jeudi 4 août 2016

La tour d'angle



LA TOUR D’ANGLE


PARTIE 1
L’Intersection des axes.
Un cache cœur. Elle portait un cache cœur bleu sur une robe claire. Je signais mollement un livre de reproductions de mes dernières photos. Ouvrage scandaleusement cher d’ailleurs. M’accommodant assez bien d’un sentiment mêlé de fierté et de honte vague j’écrivais les formules toutes faites qui accompagnent les dédicaces. Je griffonnais en pensant à autre chose, tout en accordant une attention souriante et assez commerciale aux quelques inconditionnels qui se pressaient devant la table installée au fond du local où s’exposaient les originaux. Parfois, on me donnait même du « maître ». Je m’imaginais un instant notaire ou avocat derrière un bureau d’ébène, puis balayais bien vite cette vision d’épouvante pour réintégrer mon costume négligé chic, d’artiste plutôt coté. 
La séance de signatures s’achevait comme se vidait la galerie. Je serai bientôt débarrassé de ce pensum. Rencontrer « son public » est indispensable et peut devenir agréable pour peu qu’on y mette un peu du sien, comme le soulignait mon agent souvent irrité par mon manque d’entrain à répondre à ce genre de sollicitation. Peut-être avait-il finalement raison. 
Qui pouvait encore porter ainsi un cache cœur noué sur le devant ? Une silhouette longiligne. De grandes lunettes qui mangeaient une partie du visage encadré par un carré châtain. Elle n’avait pas acheté le livre, mais regardait les photos avec intérêt. Elle semblait chercher quelque chose. Elle scrutait chaque cliché. Son regard de myope lui donnait une raison supplémentaire pour coller le nez au cadre avec un air mutin et sérieux à la fois. Elle portait en bandoulière un grand sac en toile écrue. Je m’approchais : 
- Ces lunettes emprisonnent tristement l’eau claire de vos yeux. Vous devriez essayer les lentilles
- J’ai trop peur d’y rencontrer des pierres oubliées et de m’y casser les dents, cher monsieur l’artiste. Un « monsieur l’artiste » où pointait une ironie irrespectueuse qui aiguisa plus encore ma curiosité.
- Ce serait bien dommage. Votre sourire y perdrait son éclat et le monde sa lumière, chère mademoiselle la visiteuse du soir. - Méfiez-vous des visiteurs du soir, ils sont souvent plus sulfureux qu’il n’y paraît. - Et se plaisent à jouer avec le feu, dit-on … mademoiselle ?
- Isoline. Elle le dit avec un froncement du nez. - Un prénom comme un hennin de soie.
- Même en soie, les hennins étaient pointus. Ne l’oubliez pas, François … C’est bien ça ?
- Mon nom de scène, fis-je dans un sourire. Mon vrai prénom, vous allez rire, est Hugues-Thibault
- Comme une cotte de maille sous un mantel azur. Mais cessons-là cette joute vaine et venez avec moi.  La galerie était maintenant vide. Il ne restait qu’elle et moi. Elle me prit par la main et m'entraîna devant une de mes photos. La plus grande et la mieux éclairée. Je me sentais un petit garçon mené au tableau noir par une institutrice dont il perçoit confusément ce qu’il ne peut encore nommer le pouvoir érotique. Mon sentiment était nettement moins confus. 
- Comment avez-vous fait ça ? Elle montra d’un geste large le cadre et me lança un regard interrogateur et sévère.
- Avec un Leica et priorité à l’ouverture en l’occurrence.
- Ne vous moquez pas de moi, monsieur l’artiste. Ce cliché est impossible.
Je veux dire « irréalisable ». 
Elle continua.
- D’ailleurs il suffit de le considérer plus attentivement pour deviner la supercherie. On aperçoit alors le grain léger de la toile. Car c’est bien d’une toile qu’il s’agit. Vous avez photographié un tableau, monsieur Hugues-Thibault. Fort bien, avec un talent indéniable, mais c’est la photo d’une peinture et non d’un site quelque part en Quercy ou en haute Provence.
