vendredi 5 août 2016

Le Bobiat


- Foutu engin ! Foutu engin !
Jean-Marie marmonna
- Foutu engin. Il se leva, glissa les pieds dans des charentaises incertaines et, toujours grommelant sortit sur le perron. L’avion tournait une fois de plus au dessus de la ferme. Un tour, puis un autre, un battement d’aile et le petit appareil repartait vers l’ouest
- Foutu engin ; l’a pas vu l’heure, non ?
Jean-Marie rentra dans la maison frottant ses mains l’un contre l’autre. Il jeta un coup d’œil au carillon de la cuisine.

Cinq heures dix ! Foutu engin. Tiens, je vais pas me recoucher, ça lui apprendra à l’autre là-haut ! … Fait pas chaud en plus.
Depuis quelques nuits, c’étaient invariablement la même chose. Pas toutes les nuits il est vrai, mais régulièrement. En tout cas suffisamment pour foutre Jean-Marie sacrément en colère.
Il regarda le calendrier « Champagnat » accroché au mur :
Vendredi. Bon ça va : la grande toilette ce sera pour demain.

Il fit chauffer de l’eau pour le café et pour le rasage qu’il entreprit dès que celle-ci fut tiède. La glace était depuis des temps immémoriaux suspendue à un clou planté dans le bois de la fenêtre près de l’évier en pierre. Le cérémonial était toujours le même, pareil à celui qu’il avait vu faire par son père et plus loin encore par son grand-père. La bassine en fer blanc remplie d’eau, le savon à barbe, le blaireau, la coupelle en caoutchouc pour recueillir ce qu’il enlevait avec le rasoir, et la bande de peau servant d’aiguisoir, lustrée et noircie par les années, mais gardant un fil impeccable au coupe-chou traditionnel. Il se rasait en regardant dehors le jour poindre au-dessus des collines, les moutons broutant tranquillement encore tout froids de la rosée, et le pré d’en haut bordé de sapins et premier à profiter de la caresse des rayons du soleil. Un coup d’œil au miroir, un coup d’œil dehors. Le bruit de l’eau qui bout dans la casserole, la visite du chat gris aux yeux verts – Monsieur le Chat - le véritable maître de ces lieux : c’était la vie qu’il aimait le Jean-Marie. Sans ce foutu engin. C’était un homme simple. Fils de paysan, petit fils de paysan, il avait toujours vécu là.

Là, c’était dans les monts du Jarez, appuyés au massif du Pilat, contrefort sud-est du massif central. Un hameau de quelques maisons baptisé Le Planiol à neuf cent mètres d’altitude. Assez pour le bon air et la tranquillité, pas trop pour les grandes rigueurs de l’hiver.

Son père, le Joseph avait toujours travaillé la terre comme un forcené. Un jour il était mort dans un champ, comme ça, d’un coup. Le docteur avait dit : embolie foudroyante, en se frottant le menton d’un air savant. Sa mère, la Benoîte, s’en était plutôt bien remise. Elle était de ces paysannes toutes rabougries, toujours vêtue de noir, qui fait un pas quand vous en faites trois et, avec ça, une voix aiguë de trop crier après les poules pour les appeler aux grains. Ça paraissait fragile avec leurs grands yeux de charbon et leur mains toutes tavelées, mais c’était incassable ces femmes-là. Pourtant, Benoîte, elle est morte pas longtemps après son époux ; dans son lit, de rien, d’avoir trop vécu, trop travailler, trop dit du mal des voisins aussi peut-être. Jean Marie il a dit que c’était la vie, que c’était la mort aussi et il s’est retrouvé tout seul dans la ferme, à neuf cent mètres d’altitude en se demandant bien ce qu’il allait devenir. Et c’était pas sur son frère ou sur sa garce de sœur qu’il fallait compter.

