dimanche 29 mai 2016

Avant l'assaut

Et nous voilà encore à l’aube des batailles
L’orage n’a cessé son grondement d’enfer
L’angoisse m’envahit le cœur et les entrailles
Car demain s’abattra le déluge de fer.
Serré contre les autres dans un obscur silence
Chacun va ressassant la douleur qui l’étreint
Et pense tristement à ses bonheurs anciens
A celle qui l’attend toujours dans l’espérance

Et moi je suis assis dans le froid de la terre
Je devine les rats qui courent sur ma capote
Un briquet d’amadou un court instant éclaire
Un visage harassé, d’une lueur falote
Je revois la Margot et sa jolie tournure
Son regard de pervenche son délicat sourire
Sa main serrant la mienne montant dans la voiture …
… La guerre a tant brisé de tendres avenirs

Bientôt le jour va poindre. Comme je le redoute !
A l’aboiement des ordres il nous faudra surgir
Et devenir des fauves, et étouffer nos doutes
Oublier que jamais cela ne va finir

Moi je crois que ce soir nous verrons le Bon Dieu.
Nous lui viendrons debout, tout couvert de vermines
Certains seront sans bras, d’autres seront sans yeux
D’autres auront laissé leurs jambes sur les mines …
Et lui sera assis environné d’archanges.

Et je m’avancerai appuyé sur un autre
Peut-être le Marcel, le Joseph ou le Jacques
Pour demander combien encore de patenôtres
Ou d’Ave Maria pour cesser les massacres.
Pour demander aussi à quoi sert la douleur
Des femmes effondrées devant les sépultures
Quel pêché payons-nous, quelle indicible erreur
Mérite autant de haine et autant de blessures

Et puis je lui dirai ; regarde-nous Seigneur
Regarde nos visages comme vieilles passoires
Plus criblées par les trous que ne sont dés à coudre.
Nous puons le malheur malgré Tes encensoirs
Les relents de la mort ne peuvent se dissoudre
Dans les odeurs d’encens enveloppant les chœurs.

C’est pour ça qu’il fallut que Tu me fasses naître ?
Pour que pleure ma mère devant Ton abandon ?
Je verrai dans Ses yeux une larme paraître
Et peut-être qu’alors il me dira « Pardon »
A genou devant moi. Et pleureront les anges.

Alors, la chère Madone toujours fleurie de roses
De la petite église où j’allais le dimanche
M’ouvrira ses bras blancs, pour qu’enfin je repose.

Image de la bibliothèque municipale de Dijon


samedi 14 mai 2016

Le retour de Yaddo


Un étrange parfum flottait dans les couloirs de l’immense spatioport de Luxcity1. Yaddo avait passé près d’une semaine dans cette ville inondée de la lumière. Mais chaque soir, après le coucher consécutif des deux soleils, la ville entière descendait dans les entrailles de la planète. La vie souterraine nocturne faisait resurgir d’autres mondes. Avec Joe Krapov, le chef de la police, Yaddo avait pu côtoyer presque toutes les strates de cette société cosmopolite et cosmogonique. Il commençait à comprendre la complexité inouïe de l’imbrication politique, économique, culturelle et religieuse de Luxcity1. Cette mégapole étourdissante capitale de la planète 278 et plaque tournante de presque tous les couloirs spatio-temporels, était devenue le passage obligé de toutes les transhumances universelles.

Il lui fallait attendre plusieurs heures avant de prendre sa bulle opaque, le trafic cosmique étant particulièrement dense. Il errait dans le spatioport, se connectait de temps à autres à sa memories-bank pour compléter ses déductions, ses réflexions et ses intuitions, et communiquait avec Mona Lisa sa compagne aux yeux orangés. L’odeur subtile que Yaddo avait détectée le perturbait infiniment. En effet, ce parfum lui rappelait Azaïs, l’anthropo-reptilis avec laquelle il avait eu une liaison brève mais intense sur Treetown6, ville-arbre aux ramifications infinies et au gigantesque enchevêtrement des feuillages.

Or, Azaïs avait été sans doute enlevée au matin de leur folle nuit. Il était presque persuadé que ceci avait été manigancé par la secte des NAM (Nostalgiques des Anciens Mondes). Ce mouvement secret et ésotérique souhaitait revenir à l’origine humaine et se réapproprier Terra Mater, creuset indéniable de l’humanité. Néanmoins, Yaddo avait toujours gardé une amitié forte, et depuis sa plus tendre enfance avec un personnage nommé « l’Arpenteur ». Ils avaient fait leurs premières armes ensembles, dans les sections spéciales. Yaddo était devenu l’un des plus célèbres agents interlactiques, mais l’Arpenteur avait décidé de revenir sur Terra Mater.