- Mademoiselle Isoline, vous avez le regard aussi aiguisé que l’esprit. Je confesse en effet que cette photo est bien celle d’un tableau. J’en tire presque plus de fierté que si je l’avais prise au naturel, car le travail fait sur la matière est particulièrement réussi il me semble. Il fallait un œil d’expert pour le découvrir. Mais est-ce donc si grave ? 
J’étais malgré tout un peu mortifié que la demoiselle si charmante fut-elle, ait découvert la chose, mais encore plus surpris que personne ne m’en eut fait la remarque auparavant.
- Et d’abord, pourquoi dites-vous que le cliché est « irréalisable » ? - Mais parce que ce lieu est détruit depuis plus de trois siècles, monsieur l’artiste. 
Donc le tableau que j’avais photographié était aussi ancien que je l’avais subodoré lorsque je l’avais dégoté dans la brocante de Feyssines. Ce constat me flatta. J’avais dû faire une bonne affaire. 
Tout en parlant, j’éteignais les lumières de la galerie, puis enfilais une veste. Nous allions partir ensemble comme si cela allait de soi. Elle me regarda fermer la porte donnant sur la rue puis m’emboîta le pas. 
- Allons chez vous. Je voudrais voir le tableau original … s’il vous plait. Vous l’avez toujours en votre possession, j’espère, rajouta-t-elle brusquement.
- Bien entendu et depuis que j’ai appris qu’il avait au moins trois cents ans je l’envisage bien différemment 
Ma voiture était garée dans une rue adjacente. Je lui ouvrais la portière et elle s’assit tout naturellement sur le siège passager. Je m’installais et démarrais en direction de la Croix Rousse. J’avais là mon appartement et mon studio, dans un ancien atelier de canuts, avec une façade entière donnant sur le Rhône. La vue était superbe et la lumière parfaite. 
Durant le trajet, Isoline se taisait. Elle avait ouvert un gros livre sorti de son sac et prenait quelques notes d’une écriture ronde et ample. Je jetais de temps à autre un coup d’œil. L’ouvrage paraissait très ancien, rempli de gravures et de plans.
- Voilà, nous arrivons. Par bonheur une place était disponible presque devant la porte. J’y garais la voiture puis guidais la jeune fille au cache-cœur bleu. Je pensais « une aussi belle place et une aussi belle visiteuse, c’est mon jour de chance » et m’effaçais pour la laisser entrer. Elle était plus nerveuse que dans la galerie. Elle eut un regard circulaire sur l’espace que j’occupais, puis sans transition demanda :
- Où est le tableau ? 
Je la devançais dans l’escalier qui montait au studio proprement dit. L’œuvre était là sur un grand chevalet. Elle s’arrêta figée, les yeux fixés sur le tableau.
- Mon Dieu. Quelle merveille. Regardez le travail de l’artiste. On dirait une peinture hyper réaliste du vingtième siècle. Voilà pourquoi votre photographie est tellement extraordinaire. Puis elle fouilla dans son sac et reprit le livre. 
- Je vous dois des explications. Et tout d’abord, un peu d’histoire : 
Ce tableau représente une petite partie des jardins d’un immense domaine. Nous sommes au seizième siècle, quelque part en Languedoc. La croisade contre les albigeois pourtant déjà ancienne est encore dans les mémoires. L’imposante bâtisse appartient alors à un mien lointain ancêtre, le seigneur Amaury de Termes descendant direct d’Olivier, valeureux chevalier ami des rois et du pape Clément, et mort en Terre Sainte. 
Amaury est marié à la très belle Brunissendre. De leur union naîtra tout d’abord Gersindre de Termes, qui sera abbesse de Fontfroide. Puis Guillaume qui, passionné de chevaux deviendra un des pourvoyeurs des armées et des chasses royales. Il fonde en Normandie une lignée d’éleveurs. J'en suis le dernier maillon.  
Malheureusement deux ans plus tard, Brunissendre meurt en couches de leur deuxième fille. Amaury sombre dans le désespoir. Il confie l’enfant à des gouvernantes et s’enfonce doucement dans un véritable délire paranoïaque. Persuadé que la couronne de France veut s’emparer de ses domaines, il ne cesse de renforcer les défenses, de rajouter des enceintes, d’entasser armes et poudres. 