Parce qu’il avait un frère et une sœur qu’il ne voyait jamais. Elle avait épousé un paysan, mais de l’autre côté de la vallée, là où il y a les grands champs de pommiers. Puis ils avaient vendu la ferme familiale pour s’établir dans une grande exploitation en Sologne ou en Beauce. Depuis, elle jouait à la dame et ne mettait jamais les pieds au Planiol sinon pour les enterrements. Quant au frère il était prêtre en Afrique. Une lettre de temps à autres, un paquet de dattes et puis voilà ; mais à lui il ne pouvait en vouloir. Au fond, sa seule vraie famille c’était Joséphine la voisine. Du même âge ou quasi, elle était là depuis toujours. Enfants ils avaient parcouru tous les chemins, toutes les vallées, les combes, les ravins et les montagnes de cette partie du Pilat. Du Paraqueue à la Jasserie rien n’avait de secret pour eux. Ils connaissaient les coins à champignons, ceux aux airelles, ceux ou la bruyère est douce aussi. Ceux-là ils les avaient découverts vers leurs quinze ans, à l’âge où garçons et filles apprennent la vie avec les polissonneries d’usage. C’est vrai qu’à la campagne à l’âge de cinq ans on a déjà vu la vache faire le veau, le cheval monter sur la jument et on est un peu plus déluré que les petits de la ville. Mais de là à embrasser les filles ailleurs que sur la joue … Ca n’empêche qu’on a déjà soulevé leur jupe, mais c’est pas pareil quand même. Donc Fine et Jean-Marie c’est une histoire d’amour qui n’a jamais dit son nom. Ils ont bien un peu couchaillé mais sans idée de plus, mariage et tout le tintouin. Et puis ça leur suffit ; chacun sa vie, chacun chez soi, mais toujours ensemble. Allez comprendre !

Jean-Marie, il était pas bête et savait à peu près tout faire. C’est sûr que c’était pas à l’école qu’il avait appris beaucoup de chose. A treize ans ses parents avaient dit qu’il en savait assez pour traire les vaches, mener le cheval aux labours et tailler les arbres. Alors, comme il était l’aîné, il a obéi et a fait le fermier. Après l’enterrement de la mère, il s’est assis sur l’escalier du perron, face à la vallée et se mit à réfléchir. Le boulot de fermier ne l’enchantait pas plus que ça. Par contre, il se rendait compte que de plus en plus de promeneurs, de touristes montaient au Planiol et laissaient leur voiture pour aller marcher dans les sentiers. Certains s’arrêtaient au retour pour lui demander un peu d’eau et causaient avec lui. Ils disaient que c’étaient drôlement joli par ici, « qu’un peu plus haut il y a une-vue-magnifique-vous-connaissez ? », que de l’autre côté, si on montait encore un peu on pouvait découvrir toute la chaîne des Alpes … etc … Vous imaginez si Jean-Marie savait tout cela, mais d’entendre les gens d’en bas en parler lui donnait une espèce de fierté, d’une part, et d’autre part commençait à faire germer une idée dans sa petite tête de paysan..

Alors un jour il se décida. Il abattit un ou deux galandages de la maison, ouvrant ainsi une grande pièce. Il fit les réparations au plancher et fabriqua une espèce de comptoir. Puis il acheta par correspondance, à Manufrance, des chaises et des tables, des assiettes, des verres et des couverts et un grand frigidaire. Un dimanche, il appela Fine, et ils accrochèrent une belle enseigne en bois vernie avec écrit à la pyrogravure : « Auberge du Planiol ». Et ils attendirent. Pas longtemps. Le jour même, plusieurs promeneurs s’arrêtèrent pour manger un bout. Jean-Marie faisait l’omelette avec les œufs de ses poules, servait le fromage blanc du lait de ses deux vaches ou de ses chèvres et des tartes aux fruits qu’il avait cueillis lui-même et dont la recette était le seul réel héritage de la Benoîte.

En quelque mois, toute la vallée parlait de « Chez Jean-Marie ». Et comme il était très simple, habillé avec ses habits de paysan et qu’il arborait un sourire béat, on disait aussi chez « le Bobiat ».