Yaddo entra dans un des espaces réservés aux agents de la gouvernance galactique. Que pouvait-il faire à présent ? Revenir sur Terra Mater, via l’antique base 72525XR située sur la face cachée de la lune. Cette base mythique qui avait vu le départ des premiers explorateurs, fonctionnait encore mais avait été quasiment oubliée par le pan gouvernement. Une fois là-bas il était très simple de se téléporter sur la planète terre car plusieurs sas d’arrivée existaient encore. Alors il décida d’aller là-bas, de rencontrer l’Arpenteur, et de tenter de tirer au clair les raisons de la disparition d’Azaïs.

Ce qu’ignorait Yaddo, c’est que l’Arpenteur et Azaïs étaient amoureux, que Azaïs n’avait pas été enlevée mais avait fui Treetown6 pour rejoindre Terra Mater, et que son vieil ami était un des dirigeants des NAM.

Lorsqu’il sortit de l’espace réservé, Yaddo repensa à la curieuse tache de lumière au flanc de la montagne bleutée qu’il avait vue à son arrivée sur la ville. Il imagina qu’il devait y avoir un lien entre cette lumière et Azaïs. En revanche, l’odeur parfumée flottant dans le spatioport avait disparu.

Terra Mater et la Lune


Le salon, Frédéric, Aurore, Serge et Jane B


Le salon dormait dans la pénombre. Le soir glissait doucement par la fenêtre entr’ouverte ; le soir d’un hiver doux et parfumé porté sur les ailes des vents méditerranéens. Solange et Maurice, les deux enfants d’Aurore lisaient, accompagnés par leur mère. Les flammes des chandeliers posés sur le piano révélaient d’étranges ombres dansant sur les tentures. Frédéric s’installa sur le tabouret. Une toux violente le secoua, puis se calma. Il reprit son souffle et posa ses mains sur le clavier. Dès les premières notes Aurore et les petits s’approchèrent. La mélancolie profonde naissant d’une mélodie perdue dans l’imaginaire de l’artiste, émergeait de son âme et de ses doigts. Frédéric, les yeux clos, rêvait le monde.

Georges Sand et Chopin par Delacroix
Le salon dormait dans la pénombre. L’année érotique battait son plein d’amour physique. Il était interdit d’interdire et sous les pavés brûlait la plage. Serge posa ses mains sur le clavier. Il alluma une cigarette, s’enveloppa de fumée et sortit de sa poche un morceau de papier. Jane vint s’appuyer sur le piano. Les premières notes résonnèrent et Serge murmura à Jane : Signalement yeux bleus, cheveux châtains, Jane B, anglaise …


samedi 7 mai 2016

Le vieillard et la lanterne rouge


Depuis la terrasse de l'immense villa, il contemple l'océan. Aujourd'hui c'est dimanche. La domesticité a congé et il a autorisé Maria sa gouvernante à se rendre au chevet de sa mère malade. Il est seul devant l'étendue flamboyante d'un couchant incendiaire. Vêtu de blanc, son porte cigarette en nacre prolongé par une fine tige brune, il observe quelques goélands jouant sous le vent du soir. Il se tient droit, presque raide. Ses cheveux coupés courts et immaculés semblent un casque d'argent. Malgré son grand âge, il a su garder une apparence soignée et élégante. Il perd son regard pâle à l'horizon, rêveur.

Un léger glissement derrière lui le fait sursauter. Il se retourne et reste interdit, figé par la surprise. Dans l'ombre légère, se dessine la silhouette d'un homme. Sans peur il avance et l'invective d'une voix assurée :
- Qui vous a permis d'entrer ?
- L'Heure, m'a permis.
- Comment ?
- J'apparais et je disparais, simplement.

L'homme a la voix douce et lasse de ceux qui ont marché longtemps. Il est vêtu d'un ample manteau gris porté sur une espèce de costume suranné. Il s'avance de quelques pas et sort d'une poche une petite lampe rouge qu'il pose sur la table en marqueterie de teck.
- Je viens vous rendre ceci.
- Qu'est-ce que c'est que cette foutaise ; ce n'est pas à moi, sortez d'ici.
- Regarde mieux, tu comprendras
Le vieil homme jette un coup d’œil rapide
- Sortez d'ici, vous dis-je et qui vous a permis de me ... Oh ...

