samedi 7 mai 2016

Le vieillard et la lanterne rouge


Depuis la terrasse de l'immense villa, il contemple l'océan. Aujourd'hui c'est dimanche. La domesticité a congé et il a autorisé Maria sa gouvernante à se rendre au chevet de sa mère malade. Il est seul devant l'étendue flamboyante d'un couchant incendiaire. Vêtu de blanc, son porte cigarette en nacre prolongé par une fine tige brune, il observe quelques goélands jouant sous le vent du soir. Il se tient droit, presque raide. Ses cheveux coupés courts et immaculés semblent un casque d'argent. Malgré son grand âge, il a su garder une apparence soignée et élégante. Il perd son regard pâle à l'horizon, rêveur.

Un léger glissement derrière lui le fait sursauter. Il se retourne et reste interdit, figé par la surprise. Dans l'ombre légère, se dessine la silhouette d'un homme. Sans peur il avance et l'invective d'une voix assurée :
- Qui vous a permis d'entrer ?
- L'Heure, m'a permis.
- Comment ?
- J'apparais et je disparais, simplement.

L'homme a la voix douce et lasse de ceux qui ont marché longtemps. Il est vêtu d'un ample manteau gris porté sur une espèce de costume suranné. Il s'avance de quelques pas et sort d'une poche une petite lampe rouge qu'il pose sur la table en marqueterie de teck.
- Je viens vous rendre ceci.
- Qu'est-ce que c'est que cette foutaise ; ce n'est pas à moi, sortez d'ici.
- Regarde mieux, tu comprendras
Le vieil homme jette un coup d’œil rapide
- Sortez d'ici, vous dis-je et qui vous a permis de me ... Oh ...

Il fixe maintenant la petite lanterne rouge. Son regard est devenu plus pâle encore. Il se souvient : le bruit métallique des portails si lourds, les cris des gardes, les locomotives lâchant la vapeur sur les quais, les aboiements des chiens, les files d'hommes, de femmes et d'enfants nus, grelottants dans l'hiver silésien, les hurlements encore dans ces chambres sans issue, puis le silence, puis les corps enchevêtrés quand on ouvre les portes, puis les fours et les charniers, puis la fumée âcre et permanente qui planait sur le camp. Il se souvient. Il se souvient aussi que cette petite lanterne rouge s'allumait dans son bureau lorsque la besogne était terminée et qu'on lui avait gardé quelques filles plus jolies que les autres pour son usage personnel. Il se souvient et ses yeux se font plus durs.
- Tu viens pour me tuer, tu es la mort.
- Non, je la précède ... à peine, Herman, à peine !
- Alors, qui donc es-tu ?

- Je suis tous ceux que tu viens de revoir, je suis leur voix, je suis leurs âmes, je suis leurs yeux, je suis mon peuple. Si tu veux me donner un nom alors pense que je suis Isaac Laquedem Ahaswerus. J'étais sur Son chemin au Golgotha, j'étais dans le Ghetto de Venise, j'étais à Varsovie, à Prague. J'étais à Auschwitz, Birkenau, Treblinka, Dachau ...
- Noch diese verdamten juden, éructe Herman.

- Tu es le dernier, Herman von Lutz. J'étais venu pour te laisser une chance avant de rendre tes comptes, celle de la compassion, du remords. Mais tu l'as laissé échapper, Herman. Bientôt tu vas aller rejoindre tes camarades dans la fosse commune de l'abomination absolue. Une larme, une seule larme aurait pu cependant te sauver. Tant pis.
- Ach, es ist unmöglich, siffle Herman en tapant du poing sur la table.

Cette modeste lampe rouge est la dernière chose que tu verras, avant le néant, ou l'enfer.
Environné par une vapeur blanchâtre, l'homme a déjà disparu.

Herman esquisse un mauvais sourire, balaie la lampe d'un revers de manche, porte ses mains à sa poitrine et s'écroule sur la terrasse.

Le lendemain, Maria trouva son corps froid. Un filet de sang avait coulé d'un coin de sa bouche sur le marbre blanc.

Auschwitz



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