Peu à peu, le château devient une forteresse imprenable. Amaury s’est adjoint le concours d’un homme étrange. Exceptionnel humaniste, à la fois architecte, latiniste, philosophe, dessinateur et peintre. Il se nomme Giacomo Prelatori mais se fait appeler messire Toncrate, contraction de Platon et Socrate, ses deux maîtres à penser. C’est lui qui a écrit le livre original dont j'ai une reproduction dans mon sac. C’est lui qui a peint le tableau que vous avez acquis aux puces. Il signe toujours de la même manière : deux lettres de son surnom discrètement apposées aux quatre coins du tableau : TO, NC, RA, TE. 
Toncrate est venu au château avec son fils, le jeune Giuliano à qui il apprend grec et latin ainsi que l’histoire naturelle. Giuliano est fou amoureux de la fille d’Amaury. Ils ont sensiblement le même âge. Il se passionne aussi pour cette science particulière qu’est l’alchimie.
Avec l’accord du maître, son père lui a confié une petite tour faisant partie de l’enceinte des jardins potagers du château. La jeune fille tombe également amoureuse, mais vit pratiquement en recluse. Ses gouvernantes et préceptrices lui interdisent toute sorties solitaires. Alors les deux amoureux échangent des billets enflammés par l’intermédiaire d’une servante bienveillante. 
Giuliano passe ses journées dans la petite tour. Il a fabriqué un athanor et pratique des expériences de plus en plus poussées. Avec l’aide de son père, il pense toucher bientôt au but et réaliser le grand œuvre. 
Prelatori qui a dessiné tous les plans des fortifications nouvelles, a également surveillé leurs constructions. Il a créé un réseau de galeries souterraines sous l’ensemble des remparts. Dans celles-ci sont stockés poudres, mèches, huiles, poix, ustensiles divers. En cas d’attaque on pourra aussi les gorger de vivres de toute sorte. La communauté soutiendrait alors un siège suffisamment longtemps pour décourager n’importe quel assaillant. Ces galeries sont éclairées et aérées par des puits creusés à espace régulier. L’un d’eux se situe sous la petite tour laboratoire.
- Mais comment savez-vous tout çà, mademoiselle ?
- Tout est relaté dans le livre. En revanche ce qui va suivre est aussi le résultat de mes propres recherches. Vous auriez un verre d’eau s’il vous plait ? 
Elle se désaltéra et continua son étonnant récit  :
- Pour aboutir enfin, Giuliano a besoin d’une énergie considérable. Il sait qu’il pourra la trouver au fond du puits débouchant dans les galeries des remparts. Patiemment il entasse poix et poudres et se prépare à l’ultime expérience. Il sait aussi qu’il risque sa vie. Alors, il demande une dernière fois à son amoureuse de le rejoindre dans la tour à la nuit tombée.  Si elle vient, il renonce et s’enfuit avec elle. Si elle ne vient pas, il tente vaille que vaille la transmutation du plomb en or. 
Hélas, la prisonnière surveillée étroitement ne peux se rendre au rendez-vous. Giuliano attend, attend encore puis, désespéré allume son four, accumule divers combustibles et lance l’opération. La déflagration sera entendue à vingt lieues à la ronde. La tour est anéantie, mais ce qu'il n’avait pas imaginé, c’est que le souffle puissant allait se propager dans les galeries et embraser l’ensemble des remparts. 
La jeune châtelaine voyant le désastre échappera à ses gardiennes pour se jeter dans les douves.    Voilà pourquoi votre photo ne pouvait être réalité. 
Isoline se taisait. Debout devant le tableau, elle avait ouvert le livre à une page particulière et recopiait avec application sur un carnet quelques mots. Je ne savais que dire devant son assurance tranquille et sa détermination.  
Elle reprit :
- je ne vous pas encore tout dit :
Toncrate, savant parmi les savants était aussi un maître des sciences occultes. Et bon nombre de ses tableaux cèlent un secret d’ordre magique. Observez bien celui-ci. A ces quatre coins vous aviez déjà repéré les lettres de son nom, groupées par deux mais avec une orientation particulière. Si on relie les axes formés par les jambages du T et du R d’une part et ceux du N et du E d’autre part, leur intersection correspond très précisément à la porte de la tour. D’accord ? 
