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La montagne de Lure |
1
Je vais vous raconter une histoire qui se déroule il y a
bien longtemps, dans le beau pays de Provence. Oh, pas la Provence des abords
de Marseille, ni celle tout aussi bruyante des environs de Toulon. Non ; dans
la Provence de ce que l’on appelle l’arrière-pays. Mais un arrière-pays
éloigné, perdu, presque dans la montagne. Ce n’est pas tout à fait la Provence
de Monsieur Pagnol, ni celle si bien peinte par Monsieur Cézanne au flanc de la
montagne Sainte Victoire. Elle ressemble d’avantage au pays de Monsieur Giono,
à la fois très rude et très belle.
Il était une fois un modeste village qui s’appelait Saint
Saturnin. C’est un petit bourg, niché dans un repli de colline, au pied de la
montagne de Lure. Il compte quelques maisons en pierre blanches groupées autour
de l’église au clocher surmonté d’un campanile ajouré où l’on peut admirer deux
belles cloches, bien brillantes. Tout près se trouve la mairie qui abrite aussi
l’école des filles à droite et des garçons à gauche. Juste en face c’est le
magasin de l’Honorine qui n’a pas la langue dans sa poche et qui sait tout ce
qui se passe dans le village. Elle tient une espèce d’épicerie, tabac,
journaux, commerce d’articles ménagers et buvette. On l’entend souvent parler
haut avec son voisin le boulanger qui fait un pain si bon qu’on vient en
chercher de tous les villages environnants.
En été, c’est un enchantement : les forêts de chênes verts,
les étendues d’oliviers, la garrigue bruissent en permanence du chant des
cigales.
Le soleil tape fort, mais sur la petite place à l’ombre des
platanes, les vieux du village se retrouvent pour regarder la jeunesse et se
raconter leurs souvenirs. Souvent le curé, le père Bastagoule les rejoint pour
partager le fromage de chèvre sur le muret de pierres sèches qui borde la rue
principale. La vie s’écoule paisible au rythme du rire des enfants en vacances
et de la voiture de la poste qui apporte le courrier deux fois la semaine. A
chaque fois c’est un attroupement pour voir les deux magnifiques chevaux roux
et l’attelage aux cuivres rutilants.
Mais l’hiver, comme on est déjà dans la montagne, la neige
tombe dès la mi décembre. Un soir, le vent de la vallée change de sens, les
nuages deviennent gris légèrement rosés, l’odeur de l’air est soudain plus
crue, les vieux disent « oh, ben peuchère, demain on verra plus le chapeau de
l’Amélie ! ». Et le lendemain, tout est blanc, silencieux et on dirait que le
ciel s’est couché sur la terre. Et quand l’Amélie s’en va chercher son pain,
elle est tellement petite et courbée par les ans, que c’est tout juste si on
lui voit le chapeau tant la couche de neige est épaisse. Et parfois, la neige
tombe plusieurs jours de rang. Alors tous les hommes sortent les pelles et les
brouettes pour dégager la rue, les abords de la mairie et de l’église et puis
la porte de la maison de l’Amélie.
Le village s’endort pour l’hiver. On se calfeutre au mieux
au cœur des chaumières. Ceux qui ont des bêtes profitent de leur chaleur qui
monte de l’étable ; les autres font un peu plus de feu, en priant pour que la réserve
de bois soit suffisante pour aller jusqu’au printemps. On ne se croise plus
guère qu’à la messe du dimanche et aux veillées où l’on vient écouter Firmin
Mestre, le conteur, dire les légendes du passé avec tellement de vérité que
souvent les femmes se cachent le visage dans les mains et les hommes rient très
fort pour masquer leur émotion ou même leur peur.
Vous saurez presque tout du village de Saint Saturnin
lorsque je vous aurais dit qu’à une lieue et demie, au détour de la route, se
dresse le château de Monsieur le Marquis de La Passana à qui appartiennent
pratiquement toutes les terres du village. On ne le voit guère que l’été, quand
il traverse la place dans son cab tiré par un superbe étalon noir. L’été, et la
nuit de Noël. Car c’est lui qui chante le Minuit Chrétien de sa belle voix de
basse qui fait vibrer les vitraux et frissonner Mademoiselle Fanette qui tient
l’harmonium et qui est si jolie.
Enfin, il faut que vous sachiez également que la ville la
plus proche, c’est Sisteron. On y va pour le grand marché, une fois par mois et
on en profite pour régler les affaires de famille, chez maître Barbe le
Notaire.
Et surtout, une fois l’an, s’y tient la foire aux bestiaux
où l’on se rend en délégation derrière monsieur le maire qui présente toujours
Arthur au concours du comice agricole. Arthur, c’est un brave taureau limousin,
débonnaire comme pas deux, avec un gros paquet de laine entre ses grandes
cornes. Il est un peu la fierté du village car il a gagné trois fois de suite
le concours. Il faut voir alors monsieur le maire, serré dans son costume noir
des grandes occasions, le cou un peu congestionné par la grosse cravate en
velours, parader avec son Arthur arborant la cocarde du vainqueur et une
couronne de fleurs autour de l’encolure ; tenez, un peu comme les belles
tahitiennes du calendrier des postes qui est affiché dans l’épicerie buvette de
Madame Honorine.
2
La dernière maison, sur la route qui mène aux hauts
pâturages, est celle da la famille Saturnin. Et oui, les Saturnin de Saint Saturnin.
Même qu’il y en a pour dire que le Saint qui a donné son nom au village était
de leurs aïeux. Allez donc savoir...
Le père, le Baptiste, est fermier chez Monsieur le Marquis.
C’est une espèce de colosse aux puissantes épaules et aux mains larges comme
des battoirs. Il a marié il y a plus de quinze ans la Francine Juillet. Elle
s’appelle ainsi car on l’a trouvée un premier juillet, sur les marches de
l’église, enveloppée dans un lange et couchée dans un panier. Elevée tant bien
que mal par les soeurs de Sisteron elle fut renvoyée au village dès qu’elle eut
l’âge de travailler. Madame Honorine termina son éducation et la garda avec
elle pour l’aider à tenir son commerce. C’est là que Baptiste la remarqua et la
demanda en mariage. Depuis, ils ont eu quatre enfants tous plus beaux les uns
que les autres. Seulement voilà : de leur aîné, ont dit qu’il est un peu
« ravi ».
Chez nous, en Provence, le Ravi, c’est le simplet du
village. Mais attention, c’est quelqu’un d’important malgré tout ; on dit qu’il
est comme ça parce qu’il voit les anges et qu’il leur sourit tout le temps. On
l’aime bien même si parfois, les autres enfants lui font des niches pas
toujours charitables. Mais c’est jamais bien méchant. On raconte même que dans
une petite ville près de Marseille, le ravi, à force de mettre son nez partout
et n’importe où, il a finalement découvert une source d’eau gazeuse qui a fait
la fortune du canton. Alors, les ravis, on en prend bien soin ; on ne sait
jamais ...
L’aîné des Saturnin c’est peut-être pas tout à fait un ravi.
C’est plutôt un enfant rêveur, un peu dans la lune, qui n’écoute que rarement
ce qu’on lui dit. Il y a une seule chose qui l’intéresse, c’est ramasser des
herbes et des fleurs. Malgré ses douze ans, Il sait par coeur tous les sentiers
de la garrigue et des alpages. Et pendant que les autres enfants jouent à
pique-maille, à chat perché ou à tire-pousse, il n’est pas rare de le voir
couché le nez dans l’herbe à regarder on ne sait trop quoi. Monsieur Berthon,
l’instituteur qui par parenthèse nous vient de Lyon, dit qu’un jour, son esprit
s’ouvrira et que si c’est pas sur, c’est quand même peut-être.
En tout cas, on le voit souvent promener dans le village sa
silhouette maigrelette et sa tignasse brune avec un éternel sourire aux lèvres
et une paille entre les dents.