Dans cette région, le Bobiat c’est comme le ravi en Provence ou le Bredin en Charolais. Le dimanche, les habitants montaient au Planiol pour manger l’omelette et le fromage blanc, puis le gigot et un fameux gratin dauphinois. Un coup de rouge des monts du lyonnais ou du beaujolais et tout le monde était content. Bientôt il eut envie de faire un bout de terrasse avec de jolis parasols pour que les gens puissent profiter de la fraîcheur de l’ombre après les ballades. Il alla voir le père Giraud, maire du village pour lui demander. Et bien, cette « pourriture de maire de mes fesses » a rien voulu savoir : l’environnement allait pâtir de cette extension ou je ne sais quelle billevesées qui lui sont resté au travers de la gorge. Alors, Jean-Marie, il a continué avec sa salle de restaurant, son perron tout petit où il pouvait mettre deux ou trois chaises tout au plus et sa rancœur, bien ancrée au fond, là où ça fait mal quand on y repense encore des années après.

Parce que tout ça c’était il y a des années. L’auberge s’est endormie : les promeneurs remontent vite dans les voitures et retournent regarder la télé chez eux, à bouffer des machins qu’on sait pas ce qu’il y a dedans mais qui vaudront jamais, son omelette ou son fameux gratin dauphinois. Mais bon, voilà ; c’était une époque. Il a vu défiler chez lui toute la bourgeoisie de la vallée enrichie par le textile, les aciéries ou la mécanique et il a conservé des connaissances qui l’aident de temps en temps à débrouiller une feuille d’impôt ou un problème administratif.

Tiens, juste un exemple, le banquier, monsieur de Parcieu ; et bien il lui doit une fière chandelle. Une fois, un jour de semaine, il était monté au Planiol avec sa jolie maîtresse. Et ça se faisait des grâces, ça se faisait goûter les plats au-dessus de l’assiette, ça se tenait les mains et les yeux en souriant bêtement. Jean-Marie qui observait distraitement voit tout à coup déboucher du chemin en face de la route, une belle promeneuse, hâlée, blonde et jolie comme tout : madame de Parcieu qu’il connaissait pour l’avoir vu à la place de l’autre, la jeune, là dans la salle. Il fit ni une ni deux, il poussa les tourtereaux derrière le comptoir et accueillit madame avec amabilité en faisant durer un peu, histoire de les punir. Elle but son coca et repartit rechercher sa voiture garée de l’autre côté de la route et que personne n’avait remarquée auparavant. Quand ils se sont relevés les deux illégitimes étaient tout rouges, un peu honteux mais sauvés. Ils ont fini leur repas en vitesse et de Parcieu, en partant lança : « Jean-Marie vous pourrez me demander ce que vous voulez, je suis votre obligé ». C’était pas resté dans l’oreille d’un sourd. Deux ans plus tard, Jean-Marie a débarqué à la banque avec trois gros sacs « Adidas » remplis de billets roulés serrés par dix, qu’il posa devant un guichet. La pauvre fille fit appel à monsieur le directeur qui rendit la politesse à son sauveur, lui ouvrit un compte avec carnet, lui expliqua comment ça marchait et passa trois heures à dérouler les liasses. Et ben dites donc Jean-Marie vous avez plus d’un million de francs sur votre compte ! Pas plus fit Jean-Marie ? Un million nouveau fit le banquier. Jean-Marie fit le calcul dans sa tête et repartit sans piper mot mais avec un léger sourire. Il était tranquille jusqu’à la fin de ses jours.

Tranquille oui, mais sans ce foutu engin !