- Oui, c’est tout à fait cela. Et …
- Maintenant je vais vous demander de vous écarter et de me laisser agir, sans jamais vous interposer. Jurez-le-moi, s’il vous plait. Allez, jurez …
- Bien, bien : je le jure.
- Alors voilà. Nous allons voir si la magie de Prelatori a traversé les siècles. Je vais tenter de rejoindre Julien avant qu’il ne mette son projet a exécution afin d’empêcher la mort des deux jeunes gens et la destruction de la forteresse. Au pire rien ne se passe et je vous aurais ennuyé pour rien. Au mieux ...
- Vous êtes folle, complètement folle …
- Vous avez juré, Hugues. Son ton s’était fait péremptoire et implorant. - Je ne vous laisserai prendre aucun risque.
- Une chose que je ne vous ai pas encore dite et vous comprendrez : la dernière fille d’Amaury, s’appelait Isoline … Ecartez-vous.  
Vaincu, j’obéissais. 
Isoline s’approcha du tableau. Elle posa le bout de son index droit sur la porte de la tour. Sur le carnet elle avait noté les mots qu’elle prononçait maintenant d’une voix forte. Il y eut comme un éclair qui m’aveugla. Je tombais à genou. Quand je reprenais mes esprits, elle avait disparu. Je me jetais sur le tableau et il me sembla voir la porte de la tour se refermer. A mes pieds brillait une paire de lunettes un peu trop grande. 
Je gardais secret ces évènements tant par superstition que par crainte de passer pour un illuminé. Néanmoins, je prenais la route vers le sud. Je retrouvais au fond d’une vallée des Corbières les vestiges du château d’Amaury de Termes. La petite tour à l’angle du potager, les deux murets perpendiculaires étaient là, superbes dans leur écrin de nature. Je poussais la porte. Dans la pièce vide, je découvrais, jeté sur les dalles de pierre un cache cœur bleu. Je crois que je tremblais d’émotion.

***
 PARTIE 2
La lumière
Six mois plus tard 
C’était une campagne de vallons humides flanqués de forêts sombres. Des routes comme des chemins creux, bordées de haies et d’arbres décharnés par l’hiver. Une pluie fine et sporadique me condamnait malgré tout aux essuie glaces. Ils grinçaient régulièrement sur le pare-brise, attristant le voyage. Dans le cœur hivernal de la Bourgogne des confins du beaujolais, si riante aux printemps triomphant, je tentais de suivre les indications de mon GPS, parfois contradictoires avec celles données au téléphone ce matin même : 
- Monsieur François Augagneur ?
- Lui-même.
- Elle s’est éclairée ce matin.
- Quoi ? Qui êtes-vous ?
- Quoi : votre photo. Qui : Madame Pitterson. J’ai acquis votre photo dite « de la tour d’angle » lors de votre dernière exposition.
- Ah oui, je me souviens bien sur … et …
- Et votre photo s’est éclairée ce matin.
- Je ne comprends pas très bien …
- Ah ! C’est étonnant. Bon ; toujours est-il que ce matin, une lumière s’est allumée dans la tour. Une lumière tremblante comme celle d’une bougie, vous voyez ?
- Heu oui mais … non … à moins que … oh, nom de Dieu … Pardonnez-moi et attendez un instant je vous en prie. 
Je montais au studio fébrilement pour retourner le tableau original rangé face contre le mur. Là aussi, une petite flamme luisait dans la tour. Une flamme visible par l’archère et que l’on croyait voir se déplacer. Je reprenais le téléphone, la voix étranglée :
- Madame Pitterson ? Où êtes-vous ? J’arrive
- Surtout, prenez le tableau. Après avoir noté la route à suivre, j'emportais également mon appareil photo, par habitude sans doute, et filait vers le nord de Lyon. 
