lundi 10 octobre 2016

On voit de drôles de choses dans un train.


Train de nuit bourré de militaires couchés en travers des banquettes et des couloirs moites. Il faut les enjamber pour passer. Au mieux, un grognement ou un vague juron auquel répondent des rires pâteux. Au pire, une canette voltigeuse accompagnée d’un chiffre hurlé, péremptoire, sensé asseoir l’autorité du libérable sur le "bleu-bitte" transgresseur et irrespectueux …

Hommes, femmes, enfants entassés dans des wagons plombés. Lécher la tôle pour recueillir un peu d’eau de condensation. Arrêts interminables. On se hisse sur la pointe des pieds, quand on peut encore, le faire pour entrevoir des noms de gares qui effarent. Pleurs, cris. Ceux qui se taisent ont compris. Demain, le quai, les habits entassés, les files froides et nues, et la lourde porte de fer qui se referme sur l’effroyable mise en scène de la mort bureaucratisée …

Dimanche fin d’après-midi. Un dernier regard vers le quai et la main agitée qui s’éloigne. Demain, la première rentrée au pensionnat de la grande ville. Ne pas montrer les larmes. Cette nuit, quand le dortoir se sera endormi, après le dernier passage du surveillant, quelques lits renifleront discrètement. Ne pas montrer de faiblesse, Julien l’a déjà compris. Pourtant il tiendra contre lui le petit ours en peluche qu’il a caché dans son sac, comme un morceau d’enfance préservé dans le monde des grands.

Six heures du matin, TGV. Sur le quai glacé, gants, écharpes, tailleurs noirs ou costumes stricts sous doudounes ou manteaux gris, attachés-cases, portables déjà rivés aux oreilles ou consultés pour les premiers mails. On se presse pour trouver la chaleur de la voiture. A peine assis, on abaisse les tablettes, et les ordinateurs s’ouvrent. En face de moi, deux hommes. Un, la quarantaine carnassière, gestes larges, charismatiques, lunettes griffées posées sur une chevelure épaisse. Homme de pouvoir. L’autre vingt ans de plus, soigné à l’extrême, onctueux, lunettes fines en sautoir. Eminence grise archétypique. Il s’exprime dans un français cultivé et donne à son jeune compagnon du "monsieur le Président" à tous les coins de phrase … on voit de drôles de choses dans un train.

Un parfum léger s’est propagé dans l’allée. Sillage épicé d’un carré court au dessus d’un chemisier blanc laissé libre sur un jean serré. La jeune fille rejoint sa place proche de la mienne mais lui faisant face, décalée d’un rang. Sur le siège à côté d’elle un couffin avec une couverture bleue. Elle prend son portable et parle d’une voix claire avec un très léger accent britannique.
- voilà, je reviens avec lui … oui il va bien … il est tout petit mais déjà très éveillé … les yeux ? Non, on ne peut pas encore dire (elle rit) … oui dans une heure trente environ à peu près … moi aussi … elle raccroche.

Mon imagination court : enfant adopté ? Retour de maternité ? … Non elle ne serait pas seule et puis elle paraît si jeune … Un petit frère ? Un enlèvement ? … Bizarre …
Elle a posé son téléphone et se tourne vers le couffin. Avec infiniment de précaution elle sort un petit corps emmitouflé qu’elle assied délicatement sur ses genoux. Sous le petit bonnet blanc, un adorable bébé … singe.

On voit de drôles de choses dans un train ... ta, tac, tatoum, ta, tac tatoum, ta, tac, tatoum ...


Edward Hopper 1938

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