhaitait un joyeux Noël malgré tout et leur envoyait une fleur séchée prise sur la tombe où reposait son homme.

- Augustin et Frédéri se sont regardés, se sont levés de leurs chaises comme un seul homme et on dit ensemble : « on y va ». Et puis ils ont réfléchi. Augustin rompit le silence :
- Ecoute, frère, je suis célibataire, tu es marié. Tu as une famille et des enfants et c’est toi qui connait le mieux les affaires. Alors il vaut mieux que j’y aille seul.
- Tu as raison, répondit Frédéri. Mais prend mon Baptiste avec toi. Il a dix-huit ans et est plus fort et plus réfléchi que nous deux réunis l’étions à son âge.
Ils écrivirent une réponse à Marie-Eglise et préparèrent le voyage

Quelques jours plus tard, l’oncle et le neveu prenait la route de Forcalquier. A pied, en chemin de fer, en char à bancs, il leur fallut cinq jours pour rejoindre Marvejols, puis le Buisson. Quand ils ont frappé à la porte de la ferme Cayrel, c’est Marie qui vint leur ouvrir, accompagnée d’une jeune fille qui lui ressemblait en tout point. « C’est Blanche ma fille. Enfin notre fille ». Elle les fit asseoir et leur servit un grand bol de soupe. Sur la table en bois luisant, il y avait leur lettre en réponse à la sienne. Juste quelques mots : vous inquiétez pas, on arrive.

Ils sont restés plus d’une année en Gévaudan, à remettre en route la ferme. Marie avait pu conserver deux vaches et une jeune génisse qu’elles avaient appelée Colombe. C’était une Aubrac, blonde au regard très doux, que Blanche chérissait par-dessus tout. Baptiste, lui, n’avait d’yeux que pour Blanche.
Son oncle, lui, était tombé amoureux de Marie, malgré le cal de ses mains et les rides au coin de ses yeux où passaient trop souvent les ailes sombres du malheur.

Un jour Blanche avait emmené les bêtes, leurs trois plus celles qu’Augustin avait négociées au grand marché de Mende, un peu plus loin que d’habitude sur le plateau. Baptiste qui l’avait accompagné à distance, était affairé à débroussailler un secteur où il pensait faire un peu de seigle ou d’orge. Soudain il entendit un cri perçant, du côté de la pâture. Il se saisit de son outil et courut comme un fou dans la direction d’où provenaient les cris.

Il s’arrêta net : une espèce de bête entre chien et loup, noir, hérissé, tournait autour de Blanche. Mais entre la jeune fille et l’animal, Colombe s’était interposée, corne en avant, mufle dilaté, faisant fi du coup de dent qui teintait son mollet de rouge sombre. Baptiste hurlant, faucille dans une main et bâton trouvé dans l’autre, fondit sur la bête. Celle-ci, surprise, fit face un instant puis fila en ronflant, abandonnant sa proie. Blanche se jeta dans les bras du jeune homme et s’y blottit toute tremblante. Ils restèrent un moment ainsi serrés contre l’autre. Puis Baptiste dit :
- Il faut s’occuper de Colombe. C’est elle qui t’a sauvée. Moi j’ai juste fini le travail.

Quelques semaines plus tard, Blanche et Baptiste demandèrent à Marie-église et Augustin la permission de se marier. Celle-ci leur fut accordée, sous réserve de l’accord des parents de Baptiste. Et ce d’autant plus aisément qu’Augustin ajouta :
- Tu vois, gamin, je n’ai jamais trouvé femme chez nous, là-bas. Mais je l’ai trouvée ici, dans ce pays aussi beau et aussi rude que le nôtre. Il regarda Marie-église, mit sa main sur son ventre et rajouta :
- Et puis je crois bien qu’il y a un petit en préparation, là ...

Voilà, mes amis, l’histoire est finie, mais pas tout à fait tout de même. Ecoutez encore un peu ... 

Augustin resta en Aubrac. Baptiste et Blanche se marièrent en Haute Alpes. Mais, lorsqu’ils quittèrent la ferme du Buisson, ils emmenèrent Colombe. Le voyage de la pauvre bête n’a pas dû être des plus aisés, mais elle arriva en forme à saint Saturnin. Elle rejoignit le troupeau familial, et fit plusieurs veaux métissés Aubrac et Abondance. Puis ils la laissèrent couler paisiblement ses jours, dans la ferme ou dans les alpages.

Plusieurs années passèrent. Un soir d’été tout embaumés des parfums de la montagne, Baptiste et Blanche étaient tous deux au buron, pour faire les fromages. Le travail achevé, assis sur une pierre encore chaude, ils regardaient, la nuit se coucher doucement sur la terre et le ciel se piqueter d’étoiles. Une bête se détacha du groupe. C’était Colombe, blanchie, un peu boiteuse aussi. Elle s’approcha d’eux, plia les genoux et se coucha contre Blanche, le nez sur ses jambes, poussa un énorme soupir et mourut, simplement.

Ils restèrent interdits. Blanche, les yeux remplis de larme, ferma les paupières de l’animal. Baptiste murmura :
- Elle a rempli sa mission.
- On ne peut pas la laisser ainsi, dit Blanche après un moment, tout en caressant la peau tiède et douce.
- Tu as raison.

Ils s’écartèrent un peu du buron. Baptiste alla chercher une pioche et une pelle et creusa une espèce de tombe, peu profonde tant le rocher affleurait. Ils y tirèrent le corps de Colombe et le recouvrirent de toutes les pierres qu’ils purent trouver. Puis Baptiste bricola une forme de croix qu’il planta sur le dessus.
- Le Jésus me le pardonnera bien, va ...

Armand se redressa un moment pour juger de l’effet de son histoire. On reniflait pas mal, on se mouchait aussi. Il sourit derrière sa moustache et termina :
- Et c’est pour ça que ce petit coin de terre herbue, tout là-haut vers les alpages, s’appelle le plateau de Blanche colombe ...
- Dis donc Francine, il te resterait pas un peu de ton eau de vie de prune ? J’ai un peu soif.

Vache Aubrac

Les Alpages


1 commentaire:

  1. Le travail achevé, assis sur une pierre encore chaude, ils regardaient, la nuit se coucher doucement sur la terre et le ciel se piqueter d’étoiles Quelle belle phrase ! à l'égal de ton histoire bucolique en diable. Tu as le don de planter les ambiances, comme une tente à l'ancienne, avec les piquets, pas de ces tentes modernes qui se déplient en deux-deux...Quel bonheur !
    ¸¸.•*¨*• ☆

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