Bien sûr que je me souvenais de la photo. Surtout des évènements qu’elle avait déclenchés : la rencontre avec Isoline, ses surprenantes révélations et enfin son incroyable disparition, aspirée par le tableau lui-même. J’avais conservé celui-ci, mais j’avais été tellement impressionné par cette aventure que je l’avais retourné contre la paroi du studio. Depuis, je ne cessais de penser à cette histoire folle, et aux yeux verts de ma belle visiteuse du soir. Je ne comprenais pas pourquoi personne ne s'était manifesté, n'avait lancé d'avis de recherche, n'avais tenté de me joindre pour savoir où était passé la jeune fille. 
Plusieurs fois tenté de recourir à des mages, des magnétiseurs, des médiums pour aller plus loin, j’avais toujours renoncé. Ma crainte viscérale du surnaturel et de l’au-delà avait toujours eu raison de mes velléités spirites. Et voilà que je replongeais dans l’irrationnel avec une délectation et un empressement qui m’étonnaient. Je découvrais finalement la maison, plutôt gentilhommière, cachée dans l’ourlet d’une combe herbue. J’avançais entre des peupliers respectueux de leur alignement centenaire, pour déboucher devant une grande façade appuyée sur un escalier à double volée de marches. Sur le perron une femme enveloppée dans un châle mauve m’attendait. 
- Vous avez mis du temps, Hugues. Il n’y avait pas de reproche dans cette remarque, mais un simple constat.
- Du temps il est vrai, mais du fait du temps, madame … mais vous savez mon vrai prénom ?
- Entrons, il ne fait vraiment pas chaud. 
Je sortais avec soin de la voiture la toile originale de Prelatori et suivis mon hôtesse jusqu’à un grand salon où somnolait une piano demi-queue à côté d’un chevalet en bois noir. Nos pas résonnaient sur le vieux carrelage aux motifs rouges et gris. Autour d’une table basse quelques fauteuils et une méridienne louis XVI. Des tableaux d’inspiration bucolique un peu partout et de lourds rideaux complétaient le décor.
- Nous resterons dans le petit salon de musique si vous n’y voyez pas d’inconvénient. 
Madame Pitterson possédait l’élégance intemporelle et inaccessible des souveraines aperçues dans les livres d’histoire. Elle posa le tableau sur le chevalet, s’absenta un court instant pour revenir avec la photo qu’elle installa sur une chaise proche. Je regardais la carnation pâle de sa peau, les attaches fines de ses poignets et de ses chevilles, sa démarche aérienne. - Vous voyez : là aussi, elle est éclairée ! 
J’observais, fasciné le phénomène : la flamme vacillait un peu puis se déplaçait comme mue par une main invisible.
- Je suggère que nous les attendions ici. J’ai fait préparer quelques douceurs, mon péché mignon, et on va nous apporter du thé et du café.
- Que nous attendions, qui ?
- Vous ne savez donc que bien peu de choses, cher Hugues … bien peu. Je propose également que nous faisions un bon feu. 
Elle sonna. Un homme se présenta aussitôt à la porte du salon.
- Madame la comtesse ?
- Ah, Mayeul : pouvez-vous faire du feu, je vous prie ?
- Bien entendu madame la comtesse. Madame Pitterson dut lire dans mes pensées : - Mayeul descend d’une branche cadette de la famille de Mayeul un des premiers abbés de Cluny. Depuis le neuvième siècle, il y a chez eux un Mayeul dans chaque génération. Il perpétue la tradition en quelque sorte. Quant à moi je suis mariée à un américain et de moins en moins comtesse. D'ailleurs appelez-moi Clémence. Elle sourit, se leva et se dirigea vers le piano.
- Que pensez-vous de Brahms ? Puis, sans attendre ma réponse, elle se mit à jouer une sonate. 
Je ne savais quelle attitude adopter. J’étais assis, une tasse de thé fumant à la main, dégustant des petits choux à la crème en écoutant du Brahms joué par une femme quasi inconnue mais à la mystérieuse beauté, en attendant quelque chose que j’ignorais. Je ne pouvais détacher mon regard de la peinture de la tour dans laquelle tremblait sans cesse une flamme qui ne pouvait pas exister. Mayeul était revenu avec le nécessaire. Bientôt le feu prenait vie dans la cheminé. Tout se revêtait tour à tour d’ombres et de lumières, ballerines fantasques accompagnant les envolées romantiques du piano de Clémence. 