Il fixe maintenant la petite lanterne rouge. Son regard est devenu plus pâle encore. Il se souvient : le bruit métallique des portails si lourds, les cris des gardes, les locomotives lâchant la vapeur sur les quais, les aboiements des chiens, les files d'hommes, de femmes et d'enfants nus, grelottants dans l'hiver silésien, les hurlements encore dans ces chambres sans issue, puis le silence, puis les corps enchevêtrés quand on ouvre les portes, puis les fours et les charniers, puis la fumée âcre et permanente qui planait sur le camp. Il se souvient. Il se souvient aussi que cette petite lanterne rouge s'allumait dans son bureau lorsque la besogne était terminée et qu'on lui avait gardé quelques filles plus jolies que les autres pour son usage personnel. Il se souvient et ses yeux se font plus durs.
- Tu viens pour me tuer, tu es la mort.
- Non, je la précède ... à peine, Herman, à peine !
- Alors, qui donc es-tu ?

- Je suis tous ceux que tu viens de revoir, je suis leur voix, je suis leurs âmes, je suis leurs yeux, je suis mon peuple. Si tu veux me donner un nom alors pense que je suis Isaac Laquedem Ahaswerus. J'étais sur Son chemin au Golgotha, j'étais dans le Ghetto de Venise, j'étais à Varsovie, à Prague. J'étais à Auschwitz, Birkenau, Treblinka, Dachau ...
- Noch diese verdamten juden, éructe Herman.

- Tu es le dernier, Herman von Lutz. J'étais venu pour te laisser une chance avant de rendre tes comptes, celle de la compassion, du remords. Mais tu l'as laissé échapper, Herman. Bientôt tu vas aller rejoindre tes camarades dans la fosse commune de l'abomination absolue. Une larme, une seule larme aurait pu cependant te sauver. Tant pis.
- Ach, es ist unmöglich, siffle Herman en tapant du poing sur la table.

Cette modeste lampe rouge est la dernière chose que tu verras, avant le néant, ou l'enfer.
Environné par une vapeur blanchâtre, l'homme a déjà disparu.

Herman esquisse un mauvais sourire, balaie la lampe d'un revers de manche, porte ses mains à sa poitrine et s'écroule sur la terrasse.

Le lendemain, Maria trouva son corps froid. Un filet de sang avait coulé d'un coin de sa bouche sur le marbre blanc.

Auschwitz



Un passant, une rencontre, une vie ...


Ses pensées s’effilochent. Ça a commencé ici, il y a longtemps … juste l’espace d’une vie … à peine une vie.

Il se souvient si bien de cette fin d’après-midi de printemps. Un printemps de cris de mouettes et d’air iodé. Il marchait sur la promenade presque déserte et était passé devant elle, assise sur une marche de l’escalier de fer du Black Coffee, face à la mer. Elle était toute la beauté du monde. Elle avait devant elle deux drôles de boîtes, posées comme des coffrets ouverts. Il s’était arrêté pour la contempler, étonné et ravi. Puis ils avaient échangé quelques mots. Un dialogue léger et un peu étrange :
- C’est quoi ces boites vides ? Elle avait réfléchi, avait cherché les mots pour le dire :
- Elles ne sont vides qu’en apparence. En réalité elles sont pleines. Celle-ci, des rêves des femmes. Et celle-là des fragments de paradis.

Il était resté coi. A la fois interloqué et séduit. Elle avait souri, l’avait observé un instant la tête penchée sur le côté, puis avait poursuivi, devançant la question qu’il n’osait pas poser.
- Je les ai mises ici tout à l’heure, pour qu’elles soient face au soleil couchant, juste avant que les lumières ne s’allument. Vous comprenez ? Le couchant pour nous est le levant pour d’autres. Rêves et fragments peuvent alors s’enfuir, libres sur les reflets dorés, vers les confins du monde.

Il était resté avec elle jusqu’à l’envol, jusqu’à ce que s’éclairent les premières lumières du bord de plage.

Il l’avait prise par la main, comme une évidence, et ils avaient marché, tranquilles. Elle avait des yeux de soie comme l’aile des papillons. Cachés dans les replis du temps, ils avaient passé le début de la nuit sous le pont de pierre. L’odeur des forsythias parfumait le clair de lune. Ensuite, ils avaient prolongé la balade, pour voir le manteau des étoiles et les belles choses que porte le ciel.