Il avait fini de se raser, bu son café avec une énorme tartine de confiture d’airelles faite par Fine et il réfléchissait. C’était qui cet avion bleu et blanc qui tournait au-dessus de sa ferme la nuit. Un jour il lui mettrait un coup de douze dans le train, ça allait pas manquer. Il rit tout seul : « dans le train d’un avion ». N’empêche que ça n’élucidait pas le mystère. En plus il ne savait pas trop si il devait accorder foi à une espèce de rumeur qui montait de la vallée, comme quoi « la pourriture de maire de ses fesses » avait un projet d’aménagement du « col du Planiol ». Rien qu’à cette idée, la rancœur revenait creuser dans le sillon de l’échec de la terrasse et il avait à nouveau mal. Fine lui disait bien que c’était de vieilles histoires, que de toute façon quand ils seraient morts, le Planiol deviendrait bien ce qu’il voudrait, mais il était pas d’accord. Il voulait être tranquille dans son coin, aller voir Fine sans traverser un parking avec des poteaux électriques et contempler la nuit se coucher sur le coteau sans entendre de la musique boum-boum tous les soirs. Et puis, Monsieur le Chat, qu’est-ce qu’il allait en penser lui de tout ce remue-ménage. Il soupçonna que l’avion c’était une manœuvre pour le faire partir et laisser le champ libre aux promoteurs véreux et maqués avec la pourriture de maire de ses fesses ! Qu’on se le dise !

Il voulait en avoir le cœur net. Un matin, il prit la vieille 403 et se rendit à Planèze, « à l’aréoport ». En fait « d’aréoport », Planèze était un petit aérodrome de campagne avec piste en herbe, hangar et manche à air. Quand il entra dans le bar, le silence se fit. De voir cet homme aux jambes arquées d’avoir couru trop jeune dans les terres labourées et à la tête coiffée d’un vieux béret noir, avait coupé les conversations. Jean-Marie ne se démonta pas pour autant. Il alla directement vers monsieur Mirmont, qu’il avait vu souvent à l’auberge. Celui-ci, le moment de surprise passé parut content.
- Jean-Marie, quelle bonne idée de venir jusque ici.

Monsieur Mirmont était toujours souriant et d’une courtoisie absolue, avec qui que ce soit. Il était président depuis bien longtemps de l’aéro-club et certains matins, alors qu’il était à la retraite de sa charge de directeur général de la plus grosse entreprise de tresse de la vallée, il aimait à tenir le bar du club.

Jean-Marie dit tout simplement qu’il voulait faire un tour d’avion. Pas un baptême de l’air, mais un vrai tour d’au moins une heure. Un Jodel était libre, Jean Lacheny le chef pilote aussi. Il sortit son carnet de chèque, écrivit en tirant un peu la langue cent vingt euros et suivit la silhouette nonchalante qui effectuait la « visite pré-vol » d’usage. Il regarda bien tout, enregistra bien les gestes, et commença à trouver finalement assez beau le petit avion qui allait l’emmener. Il s’assit sans rien dire à droite du pilote, boucla la ceinture, se laissa mettre le casque radio sur les oreilles et le béret. En bout de piste, avant de mettre les gaz, Jean Lacheny lui demanda si ça allait. Il fit oui d’un signe de tête, un peu troublé par la voix légèrement déformée par le casque et décolla, l’estomac vaguement noué malgré tout.

A Planèze, à peine on monte côté ouest qu’on passe au-dessus du cimetière ; c’est comme ça. Certains « baptisés » trouvent que c’est de mauvaise augure, mais pas lui. C’est le « semitière » de Saint-Ennemond dit tout étonné Jean-Marie. Lacheny opina et engagea un virage pour se diriger au-dessus du massif. Il demanda à son passager où il voulait aller, ce qu’il avait envie de voir depuis le ciel. Bien sûr il voulait voir sa maison, son Planiol. En quelques minutes, le petit Jodel passait au-dessus de la vieille ferme. Jean-Marie s’amusa beaucoup à voir les moutons, remarqua que quelques tuiles avaient bougé lors du grand vent de la semaine précédente, eut la surprise de trouver Fine sur le pas de sa porte qui lui faisait des signes, vu qu’il l’avait prévenue de son idée, redemanda un tour, puis encore un autre. Puis lorsqu’il fut repu de la vision aérienne de son coin de vie, demanda d’aller plus loin vers le Crêt de la Perdrix, puis la vallée du Rhône. Il était heureux le Jean-Marie, comme un gosse un matin de Noël qui découvre le vélo rouge de ses rêves. Voyant que son passager était heureux, le pilote lui proposa même de tenir le manche un moment pour rentrer sur la ville, puis reprit les commandes à l’atterrissage.