Un bruit sourd fit vibrer mon fauteuil. Un souffle tiède étouffa brutalement le feu. Clémence se leva d’un bond et vint près de moi.
- Venez face au tableau. Tenez-moi la main et surtout ne bougeons plus. Sa voix était autoritaire, mais calme et sereine. Avec la mort du feu, nous étions plongés dans la pénombre. Seule la flamme visible par l'archère de la tour nous éclairait faiblement. 
J’obéis et saisis ses longs doigts d’artiste.
- Que va-t-il se passer, maintenant ?
- Taisez-vous. Regardez, ça commence. En effet, la lueur paraissait s’intensifier. Puis elle devint insoutenable et brûlante. Il y eut un violent éclair et l’obscurité totale. 
Lorsque je repris mes esprits, j’étais allongé sur la méridienne. A mes côtés, Clémence attendait que je retrouve tout mon équilibre.
- Vous allez bien ? Il y avait du sourire dans la voix. 
Peu à peu je me rendis compte que la lumière était revenue. Celle du feu, qui à nouveau réchauffait la pièce. Puis je sentis d’autres présences.
- Retournez-vous doucement Hugues, fit une voix derrière moi. 
Je reconnaissais cette voix. Je me levais brutalement. C’était impossible, et pourtant c’était. Devant moi, Isoline était là, rieuse, irréelle et charnelle à la fois. Je manquais de sombrer à nouveau dans l’inconscience. Un mouvement intervint au fond de la pièce. Un jeune homme apparut dans l’encadrement de la porte. Pourpoint et hauts de chausse noirs soulignaient la jeunesse de ses traits. Il avança vers moi, s’inclina et se présenta avec un léger accent italien :
- Giuliano Prelatori, messire Hugues Thibault, pour vous servir. 
Vous m’avez sauvé la vie, messire et je vous en serai éternellement reconnaissant. Votre découverte du tableau de mon père était essentielle. Il se retourna vers la jeune fille.
- La subtilité, la ténacité et le courage d’Isoline ont fait le reste. Mais sans vous et votre talent, rien ne serait arrivé et nous serions tous deux morts dans cette tour, victimes de ma témérité inconsciente et de cette époque impitoyable. Enfin, sans le génie de mon père et sa science de la magie, tout cela restait impossible.
- Si je comprends bien, tout était écrit.
- En quelque sorte. C’était Isoline qui prenait la parole.
- Dans le livre de Prelatori, gardé dans la famille de siècle en siècle, les faits sont relatés exactement comme ils sont arrivés. Il précisait le sortilège qu’il avait lui-même mis dans son tableau, créant un passage spatio-temporel relié à la tour d’angle. Les formules magiques fonctionnaient dans la mesure où celle qui les prononçait était issue de la lignée d’Amaury de Termes. Il fallait également que jours et heures correspondent. C’est pourquoi je me suis permis d’être aussi insistante et sans doute un peu impolie avec vous. Une fois dans la tour avec Giuliano et avant de nous enfuir de la prison qu’était devenue la forteresse, il nous fallait retrouver un message laissé par Prelatori. Le texte du message devait être lu. C’était la condition sin equa non de notre retour dans le temps présent. En effet, si nous étions restés vivants au seizième siècle, nous aurions modifié le passé donc risqué de bouleverser le présent avec des conséquences inimaginables. 
- Mais dans ce cas, fis-je abasourdi par ce que j’entendais, je ne comprends pas comment j’ai pu retrouver la tour intacte avec votre cache cœur puisque, si je vous suis bien, celle-ci devait être détruite pour être conforme au présent.
- Très juste répondit Isoline. La vérité est que vous avez cru aller là-bas. Ce n’était qu’un rêve provoqué par le pouvoir du parfum que je portais avec moi ce soir-là et que j’ai laissé dans votre appartement. Vous avez été tellement frappé par ma disparition dans le tableau, elle, bien réelle, que l’auto suggestion et l’alchimie de Giacomo ont suffi pour vous convaincre que vous aviez accompli le voyage. Il fallait aussi cela pour que ce matin, l’appel de ma mère vous motive suffisamment pour faire le voyage jusqu’ici.
