mercredi 19 octobre 2016

Comme un fantôme

« Derrière les murs de ce collège
Où frissonnait les feuilles mortes
Moi j’écoutais le doux solfège
Que joue la pluie contre la porte … »


Une éternité, une vie, combien de temps exactement … Il ne sait plus vraiment. Les années s’entassent comme s’entassent les feuilles emportées par le vent d’octobre. Leurs couleurs voluptueuses c’est le sang de l’automne, un jus épais d’or et de rouille. Bientôt aux pieds des arbres, il n’y a plus qu’un humus brun et visqueux. Des parfums subtils à la macération ; de la somptueuse harmonie à la putréfaction … Drôle de raccourci de la vie …

Il y a bien longtemps, il avait remarqué trois cheveux blancs dans le miroir de la salle de bain, un matin de printemps. Il avait aimé cette maturité masculine qui lui apportait une forme d’autorité, de puissance et de charme indéniable. Il avait pensé la reconquérir, mais n'avait jamais osé.
Aujourd’hui, sa chevelure est blanche et diffuse. Il déplie sa vieille carcasse. Il est monté une fois encore sur le petit coteau au dessus de la ville, voir un soleil couchant qu’il regarde à peine. Les langues rougeâtres et minces des rares nuages lèchent le haut des peupliers bordant la rivière. Des bandes compactes d’étourneaux dessinent des arabesques compliquées avant de s’abattre en criant sur les terres brunes, juste labourées …

En bas, il regarde disparaître derrière une brume légère, son enfance, son adolescence. … Des jeunes gens passent à côté de lui sans le voir, enlacés. Lui, il s’en fout. Il l’enlaçait également quand il venait ici même il y a une éternité, une vie …
Ils venaient juste d’avoir seize ans.

« Allez savoir ce qui se passe
Dans des cœurs de seize ans à peine,
Alors qu’à peine le temps qui passe
Dénoue son écheveau de laine.
Quand la main et la main se frôlent
Et quand les lèvres se rejoignent,
On tente de jouer son rôle,
Sachant déjà que qui perd gagne. »


Seize ans … l’âge où l’on réinvente le monde. Des yeux noisette et une taille incroyablement fine. Ils commençaient leur voyage. Il lui écrivait des poèmes. Ils riaient, pour n’importe quoi, elle, elle riait parfois de lui. Mais c’était sans importance …

« File l’hiver, puis le printemps,
Cette année là fut la plus douce :
On s’essayait à être amants,
On n’était rien que jeunes pousses.
Mais il fallut que tu découvres,
Que ton cœur était papillon
Qui attendait que les fleurs s’ouvrent,
Pour goûter à d’autres saisons. »


Il relit inlassablement ce poème qu’elle lui avait rendu dans l’éclat de rire de ses dents trop blanches. Puis elle s’était retournée d’une pirouette et avait couru vers l’autre sans remords, avec l’insolence cruelle de la jeunesse. C’était à cet endroit même, il y a une vie, une éternité …

Elle est encore de ce monde. Lui, il a quitté la vie il y a plus de dix ans, mais il y a bien plus longtemps qu’il est mort, à seize ans, sur ce petit coteau qui domine la ville.

Voilà, il a fini son parcours. Cette année encore, il a célébré l’anniversaire de ses amours défuntes. Il a refait le chemin, forme diaphane et tremblante, silhouette fragile, vapeur glacée poussée par l’air du soir. Il sait confusément qu’un jour il accomplira le rite avec l’ombre de celle qu’il a aimée pour la vie. Deux fantômes enlacés pour l’éternité avec pour seule flamme le souvenir de leur amour.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire