mercredi 8 février 2017

Sacré Boris


Un matin il fallut se rendre à l'évidence : le temps avait bel et bien disparu.

Avec une étonnante capacité de réaction, l’ensemble des gouvernements du monde dépêchèrent leurs meilleurs scientifiques pour tenter de comprendre le phénomène. L’univers était en danger de mort, croyait-on, et la race humaine se devait de le sauver. Non pas que l’univers eut été la préoccupation première de ces dernières décennies, mais bien plutôt parce que la disparition probable des hommes à la surface de la terre était une idée insupportable pour la plupart d’entre eux.

Bien entendu, de multiples catastrophes eurent lieu à peu près partout, mais essentiellement dans le domaine des transports. Les horaires n’existant plus, on imagine aisément l’incroyable pagaille et l’imbroglio dans l’organisation minutée des échanges terrestres, maritimes et aériens.

On enterra les morts, on érigea des chapelles ardentes, on lança des milliers de fleurs dans la mer, on indemnisa au plus juste les familles des victimes, puis tout s’arrêta. Tous étaient suspendus aux télévisions du monde entier qui continuaient leurs émissions ad libitum et dans un désordre qui n’étonnait plus personne. Tous attendaient la raison de la disparition brutale du temps et, surtout, le remède que les savants allaient forcément imaginer. Ceux-ci avaient mis énormément de temps pour initier leur travail commun, car afin d’éviter tout dommage irréparable, il avait fallu organiser des téléréunions reliées par satellites, ces derniers étant apparemment les seuls outils de communication fonctionnant encore comme avant.

Il s’avéra bien vite que la terre continuait de tourner à un rythme normal et que, partant, la disjonction du temps n’était pas due à une interruption du cycle des planètes. Cette constatation rassura tout le monde mais n’étonna personne, car on avait bien remarqué que l’alternance des jours et des nuits avait perduré. Ce qui d’ailleurs, laissait perplexe la communauté savante : le temps n’était donc pas lié à l’interaction des planètes, des galaxies et des systèmes stellaires puisque celle-ci existait alors que le temps lui-même n’existait plus. Aucune horloge, pendule, montre n’indiquait quoique ce soit, et pire, l'oscillation du cristal de quartz s’était interrompue également.

On décréta que l’urgence était de retrouver un nouveau référentiel universel suffisamment fiable pour que tous s’y rattache et assez consensuel pour ne fâcher personne. Il fallait recréer artificiellement le temps, ou au moins une matérialisation de son écoulement, si tant est qu’il s’écoulât (seculorum rajoutaient certains plaisantins de mauvais aloi). On entendit même que le temps était une invention humaine, qu’il n’avait jamais existé et que Dieu punissait les hommes par son interruption. Il fallut répondre que Dieu, fut-il tout puissant, ne pouvait interrompre une chose qui n’existait pas auparavant. On rajouta qu’Il serait bien avisé, au passage, de se manifester le plus rapidement possible.

Par ailleurs, on se rendit très vite compte de l’aspect culturel du temps. Le temps des Inuits ou des peuplades de Bornéo est bien différent de celui des traders de la City, des ermites du désert ou des amants longeant les quais à la tombée du jour. La question était terriblement ardue.

Les religions s’emparèrent du sujet arguant que l’éternité était de leur ressort et que les rites conventuels parfaitement maîtrisés depuis des siècles, pourraient devenir le temps universel. Les monastères chrétiens, les lamaseries tibétaines, les muezzins de tout poil et quelques animistes se mirent à sonner les cloches, tourner les moulins à prière, crier en haut des minarets et sacrifier les poulets à heures fixes, se fiant à leurs habitudes pour respecter le rythme séculaire. Ce fut une sacrée cacophonie. Personne ne put s’accorder et les religieux abandonnèrent le terrain se contentant de prier plus ardemment encore, mais à heures plus ou moins aléatoires, pour le salut des hommes.

Les militaires prirent aussitôt la parole : nos armées savent défiler au pas de façon régulière et parfaite. Choisissons une armée d’élite et faisons marcher à une fréquence idéale des hommes se relayant éternellement. Les américains, les européens, les chinois, la garde républicaine et la compagnie royale britannique affirmèrent qu’ils étaient les meilleurs pour avoir l’honneur de donner le temps aux hommes. Une guerre universelle fut évitée de justesse. Les politiques reprirent heureusement la main avant le grand embrasement.

Alors un homme que personne jusque-là ne connaissait, se leva et dit : un seul langage est universel et peut être compris par tous. Ce langage est la Musique. On le traita de vieux fou, puis on réfléchit. L’idée était peut-être la bonne. On demanda à plusieurs compositeurs d’écrire une œuvre dont la durée serait celle de la révolution d’un point fixe de la terre. On choisit un village d’Amérique latine situé précisément sur l’équateur. L’unanimité se fit autour de cette idée, si ce n’est la colère des citoyens de Greenwich qui perdaient ainsi leur principale raison d’exister.

L’œuvre devait se diviser en vingt-quatre opus de durée égale, reprenant vingt-quatre styles de musique de toutes origines. Les artistes s’entendirent à merveille et bientôt le temps avait son opéra universel. Il fallut affiner les réglages, préciser les tempos, répéter des jours durant avec les plus grands instrumentistes du moment pour atteindre la perfection. Enfin, comme le soleil pointait à l’horizon du village choisi, l’orchestre entama la première mesure du premier opus. Lorsque le soleil disparut à l‘opposé, la dernière mesure du douzième opus s’achevait aussitôt suivie de la première du treizième. A l’instant même de sa réapparition, la dernière mesure du vingt-quatrième morceau retentissait. Devant la difficulté à rassembler une nouvelle fois la totalité des exécutants, on avait procédé à un enregistrement unique et en tout point remarquable. Une émission universelle fut programmée pour lancer le nouveau temps humain. L'œuvre ainsi réalisée devait être diffusée en permanence dans le monde entier. Chaque point du globe se calant sur les anciens fuseaux horaires pouvait, en référence à l'heure équatoriale, déterminer alors quelle heure précise il était à tel ou tel moment de la journée. Il serait bien temps par la suite d'inventer une machine l'intégrant et appelée à remplacer les moyens de compter (ou de décompter) le temps.

Après une longue période de tractation en tout genre quant à l’étiquette et à la place qui devait être réservée à chacun, tous les chefs d’état étaient présents, heureux et fiers d’avoir abouti à une solution idéale. Un grand nombre de membres des gouvernements étaient aussi de la fête ainsi que tous les présidents des plus grandes sociétés qui comptaient dans le monde des finances, du commerce et de la consommation, impatients d’être associés à cette œuvre colossale. Dans le grand opéra de Pékin, lieu le plus stratégique du nouvel ordre mondial, ils se tenaient symboliquement la main pour montrer la formidable solidarité qui avait été la colonne vertébrale indispensable à la réussite de cette gigantesque organisation. Devant les peuples massés au pied des écrans géants répartis sur toute la planète, le monde allait enfin recommencer à vivre. La majorité des téléspectateurs se disaient cependant, sans oser l'avouer face à la pensée unique qui prévalait, qu’ils avaient plutôt, pas si mal vécu cette absence de temps.

Dans le silence qui précédait la première note, alors que chacun retenait sa respiration, ont cru percevoir un étrange tic-tac. Rien ne se passa entre les tics et les tacs. Néanmoins, certains s’agitèrent, des têtes se retournèrent, des regards interrogatifs se croisèrent. Le bruit du tic-tac s’interrompit puis une monstrueuse déflagration anéantit d’un seul coup tous les maîtres du monde.

Incrédules d’abord, les peuples poussèrent une immense clameur de joie et une fête universelle et spontanée anima la planète plusieurs jours durant. Peu après l’explosion, les pendules, montres et horloges de l’univers reprirent leur ronde régulière.

Quelque part du côté de Saint Germain des Prés, dans un Paris en liesse, une ombre dit à une autre :
- et bien Tonton, tu as bien réussi ton coup cette fois. L’idée de la musique était vraiment géniale. Ce à quoi l’autre ombre répondit :

- sacré Boris. Au fond c’était assez facile. Allez viens on va danser le bop. N’oublie pas ta trompette.

Histoire inspiré par la chanson : « la java des bombes atomique »


jeudi 5 janvier 2017

Une habitude verrière

Les verres sont descendus du buffet, puis ils ont défilé en rang sur le plancher. Leur chef, un magnifique verre alsacien de Saint Louis, marchait devant. A l’arrière garde, une cohorte de flutes et de coupes de champagne se racontaient quelques aventures guerrières, à voix basse. Quelques rires clairs brisaient le silence de la troupe.
L’armée se divisa en deux ; une partie investit le salon, l’autre la salle à manger. Quelques autres, faisant partie d’une unité d’élite, glissèrent silencieusement dans la cuisine. Puis le cortège s’arrêta obéissant à l’ordre de Saint Louis.

Nous, nous attendions calmement, amis et famille en grand apparat autour des petites tables du salon. On ressentit une certaine tension, puis les verres se tendirent et sautèrent sur les plateaux et sur la table du repas. Nous nous sommes tous levés et nous avons applaudi l’armée de cristal. Ils nous ont salué et Saint Louis a demandé qu’ils soient tous remplis. Ce qui fut fait : Gewürtztraminer, Saint Joseph, Condrieu, Chianti classico, Pouilly Fuissé, Dom Perignon … et même les verres sans pied qui avaient roulé, puis bondi sur les tables ont goûté un whisky japonais de grande réserve.

Cette aventure se répète depuis toujours dans la famille, pour Noël et le réveillon du jour de l’an. La nuit est surprenante et je suppose que lorsque tout le monde est parti et que nous allons nous coucher, les verres à pied racontent des anecdotes que les humains ne peuvent pas comprendre

Le Général


jeudi 22 décembre 2016

Le Noël du Ravi


La montagne de Lure
1

Je vais vous raconter une histoire qui se déroule il y a bien longtemps, dans le beau pays de Provence. Oh, pas la Provence des abords de Marseille, ni celle tout aussi bruyante des environs de Toulon. Non ; dans la Provence de ce que l’on appelle l’arrière-pays. Mais un arrière-pays éloigné, perdu, presque dans la montagne. Ce n’est pas tout à fait la Provence de Monsieur Pagnol, ni celle si bien peinte par Monsieur Cézanne au flanc de la montagne Sainte Victoire. Elle ressemble d’avantage au pays de Monsieur Giono, à la fois très rude et très belle.

Il était une fois un modeste village qui s’appelait Saint Saturnin. C’est un petit bourg, niché dans un repli de colline, au pied de la montagne de Lure. Il compte quelques maisons en pierre blanches groupées autour de l’église au clocher surmonté d’un campanile ajouré où l’on peut admirer deux belles cloches, bien brillantes. Tout près se trouve la mairie qui abrite aussi l’école des filles à droite et des garçons à gauche. Juste en face c’est le magasin de l’Honorine qui n’a pas la langue dans sa poche et qui sait tout ce qui se passe dans le village. Elle tient une espèce d’épicerie, tabac, journaux, commerce d’articles ménagers et buvette. On l’entend souvent parler haut avec son voisin le boulanger qui fait un pain si bon qu’on vient en chercher de tous les villages environnants.

En été, c’est un enchantement : les forêts de chênes verts, les étendues d’oliviers, la garrigue bruissent en permanence du chant des cigales.
Le soleil tape fort, mais sur la petite place à l’ombre des platanes, les vieux du village se retrouvent pour regarder la jeunesse et se raconter leurs souvenirs. Souvent le curé, le père Bastagoule les rejoint pour partager le fromage de chèvre sur le muret de pierres sèches qui borde la rue principale. La vie s’écoule paisible au rythme du rire des enfants en vacances et de la voiture de la poste qui apporte le courrier deux fois la semaine. A chaque fois c’est un attroupement pour voir les deux magnifiques chevaux roux et l’attelage aux cuivres rutilants.

Mais l’hiver, comme on est déjà dans la montagne, la neige tombe dès la mi décembre. Un soir, le vent de la vallée change de sens, les nuages deviennent gris légèrement rosés, l’odeur de l’air est soudain plus crue, les vieux disent « oh, ben peuchère, demain on verra plus le chapeau de l’Amélie ! ». Et le lendemain, tout est blanc, silencieux et on dirait que le ciel s’est couché sur la terre. Et quand l’Amélie s’en va chercher son pain, elle est tellement petite et courbée par les ans, que c’est tout juste si on lui voit le chapeau tant la couche de neige est épaisse. Et parfois, la neige tombe plusieurs jours de rang. Alors tous les hommes sortent les pelles et les brouettes pour dégager la rue, les abords de la mairie et de l’église et puis la porte de la maison de l’Amélie.
Le village s’endort pour l’hiver. On se calfeutre au mieux au cœur des chaumières. Ceux qui ont des bêtes profitent de leur chaleur qui monte de l’étable ; les autres font un peu plus de feu, en priant pour que la réserve de bois soit suffisante pour aller jusqu’au printemps. On ne se croise plus guère qu’à la messe du dimanche et aux veillées où l’on vient écouter Firmin Mestre, le conteur, dire les légendes du passé avec tellement de vérité que souvent les femmes se cachent le visage dans les mains et les hommes rient très fort pour masquer leur émotion ou même leur peur.

Vous saurez presque tout du village de Saint Saturnin lorsque je vous aurais dit qu’à une lieue et demie, au détour de la route, se dresse le château de Monsieur le Marquis de La Passana à qui appartiennent pratiquement toutes les terres du village. On ne le voit guère que l’été, quand il traverse la place dans son cab tiré par un superbe étalon noir. L’été, et la nuit de Noël. Car c’est lui qui chante le Minuit Chrétien de sa belle voix de basse qui fait vibrer les vitraux et frissonner Mademoiselle Fanette qui tient l’harmonium et qui est si jolie.

Enfin, il faut que vous sachiez également que la ville la plus proche, c’est Sisteron. On y va pour le grand marché, une fois par mois et on en profite pour régler les affaires de famille, chez maître Barbe le Notaire.

Et surtout, une fois l’an, s’y tient la foire aux bestiaux où l’on se rend en délégation derrière monsieur le maire qui présente toujours Arthur au concours du comice agricole. Arthur, c’est un brave taureau limousin, débonnaire comme pas deux, avec un gros paquet de laine entre ses grandes cornes. Il est un peu la fierté du village car il a gagné trois fois de suite le concours. Il faut voir alors monsieur le maire, serré dans son costume noir des grandes occasions, le cou un peu congestionné par la grosse cravate en velours, parader avec son Arthur arborant la cocarde du vainqueur et une couronne de fleurs autour de l’encolure ; tenez, un peu comme les belles tahitiennes du calendrier des postes qui est affiché dans l’épicerie buvette de Madame Honorine.

2

La dernière maison, sur la route qui mène aux hauts pâturages, est celle da la famille Saturnin. Et oui, les Saturnin de Saint Saturnin. Même qu’il y en a pour dire que le Saint qui a donné son nom au village était de leurs aïeux. Allez donc savoir...

Le père, le Baptiste, est fermier chez Monsieur le Marquis. C’est une espèce de colosse aux puissantes épaules et aux mains larges comme des battoirs. Il a marié il y a plus de quinze ans la Francine Juillet. Elle s’appelle ainsi car on l’a trouvée un premier juillet, sur les marches de l’église, enveloppée dans un lange et couchée dans un panier. Elevée tant bien que mal par les soeurs de Sisteron elle fut renvoyée au village dès qu’elle eut l’âge de travailler. Madame Honorine termina son éducation et la garda avec elle pour l’aider à tenir son commerce. C’est là que Baptiste la remarqua et la demanda en mariage. Depuis, ils ont eu quatre enfants tous plus beaux les uns que les autres. Seulement voilà : de leur aîné, ont dit qu’il est un peu « ravi ».
Chez nous, en Provence, le Ravi, c’est le simplet du village. Mais attention, c’est quelqu’un d’important malgré tout ; on dit qu’il est comme ça parce qu’il voit les anges et qu’il leur sourit tout le temps. On l’aime bien même si parfois, les autres enfants lui font des niches pas toujours charitables. Mais c’est jamais bien méchant. On raconte même que dans une petite ville près de Marseille, le ravi, à force de mettre son nez partout et n’importe où, il a finalement découvert une source d’eau gazeuse qui a fait la fortune du canton. Alors, les ravis, on en prend bien soin ; on ne sait jamais ...

L’aîné des Saturnin c’est peut-être pas tout à fait un ravi. C’est plutôt un enfant rêveur, un peu dans la lune, qui n’écoute que rarement ce qu’on lui dit. Il y a une seule chose qui l’intéresse, c’est ramasser des herbes et des fleurs. Malgré ses douze ans, Il sait par coeur tous les sentiers de la garrigue et des alpages. Et pendant que les autres enfants jouent à pique-maille, à chat perché ou à tire-pousse, il n’est pas rare de le voir couché le nez dans l’herbe à regarder on ne sait trop quoi. Monsieur Berthon, l’instituteur qui par parenthèse nous vient de Lyon, dit qu’un jour, son esprit s’ouvrira et que si c’est pas sur, c’est quand même peut-être.

En tout cas, on le voit souvent promener dans le village sa silhouette maigrelette et sa tignasse brune avec un éternel sourire aux lèvres et une paille entre les dents.

Les parents Saturnin ne savent pas trop quoi en faire. Ils essayent d’agir en sorte qu’il rate le moins possible l’école de monsieur Berthon et lui demandent de menus services dont il s’acquitte du mieux qu’il peut. Et puis surtout, ils lui donnent, comme à leurs autres enfants, tout l’amour dont ils sont capables. C’est le Bon Dieu qui leur a envoyé un ravi et ils ne lui en veulent pas.

3

C’est l’hiver à Saint Saturnin. Un des ces hivers rigoureux et qui s’annonce bien long. Durant plus de trois jours, la neige est tombée sans discontinuer recouvrant tout d’une épaisse couche blanche qui ne laisse plus apparaître que les têtes des piquets des haies des chemins et qui étouffe les bruits de la campagne. On dirait que le village s’est arrondi et s’est enfoncé encore plus dans le ventre de la montagne.

Ce matin, les nuages bas ont laissé place à un ciel bleu pâle, tout propre comme les draps qu’on lave aux jours de grande lessives d’avant la Pâques, et que l’on étend sur les prés. Les fumées des cheminées montent droit dans un air pur, coupant comme le fil d’un couteau qui serait passé dans les mains de Fernand le rémouleur. Un renard a laissé des traces autour du poulailler du père Saturnin. C’est sans doute pour cela que Fifinne, la chienne berger a aboyé vers les deux heures, dans la nuit.

Mais ce jour n’est pas tout à fait comme les autres : nous sommes le vingt quatre décembre et cette nuit, c’est la nuit de Noël.

Les hommes se sont levés tôt pour dégager les rues du village, en particulier l’accès à l’église. On les entend tout en bas, se héler et s’apostropher en riant. Dans cette saison, les moments de se retrouver sont rares, et tous en profitent, un peu comme des élèves sortant des salles de classe au moment de la récréation.

Francine arrange la maison pour la veillée. Aidée de ses enfants, elle fait le ménage à fond, range la grosse armoire de la grande salle, entre le bois pour le feu. Comme la famille n’est pas bien riche, ce soir ils ne feront pas le grand souper comme dans les maisons bourgeoises. Francine cuira une bonne soupe toute simple mais qui sera suivie tout de même des treize desserts de la nuit de Noël. Les deux petites filles ont confectionné des marionnettes avec un peu de papier et des ciseaux ; le cadet essaie de se rappeler des chants de la nuit de Noël. Et puis, quand son père rentrera vers midi pour manger une grosse tranche de lard et une assiette de lentilles, il sera là pour commencer à installer la crèche provençale sur le grand coffre à linge, près de l’âtre.

Mais il y en a un pour qui ce jour est vraiment important, c’est l’aîné, le ravi. En effet, c’est lui qui a été choisi par son père pour aller chercher les santons chez la grand-mère.

Il faut vous dire que dans la famille Saturnin, les santons de la crèche de Noël sont conservés par l’aïeule tout au long de l’année. Et c’est le père qui choisit celui des enfants qui aura l’honneur de les apporter et de les mettre en place dans la crèche. Cette année, Baptiste a longuement hésité avant de choisir son aîné. Et puis il s’est dit que cela pourrait récompenser le garçon qui lui paraissait plus attentif ces derniers temps.

Alors, un peu avant dix heures, le ravi a enfilé les grosses chaussettes en laine bien chaude, chaussé les sabots, passé la grosse veste en velours brun et s’est emmitouflé dans un grand cache-col tricoté par sa mère. Puis il a pris le chemin du hameau de Tournemire où vit sa grand-mère, au milieu des poules et des oies qu’elle continue à élever malgré son âge.

Il n’a jamais été aussi heureux, l’aîné des Saturnin. Le froid vif lui brûle bien le nez et la gorge, mais le soleil fait étinceler les branches des arbres. Et surtout, la perspective de rapporter les santons le comble de bonheur. Et bien sur il sourit, comme toujours. Il rit même, en enfonçant dans la neige épaisse dès la sortie du village.

Mais, bonne Mère ! J’ai oublié de vous dire que le prénom de l’aîné des Saturnin c’est ... Saturnin. Il s’appelle donc Saturnin Saturnin de Saint Saturnin.

4

Le hameau de Tournemire n’est pas si éloigné, mais avec toute cette neige, il a fallu près de deux heures à Saturnin pour arriver chez sa grand-mère. Elle était toute heureuse de sa visite, faisant semblant d’être surprise et de ne plus se rappeler où elle avait bien pu ranger ses fichus santons. Puis avec une certaine gravité elle lui remit un sac en tissu rouge, dans lequel elle avait serré les personnages de la crèche.
- En tout il y en a cinquante-trois, lui dit-elle. Prends-en le plus grand soin, car s’il arrivait quoique ce soit, le malheur s’abattrait sur la famille pendant toute l’année prochaine. Elle lui servit ensuite un bol de lait chaud accompagné de tartines de confiture de prunes et le regarda s’en aller tenant son précieux fardeau d’une main ferme.

Saturnin reprit donc le chemin du village, le cœur léger et le ventre plein, rêvant de Noël et de plein d’autres choses qui sont le secret des ravis.

L’après midi était déjà bien avancé quand il arriva non loin du village, et la luminosité commençait à baisser doucement. Mais Saturnin n’en avait cure. Il se trouvait sur le grand chemin en pente. Derrière la colline suivante, il savait qu’il y avait le village enfoui sous la neige. Il en voyait les fumées monter derrière les arbres décharnés, ombres chinoises se détachant sur le ciel rose du presque couchant.

Cette pente avait été utilisée par les enfants durant toute la journée pour faire une piste de glissades et Saturnin ne résista pas. Il se lança pour une descente grisante sur le chemin bien damé par ses camarades. Arrivé en bas, il remonta aussitôt pour recommencer, en criant à tue-tête des mots sans suite. Il effectua ainsi une bonne dizaine de glissades plus enivrantes les unes que les autres. C’est alors que tout à coup, comme il était à pleine vitesse, son attention fut attirée par un bruit derrière lui. Il va pour se retourner, mais ce moment de distraction le déséquilibre et le voilà qui s’étale de tout son long au bas du chemin.

Saturnin reprend très vite ses esprits pour s’apercevoir que le sac aux santons s’est ouvert dans sa chute. A quatre pattes dans la neige il cherche à taton à ramasser les petits personnages. Soudain il se fige et lève la tête. Tout là haut, au sommet du chemin, une imposante silhouette noire, bottée et chapeautée gesticule dans sa direction avec une grande canne. Saturnin est pris d’une vraie terreur ; pour lui c’est le malheur en personne qui va s’abattre sur sa famille car il a laissé tomber les santons. Il récupère en vitesse les derniers éparpillés dans la neige et s’enfuit à toute jambe. En se relevant pourtant, il a juste le temps d’apercevoir la forme qui commence à descendre vers lui puis qui, dans un geste bizarre, tombe sur le dos, chapeau d’un côté et canne de l’autre, vociférant et pestant contre la graine de bandits de grand chemin qui a rendu cette portion de route aussi glissante.

Saturnin soufflant et tremblant passe le haut de la colline et se hâte du mieux qu’il peut jusqu’à la maison familiale. Rouge, la veste de travers, le cache-col en bataille, il entre dans la grande pièce où la chaleur du feu dans l’âtre le saisit. Il pose tout penaud son chargement sur la table. Son père qui ne s’est semble-t-il aperçu de rien, se lève et ouvre cérémonieusement le sac devant toute la famille réunie.

Sur le grand coffre à linge la crèche est prête : une paillote avec du rocher en papier tout autour, du foin, du coton pour imiter la neige, des branches de pin et de houx et des maisons en pierres et en mousse ramassées au bord des chemins par son père tout au long de l’année. Peu à peu les santons vont rejouer leur rôle ancestral et assister au mystère de la nativité.

Crèche provençale
5

- Il en manque ! La voix puissante de son père vient de tonner.
- Il en manque ; il manque des santons ! Baptiste refait le tour des personnages en marmonnant :
- Le rémouleur, le meunier ... hmmmmm ... le curé, les bergers ... hmmmm ... les moutons, les rois mages ... hmmmm ... Mon Dieu il manque le bœuf, l’âne et surtout, continue le père d’une voix tremblante, surtout, il manque le Jésus.

