Quelques mots.
De ceux qu’on entend dans les rues au hasard d'un
angle où gémit le vent d'hiver, ou sous une porte cochère, murmurés par deux
ombres enlacées. Elle est morte il y a deux ou trois jours, au bout d'un âge
sans âge.
- Elle n'a pas souffert, à ce qui paraît.
Qui peut le dire ça « elle n'a pas souffert » ?
L'épicier d'en bas où elle allait chercher ses œufs pour le gâteau du dimanche,
le quatre-quarts qu'elle partageait avec une amie, ou avec elle-même, et
qu'elle gardait pour le café du lendemain matin, et puis celui du surlendemain.
Il est un peu sec, qu'elle disait, mais trempé dans le café ça va bien, elle
disait. Qu'est-ce qu'il en sait l'épicier avec son froc froissé et pas
très clean ? Lui, il comptait sou par sou pour rendre la monnaie alors qu'il
voyait bien qu'elle n'en avait pas beaucoup des sous, avec sa botte de poireaux
qui dépassait de son cabas sans forme et son manteau en ratine beige, sale de
trop porter. Mais l'épicier il a sa mentalité d'épicier. Il sait pas faire
autrement, l'épicier. Sinon comment voulez-vous qu'on s'en sorte, hein ?
Alors elle lui en voulait pas au fond. Ni aux
autres qui la regardaient pas, ou alors par le judas de leur porte palière
quand elle montait un truc trop lourd et qu'elle s'arrêtait à chaque étage pour
souffler. Ils lorgnaient pour voir qui c'était qui soufflait dans l'escalier.
Et puis quand ils avaient vu que c'était elle, alors ils retournaient à leur
télé en haussant les épaules, ou à leurs haricots à effiler, ou à utiliser le vide
pomme pour la tatin du dimanche. "C'est la catherinette", qu'ils
disaient à leur femme ou à leur mari en regagnant leur cuisine. Et ils échangeaient
un regard torve et un mauvais sourire. Ils sont comme ça les gens. Pas
méchants, mais pas bons non plus. Ordinaires. Humains comme la vie, pleins de
ressentiments, de jalousie, de petites mesquineries et de temps en temps d’un
peu de lumière comme le rire d’un enfant qui n’a pas encore découvert les
malveillances et les rancunes de la franche camaraderie.
Quelques mots qu’on ne lui a pas dits à elle, la
catherinette, qui s’appelait Jeanine.
Mais personne ne savait son prénom, dans cet
immeuble de rapport qui donnait sur la voie ferrée, par l’arrière-cour. Jeanine
aimait bien regarder passer les trains depuis ses deux fenêtres. Il y avait
deux voies. Une allant vers l’est, elle disait vers l’Allemagne, l’autre vers
l’ouest, vers la Bretagne. La première lui avait pris son père à cause du STO.
La seconde lui avait pris sa vie, à cause de rien, à cause de la vie.
Quarante ans auparavant, elle était
partie avec Monique, sa sœur, pour ses premières vacances d'après la
guerre. Dans une petite ville du bord de l’océan d’où l’on pouvait voir la
statue de la liberté en se penchant un peu et par temps clair. C’était ce que
leur avait dit le fils du patron de l’hôtel qui les avait accueillies derrière
son comptoir, avec son beau sourire et ses cheveux bruns. Le soir il les avait
accompagnées sur la plage, les pieds nus sur le sable. Il avait pris sa guitare
et avait chanté pour elles, avec le pinceau du phare qui venait régulièrement
lécher leur visage et les flonflons que la brise de terre apportait par à-coups
depuis le bar ouvert sur le quai derrière. C’était l’année de ses vingt-cinq
ans. Sa sœur en comptait trois de moins. Elle l’aimait bien Yves, le fils du
patron de l’hôtel. Il était gentil et doux et pas trop bête. A la vérité elle
l’aimait tout court. Lui regardait plus sa sœur, plus délurée avec ses yeux
verts et son fichu qu’elle laissait glisser sur ses épaules rondes. Il rêvait
d’être amiral ou vice-amiral dans la marine nationale, ou de partir aux
Etats Unis. Avec un vieux bidon, Yves avait fait un brasero et grillé quelques
saucisses et merguez, qu’elles n’avaient jamais goûtées auparavant
Durant leur séjour, le comité des fêtes avait
organisé le concours des « catherinettes de l’été » pour animer un peu la
station. Il fallait juste avoir vingt-cinq ans dans l’année et oser monter sur
une scène de fortune pour dire qui on est et comment on imagine son futur mari.
Yves et sa sœur l’avait poussée à se présenter. Elle avait cédé, comme
d’habitude. Elle avait confectionné un chapeau vert et jaune avec des fleurs en
papier et des cerises bien rouges, avait écrit un poème qui parlait d’amour, de
fleurs et aussi de chrysanthème, ses fleurs préférées. Elle avait mis sa
jolie robe vichy rose serrée à la taille.