Jean-Marie lui serra la main longtemps et lui demanda simplement s’il pouvait revenir de temps en temps. C’était possible, quand il voulait. Alors il lui dit juste merci, gravement et tourna les talons pour reprendre sa vieille 403 et retrouver Fine impatiente et Monsieur Le Chat.
- C’était bien, très bien ; je vais y retourner. Ils m’ont dit que je pouvais tant que je voulais
- Tant que tu paieras, Bobiat répliqua Fine avec une tendresse un rien perfide.

Jean-Marie n’ajouta rien. Il prit dans ses bras Monsieur Le Chat qui ronronna instantanément et s’installa sur l’escalier du perron pour regarder la vallée. Fine n’insista pas et rentra chez elle en marmonnant : « quand tu seras redescendu, tu me reparleras. »

Il se rendit à Planèze toutes les semaines et faisait à chaque fois que le temps le permettait une bonne heure d’avion. On avait pris l’habitude de voir le vieil homme en habit noir et en béret, et plus personne ne lui prêtait attention. Jean Lacheny le faisait voler sur un avion un peu plus confortable que le petit Jodel du début, un avion avec quatre vraies places. Il l’appelait Echo-golf, du nom des dernières lettres de son immatriculation. Quand il redescendait, il avait toujours une petite tape amicale sur son fuselage, comme sur la croupe de son vieux cheval à la fin d’une dure journée de travail aux champs. Et puis il écoutait toutes les conversations avec l’air de pas s’en occuper, comme ça, posait quelques questions de temps à autre. Bien vite il reconnut l’appareil qui venait le réveiller certains matins, apprit qu’il appartenait au fils de Monsieur Giraud (la pourriture de la pourriture de maire, alors) et que ce jeune homme se croyait tout permis, n’était pas très apprécié des membres du club car « bien suffisant, bien pédant et pas bien poli avec personne ». Il avait même essayé de lui parler une fois, et s’était fait rire au nez et traiter de paysan arriéré. Jean-Marie, il était pas méchant pour deux sous, mais rancunier comme pas. Il avait raconté tout ça à Fine. Elle continuait de lui dire que ça n’avait finalement beaucoup d’importance, qu’il ferait mieux de s’occuper de remettre les tuiles sur le toit à cause des fuites probables et qu’il n’avait qu’à mettre des boules Quiès pour dormir, plutôt que d’imaginer je ne sais quel complot organisé contre leur tranquillité et le Planiol.

Il nourrit un peu d’amertume que la seule personne qui comptait pour lui, avec Monsieur le Chat, ne fut pas de son avis. Il ne savait pas encore trop comment faire pour se débarrasser du foutu engin. Ou plutôt, il avait bien une idée, mais il ne voulait pas non plus être cause d’une catastrophe et de la mort d’un homme ; fut-il le fils de la pourriture de maire de ses fesses.

Un matin il descendit à la banque, rencontra monsieur de Parcieu, remplit un ou deux papiers et revint au Planiol avec le sourire. Il avait réglé l’essentiel et avait désormais l’esprit libre pour mettre son plan à exécution.

C’était un jeudi d’été. Le soleil avait arrosé le versant sud du massif d’une chaleur formidable. En rentra de la banque, il resta un moment dans la cuisine à fourrager dans ses papiers puis alla chercher Fine. Elle était bien surprise qu’il lui proposât une ballade, mais heureuse de le retrouver décontracté et avec son bon sourire un peu niais. Ils parlèrent du beau temps, respirèrent à pleins poumons les parfums qu’exhalait cette végétation presque méditerranéenne caractéristique de ce coin du Pilat. Ils évoquèrent leurs souvenirs de jeunesse, leurs parents et la vie simple d’avant la télé, le jour de l’ouverture de l’auberge et sa mise en sommeil progressive. Puis lorsqu’ils furent rentrés, Jean-Marie lui dit : je monte à Planèze et il l’embrassa sur les deux joues. Elle resta interdite et le regarda prendre la 403 et descendre la route vers la vallée. Elle demeura un moment sans bouger, haussa les épaules puis rentra chez elle de son pas tranquille.