Les parents Saturnin ne savent pas trop quoi en faire. Ils
essayent d’agir en sorte qu’il rate le moins possible l’école de monsieur
Berthon et lui demandent de menus services dont il s’acquitte du mieux qu’il
peut. Et puis surtout, ils lui donnent, comme à leurs autres enfants, tout
l’amour dont ils sont capables. C’est le Bon Dieu qui leur a envoyé un ravi et
ils ne lui en veulent pas.
3
C’est l’hiver à Saint Saturnin. Un des ces hivers rigoureux
et qui s’annonce bien long. Durant plus de trois jours, la neige est tombée
sans discontinuer recouvrant tout d’une épaisse couche blanche qui ne laisse
plus apparaître que les têtes des piquets des haies des chemins et qui étouffe
les bruits de la campagne. On dirait que le village s’est arrondi et s’est
enfoncé encore plus dans le ventre de la montagne.
Ce matin, les nuages bas ont laissé place à un ciel bleu
pâle, tout propre comme les draps qu’on lave aux jours de grande lessives
d’avant la Pâques, et que l’on étend sur les prés. Les fumées des cheminées
montent droit dans un air pur, coupant comme le fil d’un couteau qui serait
passé dans les mains de Fernand le rémouleur. Un renard a laissé des traces
autour du poulailler du père Saturnin. C’est sans doute pour cela que Fifinne,
la chienne berger a aboyé vers les deux heures, dans la nuit.
Mais ce jour n’est pas tout à fait comme les autres : nous
sommes le vingt quatre décembre et cette nuit, c’est la nuit de Noël.
Les hommes se sont levés tôt pour dégager les rues du
village, en particulier l’accès à l’église. On les entend tout en bas, se héler
et s’apostropher en riant. Dans cette saison, les moments de se retrouver sont
rares, et tous en profitent, un peu comme des élèves sortant des salles de
classe au moment de la récréation.
Francine arrange la maison pour la veillée. Aidée de ses
enfants, elle fait le ménage à fond, range la grosse armoire de la grande
salle, entre le bois pour le feu. Comme la famille n’est pas bien riche, ce
soir ils ne feront pas le grand souper comme dans les maisons bourgeoises.
Francine cuira une bonne soupe toute simple mais qui sera suivie tout de même
des treize desserts de la nuit de Noël. Les deux petites filles ont
confectionné des marionnettes avec un peu de papier et des ciseaux ; le cadet
essaie de se rappeler des chants de la nuit de Noël. Et puis, quand son père
rentrera vers midi pour manger une grosse tranche de lard et une assiette de
lentilles, il sera là pour commencer à installer la crèche provençale sur le
grand coffre à linge, près de l’âtre.
Mais il y en a un pour qui ce jour est vraiment important,
c’est l’aîné, le ravi. En effet, c’est lui qui a été choisi par son père pour
aller chercher les santons chez la grand-mère.
Il faut vous dire que dans la famille Saturnin, les santons
de la crèche de Noël sont conservés par l’aïeule tout au long de l’année. Et
c’est le père qui choisit celui des enfants qui aura l’honneur de les apporter
et de les mettre en place dans la crèche. Cette année, Baptiste a longuement
hésité avant de choisir son aîné. Et puis il s’est dit que cela pourrait
récompenser le garçon qui lui paraissait plus attentif ces derniers temps.
Alors, un peu avant dix heures, le ravi a enfilé les grosses
chaussettes en laine bien chaude, chaussé les sabots, passé la grosse veste en
velours brun et s’est emmitouflé dans un grand cache-col tricoté par sa mère.
Puis il a pris le chemin du hameau de Tournemire où vit sa grand-mère, au
milieu des poules et des oies qu’elle continue à élever malgré son âge.
Il n’a jamais été aussi heureux, l’aîné des Saturnin. Le
froid vif lui brûle bien le nez et la gorge, mais le soleil fait étinceler les
branches des arbres. Et surtout, la perspective de rapporter les santons le
comble de bonheur. Et bien sur il sourit, comme toujours. Il rit même, en
enfonçant dans la neige épaisse dès la sortie du village.
Mais, bonne Mère ! J’ai oublié de vous dire que le prénom de
l’aîné des Saturnin c’est ... Saturnin. Il s’appelle donc Saturnin Saturnin de
Saint Saturnin.