C’est elle qui avait été élue. Elle avait
gagné le tour des îles en bateau et des matriochkas entrant les unes
dans les autres. Elle y était allée avec Yves, parce que sa sœur est malade sur
l’eau. Il lui avait dit que son brai rêve était de partir en Amérique
pour faire fortune. Il lui avait dit encore qu’il était amoureux de Monique et
qu'elle était aussi amoureuse de lui.
Il lui avait dit qu’elle était si jolie et
qu’elle allait trouver chaussure à son pied. Jeanine avait dit oui en
regardant l’horizon et en laissant le vent sécher ses larmes. A la fin du
séjour, elle était rentrée seule, sans les mots qu’elle attendait.
Quand elle emménagea dans l’immeuble de la voie
ferrée, elle avait plein de cartons, de valises et de bidules entassés
sur le trottoir. Le jeune homme qui habitait tout en haut dans une chambre de
bonne et qui était professeur de piano avait été le seul à l’aider. Les autres
regardaient par leurs fenêtres. Le chapeau de catherinette était tombé d’un sac
et était resté un peu sur le bord de la rue. Ça les avait amusés de voir agiter
ses rubans jaunes quand une voiture passait un peu trop près. C'est ainsi
qu'elle était devenue "la catherinette". Un jour le jeune homme
l’avait invitée à un petit concert et lui avait présenté son ami, un beau
garçon un peu plus âgé que lui.
Depuis, elle regardait passer les trains et
écoutait les arpèges qui s’envolaient dans la cage d’escalier ou par le
vasistas ouvert des soirs d’été. Elle rêvait encore d’amour et de prince
charmant. Mais dans le bureau de poste où elle travaillait, il n’y avait ni
amour ni prince. Il y avait la vie qui se traîne, les vacheries quotidiennes,
les clients râleurs et les pots de départ.
Pour le sien, elle avait eu un gros bouquet de
fleurs, un bon d’achat à la Samaritaine, un cadre avec la photo de ses
collègues et une espèce de diplôme de bonne employée, encadré lui aussi. Avec
le bon, elle avait acheté un robot ménager qui lui faisait penser à son
bureau à chaque fois qu’elle l’utilisait. Du coup elle s’en servait de
moins en moins. Les cadres avaient fini dans la cave et les fleurs avaient
séché sur le coin de l’armoire de sa chambre.
Au début Yves et Monique venaient de temps en
temps avec leurs mioches qui courraient en criant dans les escaliers, ou dans
la cour. Ils lui racontaient l’hôtel, les clients bizarres, et leurs problèmes
de personnel si difficile à trouver. Puis ils ont espacé leurs visites.
"Tu comprends, on a fait une extension, il y a plus de chambres et puis on
a fait un restaurant, alors tu comprends, c’est du boulot tout ça. Toi t’es
fonctionnaire, mais pas nous, tu comprends. On peut pas laisser l’établissement
seul trop longtemps" … Et puis ils sont plus venus.
Un matin on a sonné en bas, à l’interphone tout
neuf, même qu’elle savait plus comment ça marchait et qu’il a fallu qu’elle
descende ouvrir. C’était Monique. Seule. Yves avait tout plaqué pour partir en
Amérique. Mais ça allait quand même. De toute façon ils s’aimaient plus.
"Tu connais pas les hommes, toi. T’as bien de la chance" ... Leur
ainé avait fini ses études en commerce et avait des projets avec un espace
thalasso. "Tu sais, thalasso ?" Elle avait fait oui bien sûr, et
quand Monique était partie elle était allée chercher dans les magazines de
voyages auxquels elle était abonnée, ce que c’était que thalasso, parce qu’elle
se souvenait avoir vu ce mot là quelque part.
Elle est morte il y a deux ou trois jours sans
doute, a dit le policier. La porte de son appartement était restée entrouverte.
Un voisin a finalement été voir, intrigué. Il l’a trouvée, couchée dans son
lit, en habit du dimanche, avec le chapeau de catherinette à ses pieds et une
croix en bois entre les doigts. La main devant le nez, il a ouvert la fenêtre
juste quand le train de Brest passait, et puis il a appelé les pompiers. Posée
sur son cœur il y avait une lettre venue des Etats Unis.
Quelques mots. "Chère Jeanine. J’ai quitté
ta sœur. Je n’en pouvais plus. Je vais essayer de réaliser un peu de mon rêve
d’Amérique. Tu sais, je te l’ai jamais dit, mais quand vous êtes arrivées dans
l’hôtel de mon père, il y a bien longtemps, c’est toi que j’ai vue la première.
Mais Monique a bien su s’y prendre et moi, je l’ai laissée faire. Jeanine, en
réalité je crois bien que c’est toi que j’aimais vraiment et que j'aime encore.
Yves" ...
Jeanine a lu la lettre. Puis elle s’est habillée
le mieux possible, a avalé un tube entier de barbiturique et s’est allongée sur
son lit.
Je t’aime. Quelques mots. Ceux qu’elle avait
attendus toute sa vie.
Elle avait laissé des instructions pour ses
funérailles. Elle voulait être enterrée avec la lettre. C’est sa sœur qui s’est
chargée de tout. Quand elle l’a lue, elle l’a déchirée et jetée à la poubelle.
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