Jean-Marie avait garé la voiture assez loin de la piste et s’approcha des installations par derrière. Il se laissa enfermer dans le hangar, contre l’armoire métallique où étaient rangés les outils et attendit tranquillement que le dernier ferme le bar, vérifie si tout était en ordre et parte définitivement. Quand le silence fut établi depuis un certain temps, il se décida à sortir de sa cachette. Il était impressionné par le calme de l’endroit. Les avions semblaient dormir avec leurs protections grises en bout d’aile et une étrange lumière due aux rayons du couchant qui embrasaient l’ouest baignait le hangar d’une atmosphère mordorée.

Jean-Marie attendit une partie de la nuit, puis sortit de sa cachette. Il contempla un moment l’avion qu’il avait maintenant l’habitude de prendre, passa ses mains rêches sur l’hélice, puis alla chercher une scie à métaux. Il se glissa alors sous l’aile de l’appareil du fils de la pourriture de maire et commença à attaquer l’axe d’une des roues du train d’atterrissage.

- Qu’est-ce que tu fais Jean-Marie
- Hein, qui est là. Il s’était redressé brutalement en se cognant rudement sous l’aile de l’avion
- Qui est là répéta-t-il d’une voix mal assurée, frottant sa tête endolorie avec son béret.
- C’est moi, ne t’inquiète pas
- Qui moi, je vois personne. Il était sorti de sous l’avion et regardait de partout, complètement effaré.
- Je ne vois rien, personne. Qui c’est qui cause, nom de nom !
- Enfin, Jean-Marie, c’est moi, tu vois bien

Jean-Marie resta interdit : devant lui, les volets de son avion bougeaient doucement ainsi que la dérive.
- Y quelqu’un là-dedans nom de nom ?
- Mais non rassures-toi, il n’y a personne. C’est moi, juste moi, l’avion

Jean-Marie pensa « ça y est, la Fine avait raison, à force d’être toujours dans les airs, j’ai tourné casaque ; ça m’a porté sur le système ».
- T’inquiètes pas, tu n’es pas fou.
- Tu parles ?
- Je vole bien, alors pourquoi je parlerai pas ? Tu allais faire une grosse bêtise. Mon ami Jodel n’a pas mérité ça, tu crois pas non ?
- C’est pas le Jodel, mais c’est à cause du fils de la pourriture de maire de mes fesses. Ils veulent me prendre ma maison et détruire mon Planiol.

L’avion coupa court :
- T’as déjà vu la mer, Jean-Marie ?
- Ben euh, non. Jamais, avoua-t-il tristement
- Et si on y allait, la voir, là maintenant.
- Mais je sais pas piloter et tu peux pas voler tout seul.
- Qu’est-ce que tu crois ; ce ne sont pas les hommes qui volent, ce sont bien les avions finalement, non ?
- C’est vrai ça, dit Jean-Marie comme illuminé par la révélation. C’est les avions qui volent, t’as raison l’avion.
- Alors, on y va
- Mais et mon Planiol, et Fine et Monsieur le Chat
- Bah, tu sais bien que tu as tout arrangé pour Fine, à la banque ce matin. Et puis Monsieur le Chat il s’entend bien avec elle.
- C’est vrai qu’elle l’aime bien
- Allez, assez parlé, ouvre la porte du hangar elle m’a promis de ne pas grincer ce soir. Ils ont fait mon plein en fin de journée, on pourrait presque aller jusqu’en Algérie.

Jean-Marie poussa la lourde porte qui glissa sans un bruit, puis tira Echo-golf par la béquille jusqu’au milieu du parking. Il ouvrit la verrière et s’assit à sa place, à droite
- Oh non, assieds-toi à gauche à la place du pilote, pour une fois

Il obéit puisque l’avion l’avait dit. Il ne comprenait pas bien ce qui se passait, mais se laissait porter par les événements.