4
Le hameau de Tournemire n’est pas si éloigné, mais avec
toute cette neige, il a fallu près de deux heures à Saturnin pour arriver chez
sa grand-mère. Elle était toute heureuse de sa visite, faisant semblant d’être
surprise et de ne plus se rappeler où elle avait bien pu ranger ses fichus
santons. Puis avec une certaine gravité elle lui remit un sac en tissu rouge,
dans lequel elle avait serré les personnages de la crèche.
- En tout il y en a cinquante-trois, lui dit-elle. Prends-en
le plus grand soin, car s’il arrivait quoique ce soit, le malheur s’abattrait
sur la famille pendant toute l’année prochaine. Elle lui servit ensuite un bol
de lait chaud accompagné de tartines de confiture de prunes et le regarda s’en
aller tenant son précieux fardeau d’une main ferme.
Saturnin reprit donc le chemin du village, le cœur léger et
le ventre plein, rêvant de Noël et de plein d’autres choses qui sont le secret
des ravis.
L’après midi était déjà bien avancé quand il arriva non loin
du village, et la luminosité commençait à baisser doucement. Mais Saturnin n’en
avait cure. Il se trouvait sur le grand chemin en pente. Derrière la colline
suivante, il savait qu’il y avait le village enfoui sous la neige. Il en voyait
les fumées monter derrière les arbres décharnés, ombres chinoises se détachant
sur le ciel rose du presque couchant.
Cette pente avait été utilisée par les enfants durant toute
la journée pour faire une piste de glissades et Saturnin ne résista pas. Il se
lança pour une descente grisante sur le chemin bien damé par ses camarades.
Arrivé en bas, il remonta aussitôt pour recommencer, en criant à tue-tête des
mots sans suite. Il effectua ainsi une bonne dizaine de glissades plus
enivrantes les unes que les autres. C’est alors que tout à coup, comme il était
à pleine vitesse, son attention fut attirée par un bruit derrière lui. Il va
pour se retourner, mais ce moment de distraction le déséquilibre et le voilà
qui s’étale de tout son long au bas du chemin.
Saturnin reprend très vite ses esprits pour s’apercevoir que
le sac aux santons s’est ouvert dans sa chute. A quatre pattes dans la neige il
cherche à taton à ramasser les petits personnages. Soudain il se fige et lève
la tête. Tout là haut, au sommet du chemin, une imposante silhouette noire,
bottée et chapeautée gesticule dans sa direction avec une grande canne.
Saturnin est pris d’une vraie terreur ; pour lui c’est le malheur en personne
qui va s’abattre sur sa famille car il a laissé tomber les santons. Il récupère
en vitesse les derniers éparpillés dans la neige et s’enfuit à toute jambe. En
se relevant pourtant, il a juste le temps d’apercevoir la forme qui commence à
descendre vers lui puis qui, dans un geste bizarre, tombe sur le dos, chapeau
d’un côté et canne de l’autre, vociférant et pestant contre la graine de
bandits de grand chemin qui a rendu cette portion de route aussi glissante.
Saturnin soufflant et tremblant passe le haut de la colline
et se hâte du mieux qu’il peut jusqu’à la maison familiale. Rouge, la veste de
travers, le cache-col en bataille, il entre dans la grande pièce où la chaleur
du feu dans l’âtre le saisit. Il pose tout penaud son chargement sur la table.
Son père qui ne s’est semble-t-il aperçu de rien, se lève et ouvre
cérémonieusement le sac devant toute la famille réunie.
Sur le grand coffre à linge la crèche est prête : une
paillote avec du rocher en papier tout autour, du foin, du coton pour imiter la
neige, des branches de pin et de houx et des maisons en pierres et en mousse
ramassées au bord des chemins par son père tout au long de l’année. Peu à peu
les santons vont rejouer leur rôle ancestral et assister au mystère de la
nativité.
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Crèche provençale |
5
- Il en manque ! La voix puissante de son père vient de
tonner.
