lundi 3 octobre 2016

Vingt ans après.

C’était la dernière année, le jour de la rentrée de septembre.
Premier cours de philo. Soixante-huit était passé par là depuis longtemps, et les soutanes avaient laissé place aux jeans et aux pulls sombres sur des chemises blanches. Le Père Charles long, mince, racé, fascinait les filles avec son regard bleu. Mais elle, elle ne regardait que moi. Et moi qu’elle. Charlotte, qui riait en fronçant le nez. Charlotte, à la grâce divine. Elle marchait comme les autres dansaient.

Pourtant, l’année précédente, première année de mixité, nous ne nous aimions guère. Prétentieuse, hautain, idiote, maladroit, bourgeoise, ridicule. Nos cœurs ni nos corps ne pouvaient s’accorder. Mais soudain tout changeait. Sans vraiment comprendre, nous étions devant le fait accompli et inévitable : nous nous aimions. Elle était liane, brûlante, passionnée et douce. Elle était ma lumière et mes nuits. Je l’appelais mon île sous le vent ; elle disait que j’étais son pirate d’amour. Au fil des semaines, nous nous sommes appris en apprenant la vie.

Mars.
Sa famille doit déménager à l’étranger pour des raisons professionnelles. Séparation épouvantable. Des lettres enflammées, puis plus rien. Je me jette dans les livres et les études pour tenter d’oublier. Et le temps remplit son rôle. Charlotte glisse dans ma mémoire et se tapit dans un de ses replis obscurs.

Vingt ans se sont écoulés.

Paris début juin. Une soirée avec les clients les plus importants du moment. Restaurant, puis boîte à jazz. Trois heures du matin. Je sors vaguement gris laissant mes interlocuteurs comblés et entre de bonnes mains. J’ai profondément changé. L’étudiant exalté et rêveur est devenu froid et calculateur. Un pli amer au coin des lèvres. Un sourire où point l’ironie méprisante. Je marche en quête d’un taxi pour rejoindre mon hôtel. D’une porte cochère on m’interpelle :
- Une fin de nuit câline, chéri ?

Je m’immobilise, tétanisé. Je reconnaitrai cette voix entre mille. Une silhouette sort de l’ombre.
- T’as l’air bien solitaire pour un beau gosse comme toi.

Je fais volte-face. C’est elle. Les années collège viennent de me sauter au visage. Mais maquillées, rousses, gainées dans une jupe de cuir et un corsage aux dentelles aguicheuses. Elle s’arrête à son tour m'observe intensément. Son regard se noie de larmes. Elle bredouille :
- Pirate, c’est toi, Pirate ?

Un taxi passe. Je lève la main. Il stoppe un peu plus loin. Je la regarde et lance :
- J’sais pas de quoi tu parles. Dégage.

Je la bouscule. Elle tombe assise sur le trottoir. Je prends un billet de cinquante euros que je jette à ses pieds et tourne les talons vers la portière ouverte par le chauffeur. La voiture démarre lentement.
- Au Mercure, gare de Lyon.Je me retourne pour la regarder encore. Elle tente de suivre le taxi en remettant une de ses chaussures.

Je souris ... Je me hais.


1 commentaire:

  1. Je me suis fait une remarque dès la première fois où j'ai lu le texte. Que je n'ai pas laissée en commentaire.
    Mais je trouve amusant que ton commentaire sur les Impromptus (concernant les Héros et les Zéros) fasse écho à ma pensée sur ton texte, ici.
    Tout d'abord, j'aime beaucoup ce texte, qui est différent de ceux que j'ai lu jusqu'à présent.
    Et ma pensée a été que ça fait du bien, pour une fois, de ne pas lire l'histoire d'un homme qui se comporte en Héros pour une fois (dans le sens littéraire).
    Bon week-end.

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