Echo-golf, se mis en route tout seul, effectua une brève check-list, et roula tranquillement en bout de piste.
- On y va, Jean-Marie ?
- On y va.

La manette des gaz s’enfonça et ils décollèrent très normalement. Echo-golf pris d’abord un cap est pour repasser sur la ferme du Planiol. Jean-Marie regarda de tous ses yeux le hameau assoupi, puis l’appareil pris un cap sud, sauta par-dessus du Pilat et s’engagea dans la vallée du Rhône. Jean-Marie admirait le fleuve en dessous, puis regarda le soleil se lever derrière les Alpes somptueuses. Après à peine cinquante minutes de vol, Echo-golf lui souffla
- Regarde devant Jean-Marie
- La mer, murmura-t-il, la mer. Comme c’est beau.

L’avion descendit pour qu’ils profitent de la vue, puis, toujours au cap sud, remonta vers les nuages.
Jean-Marie s’était endormi quand l’appareil sembla aspiré, plus haut, toujours plus haut …

Epilogue

La disparition nocturne et quasiment silencieuse de l’avion fit grand bruit au club. Malgré les enquêtes et contre enquêtes, on ne put jamais comprendre ce qui avait pu se passer. La disparition de Jean-Marie défraya également la chronique. On retrouva sa vieille 403 non loin du club mais personne ne fit la relation entre les deux affaires.

Personne excepté Fine qui avait tout compris depuis longtemps. Ne le voyant pas revenir, elle était allée voir un peu dans sa cuisine et avait trouvé une enveloppe à son nom. Dedans, une procuration sur son compte en banque et un petit mot, bien plié à son attention qu’elle fourra dans la poche de sa blouse. Puis elle regagna sa maison où l’attendait Monsieur le Chat qui avait des yeux plus verts que jamais, s’affaira mécaniquement à son ménage et comme elle n’avait plus vingt ans, elle oublia la lettre et alla se coucher tout simplement.

Le maire ne put mener à bout son projet au Planiol, car il lui fallait acheter les terres de Jean-Marie et celui-ci étant introuvable il n’avait pas d’interlocuteur pour la transaction. Le petit hameau garda son calme et continua d’accueillir les promeneurs, comme avant.

Un jour Fine retrouva le papier bien plié dans la poche de sa blouse. Elle l’ouvrit et lu. D’une écriture appliquée d’écolier, Jean-Marie avait simplement tracé : « je t’aime pour toujours ». Elle garda la lettre sur elle jusqu’à la fin de sa vie.

De temps en temps, à la tombée du jour, un petit avion très blanc passe sans bruit au-dessus du Planiol. Fine sort et distingue toujours à l’intérieur un homme au visage éclairé d’un sourire un peu niais, avec un béret noir enfoncé jusqu’aux oreilles.

Alors elle reprend le petit mot tout chiffonné, le relit et le remet bien au chaud contre son cœur.





3 commentaires:

  1. Quelle belle histoire l'Arpenteur ! Le début m'a beaucoup parlé. J'ai aussi connu ici une auberge comme celle de Jean-Marie où l'on se régalait de foie gras et de pommes de terre sarladaises à s'en faire péter la sous ventrière. Mais les comités d'hygiène sont passés par là...Le patron ressemblait à ton JM : un peu "nèche" comme on dit ici mais qui savait bien mener sa barque.
    La fin de ton histoire est tendre, touchante. On imagine bien JM se promenant indéfiniment au-dessus du Planiol dans son petit avion et Fine levant le nez pour le regarder passer avec un sourire d'amour et de paix.
    J'ai adoré...comme d'habitude.

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  2. Quel texte superbe ! je retrouve les coins de cette région qui me parlent... Et je me suis mariée à l'église Saint Ennemond encore en service à l'époque. J'ai adoré c'est vivant plein de tendresse et d'humour... Tu en as écrit beaucoup des nouvelles comme celle-là ? C'est temps de te recycler ! lol
    avec le sourire

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  3. J'aime vraiment cette histoire qui fleure bon notre terroir et qui nous rappelle les "vraies" valeurs.
    Te lire fait du bien Arpenteur !

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