- Il en manque ; il manque des santons ! Baptiste refait le
tour des personnages en marmonnant :
- Le rémouleur, le meunier ... hmmmmm ... le curé, les
bergers ... hmmmm ... les moutons, les rois mages ... hmmmm ... Mon Dieu il
manque le bœuf, l’âne et surtout, continue le père d’une voix tremblante,
surtout, il manque le Jésus.
La maison s’écroulant sur les épaules de Saturnin aurait
produit moins d’effet. Le pauvre enfant est devenu blanc ; il tremble, debout
en face de son père. La main large s’élève mais devant le visage suppliant de
Francine et la mine défaite de son fils, il suspend son geste.
Alors il s’assoit devant lui et le saisissant par les
épaules :
- Mon fils, je t’avais confié cette mission si importante
d’aller chercher les santons de la crèche de Noël. Je croyais que l’on pouvait
te faire confiance. Tu me déçois et je suis triste à cause de toi. Triste et
malheureux. Pour la première fois, notre belle crèche sera orpheline de
l’enfant Jésus. Marie et Joseph vont attendre toute la nuit, les mains ouvertes
en face d’un berceau vide. Et le malheur va nous poursuivre toute l’année qui
vient.
Sa voix est grave et fatiguée et Saturnin est encore plus
impressionné par la colère rentrée de son père. Il aurait presque préféré
l’entendre crier, prendre une ou deux gifles bien sonores, de celles qui vous
laissent à moitié sourd pendant quelques minutes. Mais cette froideur le
désespère encore plus. Debout, les bras ballant, il ne peut empêcher les larmes
de couler sur ses joues. Le silence s’est établi dans la maisonnée, troublé par
les seuls sanglots de son frère et de ses sœurs à qui il vient un peu de voler
leur Noël.
- Saturnin, continue son père, tu viendras avec nous à la
messe de minuit. Mais je ne veux pas t’entendre chanter les chants de Noël car
tu ne le mérites pas. Ensuite, tu ne mangeras pas les treize desserts et après
la soupe, tu te coucheras dans l’étable, dans la paille avec les deux vaches.
C’est là ta place. Et pourtant, tu auras encore moins froid que l’enfant Jésus
que tu as laissé tomber dans la neige cet après-midi.
6
Sur le chemin de l’église, dans la nuit étoilée, la famille
Saturnin ne prononce pas un seul mot. Le père marche devant, portant la
lanterne, suivi de la mère et des trois petits. En arrière, Saturnin marche la
tête basse, pleurant à chaudes larmes. La punition que lui inflige son père est
terrible, mais au fond de lui, il sait qu’il l’a méritée. Ce qui lui fait le
plus mal, c’est d’avoir gâché le Noël de tout le monde, de n’avoir pas été
digne de la confiance que son père avait mise en lui et de l’avoir déçu. Et
puis, il avait tant envie de chanter les chants de la messe de minuit, qu’il
avait réussi à apprendre par cœur avec opiniâtreté, durant toute l’année.
Il se mit derrière un pilier et resta à genou pendant toute
la durée de la cérémonie. Il entendit à peine Monsieur le Marquis entonner le
Minuit Chrétien. Il ne vit pas la procession des enfants de chœur porter
l’enfant Jésus dans la grande crèche de Monsieur le Curé. Il n’entendit pas
d’avantage les autres cantiques.
De tout son cœur, Saturnin priait, priait. Oh Il ne priait
pas pour lui. Mais il demandait au Bon Dieu de protéger sa famille du malheur
et surtout, il Lui demandait de faire en sorte que l’enfant Jésus perdu dans la
neige, en bas du grand chemin en pente n’est pas trop froid. Il souhaitait tant
que le bœuf et l’âne perdus eux aussi, le retrouvent et le couvrent de leur
haleine tiède pour le protéger.
La fin de la messe intervint sur un dernier chant entonné à
pleine voix par la foule des fidèles heureux. Saturnin priait toujours à genou
derrière son pilier. Il fallut que son père vienne le tirer par la manche pour
qu’il lève la tête et qu’il croise son regard triste, faisant redoubler ses pleurs.
Pourtant, Baptiste avait regardé à plusieurs reprises du
coin de l’œil son fils et avait été impressionné par son chagrin et son
repentir sincère.