Il avait récité un des Poèmes saturniens. Elle avait ri.
- J’en sais plein d’autres si vous voulez. Elle avait répondu, les mains sur les hanches :
- Et bien moi, je sais pourquoi chante l’oiseau en cage. Puis, soudain grave, elle avait ajouté :
- Vous êtes un garçon singulier, vous savez ? Il avait répliqué, le sourire aux lèvres :
- Avec ma petite sœur, quand j’étais plus jeune, je pensais que mon père était Dieu ! Alors …

Elle s’était plantée devant lui et avait chuchoté « embrassez-moi » comme dans un de ces vieux films en noir et blanc. Quand leurs lèvres s’éloignèrent, il glissa à son oreille :
- Pour nous, ce sera une si longue nuit
- Tu seras mon éternel passant. Dans un souffle, elle savait déjà qu’il serait pour elle l’amour ultime.

Le lendemain, elle avait demandé songeuse : à qui tu penses quand tu me fais l’amour ? Il avait répondu :
- A l’autre côté du rêve. Puis, caressant le corps de liane, il avait ajouté en riant : c’est fou, une fille, finalement !

Sous la pluie, perdu dans le labyrinthe du temps, le vieil homme est arrivé au terme de son voyage, devant les eaux troublées de l’automne. Il serre contre lui une boite semblable à celles des rêves des femmes ou peut-être à celle des fragments de paradis. Il ne sait plus très bien désormais. Il l’ouvre.
Un peu d’eau se mêle aux cendres quand il les disperse. Le temps d’un soupir, il murmure : la pluie, mes larmes, ce ne sont que de l’eau du ciel. Alors ne pleure pas ma belle, la mer, seule, s’en souviendra.

Photo de Valery Trillaud - Nice Art Photo


mercredi 4 mai 2016

Tango au bar d'Hortense


Deux personnages , Tardy et Dalban flics lyonnais.
Cette nouvelle n'est pas la première écrite, mais je l'ai choisie quand même ...
Tardy raconte ses histoires et ses enquêtes au lecteur, qu'il appelle "Georges"
Bien sur, les paroles de la chanson  "c'était bath le temps du tango" sont de Jean-Roger Caussimon.

Rue Juiverie
Peut- être as-tu souvenir, mon vieux Georges, de cette soirée mémorable dans cette espèce de bouge du quartier Saint Paul, près de la rue de la Juiverie ? Ce bar à putes et à macs où s’était produite ce jour là cette sublime blonde en lamé noir et aux yeux gris chantant un jazz d’un autre monde. Tu vois, depuis cette nuit passée à errer sur les trottoirs sombres et à ruminer ce sacré blues qui fait si mal, je n’ai jamais pu me sortir de la tête cette souris à la voix chaude. Alors j’ai décidé de retourner là bas. Dalban m’a traité de romantique en pensant « pauvre vieux, tu sais pas où tu t’embarques ». Le problème avec Dalban c’est qu’il pense trop fort. Ou que j’ai l’ouie trop fine. Le pire c’est que je sais qu’il a raison, et qu’il sait que je sais. Mais va arrêter un cheval assoiffé qui sent la rivière. Plus tu tires sur le mors, plus il s’appuie et plus il accélère. Les hommes c’est pareil. Plus tu interdis et plus ils foncent. C’est animal, tu vois Georges, c’est ça … animal. Et là contre, on peut pas lutter.

En poussant la porte, j’ai tout retrouvé. La faune, les odeurs, les voix, la fumée. Tout, plus Hortense, un peu plus imposante, un peu plus colorée, un peu plus vorace.
- tiens revoilà mon poulet, qu’elle m’a dit.
- salut mignonne.
- t’as pas perdu tes mauvaises habitudes, poulet. Allez, viens que je te fasse péter la miaille

Une bise d’Hortense c’est quelque chose, tu peux me croire. Un truc incertain entre la ventouse et le velours côtelé. C’est chaud, rouge et collant. Et puis tu prends aussi une bonne dose de patchouli-sueur-tabac-alcool et deux mamelles agressives qui viennent s’écraser sur ton plastron. Et ben crois moi Georges : c’est bon !
- tu bois toujours du whisky ?
- t’as toujours pas du pur malt pas trop tourbé ?
- on est pas au bar du Lutétia, poulet. Ce sera le scotch maison, mais pas un verre de gonzesse … enfin comme pour moi quoi !
- elle est là, miss Ella ?
- la blonde au René les beaux costars ? T’es revenu pour çà ? T’es foutu, poulet ; elle était pas pour toi. Parole. Trop blonde, trop belle et surtout trop maquée. Non, non, y’a belle lurette qu’elle est barrée aux States.
- aux States ? Fis-je dans un soupir …
- avec le René à ce qu’il paraît. De toute façon ce soir c’est un peu spécial …