- Votre mère ?
- Bien sûr. Hugues, je vous présente Brunissendre de Termes, descendante d’Amaury.
- Et votre père ?
- Il était américain et est mort dans un attentat, aux portes de Jérusalem. 
- Mais pourquoi aviez-vous besoin de moi pour revenir. - Il fallait, pour que la prophétie de Giacomo Prelatori s'accomplisse, que celui qui avait assisté et aidé Isoline à retourner dans le tableau soit présent à son retour. Une façon sans doute de ne pas rompre le fil si ténu du temps.
- Et le tableau. Comment est-il réapparu ; pourquoi à Lyon ; pourquoi chez moi ?
- Que de questions, que de questions ! Elle souriait 
- Après l'incendie du château, Prelatori quitta la région pour venir à Lyon. Il rejoignit une communauté de savants et de docteurs avec lesquels il consolida ses connaissances en alchimie et également en astronomie. Il avait observé alors, qu'au moment de la destruction de la forteresse et de la disparition de son fils, la conjonction des planètes était très particulière. Il avait acquis la certitude que celle-ci ne se reproduirait que quatre siècles plus tard. Et c'est cette conviction qui lui a fait échafauder son projet fou et qui l'a poussé à peindre le tableau pour tenter l'impossible. Il était persuadé qu'il pourrait ainsi sauver et son fils et Isoline. Une façon peut-être de se pardonner lui-même de l'avoir entraîné à ces périlleuses expériences. 
Brunissendre reprit alors :
- Nous avions compris que c'était à nous de réaliser le vœu de Toncrate. La naissance d'Isoline était écrite dans le livre. Le moment était aussi assez bien déterminé. Il nous fallait être vigilant. Nous avions la certitude que le tableau ressortirait à un moment ou un autre. Depuis plus d'un an, nous courrions les expositions, les galeries, les musées. C'est ainsi que nous avons vu votre photographie.
Le tableau est réapparu parce qu'il fallait qu'il réapparaisse Que ce soit à Lyon est finalement assez logique. En revanche que ce soit précisément vous, Hugues, qui en soyez le propriétaire est le fruit du hasard. 
Incroyable. Je dus m’asseoir à nouveau. Dire que j’avais été manipulé aurait été juste, mais je ne pouvais y consentir. J’avais été l’instrument indispensable au déroulement d’une aventure inventée quatre cents ans auparavant. Une histoire d’amour, de folie. Une machination d’un père génial et sulfureux pour que son fils échappe à une mort certaine, à laquelle finalement lui-même l’avait poussé. 
- Quel était la teneur du message de la tour, fis-je d’une voix étranglée. 
Per odorem nascerit somnium
Dum lucet lux in angulatis turrim
Per tabulam nascerit vita
Et vincerat immesirecordam mortem
Voilà l’histoire telle qu’elle m’est advenue. Je restais deux jours dans le manoir, choyé pas ces deux femmes et respecté par le jeune homme. Il avait, ainsi qu’Isoline, troqué ses vêtements du seizième siècle pour jeans et pulls.
Lorsque je suis retourné à Lyon, je pris le tableau de Toncrate et, comme un défi, je l'accrochais dans mon salon. Il y est toujours mais jamais je n’ai revu la petite flamme luire dans la tour d’angle.
FIN




5 commentaires:

  1. Quelle agréable surprise au coeur de l'été
    Arthur Hidden

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  2. Arpenteur d'étoiles5 août 2016 à 18:08

    Merci Arthur pour ton commentaire :)

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  3. Tu nous emmènes loin dans le passé et dans ton rêve l'Arpenteur. Merci pour cette histoire que les vieilles pierres et les ruines font naître quand on les aime.

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  4. Bonjour!
    Merci pour la lecture.
    J'ai beaucoup aimé et même regretté que certains passages ne soient pas plus développés ;-).
    Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai trouvé que l'histoire et les lieux se prêtaient bien à l'ambiance d'un mois d'août.
    Bonne continuation.
    Minsky

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  5. Un univers fantastique et magique, ourlé d'histoire et de vieilles pierres, tout ce que j'aime.

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