Mais jamais il ne lèverait la punition. Ce qui était dit,
était dit.
7
Après avoir salué les amis du village sur le seuil de
l’église et leur avoir souhaité un bon Noël, la famille Saturnin reprit le
chemin de la maison, aussi tristement qu’à l’aller.
C’est la mère qui entra la première dans la chaumière.
- Tiens, avec toutes ces émotions, j’ai oublié de fermer la porte
en partant tout à l’heure, dit-elle. Puis elle poussa un grand « Oooh! » et
resta interdite sur le pas de la porte.
Tous se pressèrent autour d’elle pour apercevoir, sous la
lumière rougeoyante des flammes dansant dans l’âtre, l’Enfant Jésus, le bœuf
et l’âne, installés tout naturellement au centre de la paillote.
Baptiste qui était un homme simple, trouva immédiatement une
explication simple. Il se tourna vers son aîné : - mon fils, je t’ai observé
durant toute la messe. Ton chagrin et tes remords étaient bien réels. Je crois
que tes prières ont atteint le Bon Dieu en cette nuit de Noël et qu’il a sans
doute fait un petit miracle. Et comme je ne veux pas être plus méchant que le
Bon Dieu, je lève la punition.
Ils s’agenouillèrent devant la crèche où Jésus semblait
sourire et ils entonnèrent «il est né le divin enfant » en action de grâce.
Puis il se levèrent et s’avancèrent vers la table de la grande salle recouverte
des treize desserts de Noël.
Saturnin riait et pleurait à la fois, serrant son père et sa
mère, puis son frère et ses deux petites sœurs. Tout le monde était heureux et
ils se mirent à table de bon cœur.
Ils étaient en train de déguster les bonnes dattes de Noël
lorsque des coups violents furent frappés à la porte. La mère se dressa
surprise, mais ce fut le père qui se décida à aller ouvrir. Dans l’encadrement
de la porte se dessina une imposante silhouette chapeautée et bottée.
Saturnin se sentit presque défaillir. Il venait de
reconnaître l’homme qui était tombé sur sa piste de glissade, tout à l’heure.
- Monsieur Saturnin, c’est bien ici ?» dit l’homme d’une
voix grave.
- Oui, répondit timidement Baptiste. Mais entrez Monsieur,
il fait si froid dehors.
L’homme s’avança jusqu’à la cheminée découvrant un visage
rougi par le froid où pétillaient des yeux noirs. Un menton, volontaire et des
favoris grisonnant lui donnaient l’air d’un « monsieur bien ». En passant
devant Saturnin, il le dévisagea avec un air malicieux.
L’homme se campa devant l’âtre, réchauffa ses mains en présentant
les paumes aux flammes, puis se retournant vers la famille étonnée commença à
parler :
- Je vais vous dire pourquoi je viens vous voir à un moment
aussi inopportun. Mais laissez-moi d’abord me présenter. Je m’appelle César
Bastagoule ; je suis le frère du curé du village et je suis médecin à
Marseille. Il laissa un temps, comme pour juger de l’effet produit sur
l’auditoire. Au mot de médecin, un silence respectueux s’était établi.
César Bastagoule partit d’un grand rire :
- Ne soyez pas impressionnés, allez. Ma spécialité c’est de
soigner à l’aide des plantes. Et c’est un peu à cause de ma passion pour les
simples, les tisanes et les onguents que je suis ici. Voilà : je me rendais
hier auprès de mon frère pour passer la veillée de Noël. La neige tombée en
abondance interdisant à la diligence de Sisteron d’aller jusqu’au village, elle
m’a laissé à plusieurs lieues d’ici vers le croisement de la route qui mène à
Forcalquier. Je me dis : César, il va falloir marcher ; et je me mets
à avancer. Après bien deux heures de peine, j’arrive juste en haut d’un grand
chemin en pente. Je m’engage tranquillement et je m’aperçois que la neige a été
tassée par des petits chenapans pour en faire une piste à glissades.
Je me dis
- mon Dieu, c’est bien ma chance ; avec le jour qui tombe
bientôt ; si au moins il y avait âme qui vive pour m’aider un peu. C’est alors
que je vois, tout en bas du chemin, un gamin en train de faire des glissades.