Cette révélation assortie d’un clin d’œil aussi lourd qu’un semi remorque me faisait craindre le pire. Alors quand Hortense a crié à Julot d’éteindre la salle et d’éclairer la piste, imposant du même coup le silence, j’étais sur mes gardes. Venue de l’arrière salle une voix un peu cassée a commencé à chanter :

Moi je suis du temps du tango
Où mêm' les durs étaient dingos
De cett' fleur du guinche exotique
Ils y paumaient leur énergie
Car abuser d'la nostalgie
C'est comm' l'opium, ça intoxique


Puis le piano vint souligner les accords et elle est apparue dans le rond de lumière. D’abord une ombre puis une silhouette longue et elle fut là. La Femme. Elle était de celles dont un seul regard vous emprisonne à jamais. Une beauté insurpassable de statuaire antique. Des yeux clairs et une chevelure de jais maintenue par un simple ruban de velours noir. Une robe rouge, des jambes de feu que la couture des bas allongeait encore. Le monde s’était tout à coup réduit à la passion mélancolique du tango, au mouvement ensorceleur de ses hanches, au rythme de ses pas claquant sur le plancher. Le chanteur dissimulé par un rideau douteux continuait :

Costume clair et chemis' blanche
Dans le sous-sol du Mikado
J'en ai passé des beaux dimanches
Des bell's venaient en avalanche
Et vous offraient comme un cadeau
Rondeurs du sein et de la hanche
Pour qu'on leur fass' danser l'tango !


J’étais déjà presque mort et je mourus tout à fait quand elle sortit de la lumière et me prit par la main pour m’attirer au centre de la piste. J’ai du bredouiller quelque chose d’inintelligible. Elle posa le doigt sur mes lèvres et murmura
- laisse-toi juste guider …
Je l’aurai suivi au fin fond de l’Argentine. Moi, danseur moyen, j’étais pris dans son sillage. Elle m’emmenait subtilement là où il fallait, me laisser frôler ses formes inouies embrasant mon corps et mon désir, jouant avec mon trouble, la musique et la voix éraillée :

Des tangos, y'en avait des tas
Mais moi j'préférais " Violetta "
C'est si joli quand on le chante
Surtout quand la boul' de cristal
Balance aux quatre coins du bal
Tout un manèg' d'étoil's filantes
Alors, c'était plus Valentine
C'était plus Loulou, ni Margot
Dont je serrais la taille fine
C'était la rein' de l'Argentine
Et moi j'étais son hidalgo
Oeil de velours et main câline
Ah ! c'que j'aimais danser l'tango !


Je n’étais plus un pauvre flic de province, mais un hidalgo ombrageux serrant contre lui la déesse brune de l’amour. Puis elle cambra ses reins me couchant presque sur elle, tendu comme un arc sur son ventre de soie. Ses lèvres effleurèrent ma bouche. La musique s’arrêta, la lumière s’éteignit. Le silence suspendit encore un moment ce miracle puis la foule applaudit à tout rompre. Julot ralluma la salle et je vis que j’étais seul au milieu de la piste. Je restais là un moment croisant des regards d’homme légèrement envieux ou de femmes gourmandes et regagnais mon tabouret, au bar.
- tu sais, poulet, je crois qu’il ne faut pas revenir de sitôt, fit Hortense avec un rire de gorge.

Je sifflais d’un seul trait le reste de whisky et sortit un peu gris. Oubliée la blonde jazzy. Balayée. Toute la place était prise désormais par cette ombre rouge au corps de rêve que j’avais serré quelques minutes sur la piste enfumée d’un cabaret louche. La fraîcheur du matin me gifla le visage. Il fallait que je marche un peu le long des quais. Dalban allait bien se marrer … je me surpris à chantonner :

Le cœur, ça se dit : corazon
En espagnol dans les tangos
Et dans mon cœur, ce mot résonne
Et sur le boul'vard, en automne
En passant près du Mikado
Je n'm'arrêt' plus, mais je fredonne
C'était bath, le temps du tango !

Putain de tango …


Gare Saint Paul