Le petit a du s’en doute m’entendre car il se retourne et patatras tombe le nez
dans la neige en lâchant un grand sac en tissu. Je me dis « tiens, ce galopin
pourra m’aider à descendre ; ça lui apprendra ! Je l’appelle, mais au lieu de
répondre, il se dépêche à ramasser ce qui devait être dans le sac. Pendant ce
temps, j’avais commencé ma descente en pestant et en m’aidant avec la canne. Et
comme le petit lève le nez, voila que je pars dans un grand vol plané et que je
me retrouve chapeau d’un coté, canne de l’autre à dégringoler sur le derrière.
J’ai du lui faire sacrément peur car il s’est mis à détaler aussi vite que la
neige le lui permettait.
A cet instant de son récit, le docteur se retourna vers
Saturnin, toujours pétrifié :
- dis donc jeune homme, je crois bien que c’est toi, le
garçon du chemin en pente !
Saturnin marmonna un « oui monsieur » et se remit à pleurer,
pensant que son père ne lui pardonnerait jamais d’avoir fait tomber un
personnage aussi important.
- Et bien tu vois mon bonhomme, il va falloir que je te
remercie !
8
Incrédule, tout le monde se regardait en attendant la suite
de l’histoire. César Bastagoule mit à profit ce moment de silence pour sortir
une pipe de sa redingote et une blague à tabac. Quelques instants plus tard,
après en avoir attisé le fourneau avec un brandon pris au feu de la cheminée,
tout environné de la fumée blanche de la première bouffée, il continua son
histoire.
- Imaginez-vous qu’en tombant ainsi, j’ai dévié un peu du
chemin et ai terminé ma course dans le petit champ, à gauche. Le temps de
reprendre mes esprits, de récupérer mon chapeau, je découvre alors que ma canne
s’est plantée dans un buisson que ma chute avait débarrassé en partie de la
neige qui le recouvrait. Et bien, croyez-moi si vous le voulez, mais ce buisson
de rien du tout, c’était en fait une touffe de Sarothamnus romanus genensis.
- Vous pensez bien que je n’en ai pas cru mes yeux. A l’aide
de ma canne j’ai écarté le plus possible la neige, pour m’apercevoir que sans
doute tout le pré en était recouvert.
Le regard complètement ahuri de ses interlocuteurs fit
sourire le docteur Bastagoule.
- Pardonnez-moi mes bons amis, je fais comme si tout le
monde savait. Laissez moi vous dire que cette plante est très rare et que je
suis persuadé qu’elle peut être d’un grand secours dans le traitement et dans
la prévention de certaines affections pulmonaires. Ce qui est incroyable c’est
qu’elle ne pousse que sous certaine condition d’exposition au soleil, de
qualité du sol et que ce pré, à gauche du chemin en pente doit remplir toutes
ces conditions. »
- Alors, poursuit-il, dès que je suis arrivé chez mon frère
le curé, je me suis enquis de savoir à qui appartenait ce lopin de terre. Il
m’a assuré qu’il était votre propriété, Monsieur Saturnin. Est-ce vrai ?
Baptiste Saturnin, qui se tenait toujours debout devant la grande
table de Noël, et qui avait pris par habitude sa casquette dans les mains,
confirma. Ce petit pré qui était son seul bien, lui venait de son père, qui lui
même le tenait de son père. Il n’avait jamais réussi à cultiver quoique ce
soit, car toujours cette herbe drue repoussait. Il avait finalement renoncé et
pensait s’en défaire au printemps, d’autant plus que Monsieur le Marquis lui en
avait proposé un bon prix.
- N’en faites rien, malheureux ! S’exclama le docteur. Le
but de ma visite est aussi de vous demander l’autorisation de revenir au début
du printemps, avec mes étudiants, pour faire des analyses complètes de ce que
j’ai trouvé. Si j’ai raison, et je suis sûr d’avoir raison, ajoute-t-il dans un
sourire, votre fortune est faite, Monsieur Saturnin… Allez, je vais vous
laissez finir votre veillée de Noël tous ensemble. Il jeta un regard circulaire
:
- vous avez une bien belle famille et de beaux enfants, Madame Saturnin, ajouta la docteur en s’adressant à Francine qui rougit jusqu’aux oreilles.
- vous avez une bien belle famille et de beaux enfants, Madame Saturnin, ajouta la docteur en s’adressant à Francine qui rougit jusqu’aux oreilles.
Il se leva, déplia son imposante stature, repris sa canne et
son chapeau et en passant devant Saturnin il passa sa main dans ses cheveux.
- Pour te remercier mon bonhomme, et si ton père le veut
bien, je t’emmènerai faire les relevés avec mes assistants. Le curé m’a dit que
tu aimais les plantes et que tu connaissais bien la région. Je suis sur que tu
pourras m’être utile.
Saturnin ne savait plus où se mettre. Il se remit à pleurer,
fit oui de la tête et se tourna vers son père pour découvrir un bon sourire où
on pouvait lire comme de la fierté.
Comme il allait partir, le docteur Bastagoule s’arrêta sur
le seuil de la chaumière :
- A propos, je suis venu tout à l’heure, juste avant la
messe de minuit, mais vous étiez déjà partis. Comme la porte était ouverte, je
me suis permis d’entrer. J’ai placé dans la crèche le boeuf, l’âne et l’enfant
Jésus que j’avais trouvés en remuant la neige, en bas du chemin en pente… Allez,
bon Noël et à l’année prochaine !
César Bastagoule, sortit et s’enfonça dans la nuit étoilée
pour rejoindre la cure où l’attendait son frère, le curé de Saint Saturnin, qui
se languissait de commencer le souper de Noël.
Epilogue
Le docteur Bastagoule revint, ainsi qu’il l’avait promis, au
début d’Avril. Toute la neige avait fondue depuis longtemps et la campagne
frémissait de bonheur. Dans les maisons, on avait sorti les grandes lessiveuses
pour laver tout le linge de l’hiver. Les hommes parlaient beaucoup et les
femmes riaient un peu plus fort qu’à l’accoutumée. La Pâques approchait ; on
allait étrenner le nouveau costume.
Comme prévu, ils trouvèrent dans le petit bout de terrain du
Baptiste Saturnin une grande quantité de cette plante si importante, et la
qualité du sol allait leur permettre d’en cultiver bien d’autres.
Mais ce qui n’était pas prévu, c’est que Saturnin, que
l’équipe d’herboristes avait emmené, fidèle ainsi à la promesse de la nuit de
Noël, allait considérablement changer. César Bastagoule avait sans doute trouvé
les mots qu’il fallait, et son amour de la nature aidant, il s’était éveillé.
Et comme l’avait prédit Monsieur Berthon l’instituteur, qui bien que venant de
Lyon n’avait pas toujours tort, l’esprit de Saturnin s’était ouvert. Il s’était
même si bien ouvert qu’à la fin de l’année scolaire Saturnin était un des
premiers de la classe.
Monsieur Berthon demanda à Baptiste s’il ne voyait pas un
inconvénient à ce qu’il aille poursuivre l’école à Sisteron, et comme le
docteur Bastagoule payait suffisamment le droit de cultiver le bout de pré à
gauche du chemin en pente, Baptiste accepta sans trop se faire prier.
Saturnin partit à Sisteron puis à Marseille où il fit des
études de médecine à la faculté. Il réussit brillamment et tout naturellement
se spécialisa dans l’herboristerie.
Ce fut un bon docteur qui découvrit dans les plantes des
principes qui permirent d’enrayer certaines maladies dont souffraient les
petites gens des vieux quartiers insalubres de la ville. Et c’est ainsi que Saturnin
Saturnin de Saint Saturnin arriva à combattre, et c’est un comble, le ...
saturnisme.
Il fit le bonheur de sa famille, et la fierté du village.
Mais jamais il n’oubliera cette nuit de Noël où le vrai miracle n’était pas
celui que l’on avait cru. Cette nuit de Noël qui changea le destin du petit Ravi de Saint
Saturnin, en haute Provence.
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