La maison s’écroulant sur les épaules de Saturnin aurait produit moins d’effet. Le pauvre enfant est devenu blanc ; il tremble, debout en face de son père. La main large s’élève mais devant le visage suppliant de Francine et la mine défaite de son fils, il suspend son geste.

Alors il s’assoit devant lui et le saisissant par les épaules :
- Mon fils, je t’avais confié cette mission si importante d’aller chercher les santons de la crèche de Noël. Je croyais que l’on pouvait te faire confiance. Tu me déçois et je suis triste à cause de toi. Triste et malheureux. Pour la première fois, notre belle crèche sera orpheline de l’enfant Jésus. Marie et Joseph vont attendre toute la nuit, les mains ouvertes en face d’un berceau vide. Et le malheur va nous poursuivre toute l’année qui vient.

Sa voix est grave et fatiguée et Saturnin est encore plus impressionné par la colère rentrée de son père. Il aurait presque préféré l’entendre crier, prendre une ou deux gifles bien sonores, de celles qui vous laissent à moitié sourd pendant quelques minutes. Mais cette froideur le désespère encore plus. Debout, les bras ballant, il ne peut empêcher les larmes de couler sur ses joues. Le silence s’est établi dans la maisonnée, troublé par les seuls sanglots de son frère et de ses sœurs à qui il vient un peu de voler leur Noël.

- Saturnin, continue son père, tu viendras avec nous à la messe de minuit. Mais je ne veux pas t’entendre chanter les chants de Noël car tu ne le mérites pas. Ensuite, tu ne mangeras pas les treize desserts et après la soupe, tu te coucheras dans l’étable, dans la paille avec les deux vaches. C’est là ta place. Et pourtant, tu auras encore moins froid que l’enfant Jésus que tu as laissé tomber dans la neige cet après-midi.

6

Sur le chemin de l’église, dans la nuit étoilée, la famille Saturnin ne prononce pas un seul mot. Le père marche devant, portant la lanterne, suivi de la mère et des trois petits. En arrière, Saturnin marche la tête basse, pleurant à chaudes larmes. La punition que lui inflige son père est terrible, mais au fond de lui, il sait qu’il l’a méritée. Ce qui lui fait le plus mal, c’est d’avoir gâché le Noël de tout le monde, de n’avoir pas été digne de la confiance que son père avait mise en lui et de l’avoir déçu. Et puis, il avait tant envie de chanter les chants de la messe de minuit, qu’il avait réussi à apprendre par cœur avec opiniâtreté, durant toute l’année.

Il se mit derrière un pilier et resta à genou pendant toute la durée de la cérémonie. Il entendit à peine Monsieur le Marquis entonner le Minuit Chrétien. Il ne vit pas la procession des enfants de chœur porter l’enfant Jésus dans la grande crèche de Monsieur le Curé. Il n’entendit pas d’avantage les autres cantiques.

De tout son cœur, Saturnin priait, priait. Oh Il ne priait pas pour lui. Mais il demandait au Bon Dieu de protéger sa famille du malheur et surtout, il Lui demandait de faire en sorte que l’enfant Jésus perdu dans la neige, en bas du grand chemin en pente n’est pas trop froid. Il souhaitait tant que le bœuf et l’âne perdus eux aussi, le retrouvent et le couvrent de leur haleine tiède pour le protéger.

La fin de la messe intervint sur un dernier chant entonné à pleine voix par la foule des fidèles heureux. Saturnin priait toujours à genou derrière son pilier. Il fallut que son père vienne le tirer par la manche pour qu’il lève la tête et qu’il croise son regard triste, faisant redoubler ses pleurs.

Pourtant, Baptiste avait regardé à plusieurs reprises du coin de l’œil son fils et avait été impressionné par son chagrin et son repentir sincère.

Mais jamais il ne lèverait la punition. Ce qui était dit, était dit.

7

Après avoir salué les amis du village sur le seuil de l’église et leur avoir souhaité un bon Noël, la famille Saturnin reprit le chemin de la maison, aussi tristement qu’à l’aller.

C’est la mère qui entra la première dans la chaumière.
- Tiens, avec toutes ces émotions, j’ai oublié de fermer la porte en partant tout à l’heure, dit-elle. Puis elle poussa un grand « Oooh! » et resta interdite sur le pas de la porte.
Tous se pressèrent autour d’elle pour apercevoir, sous la lumière rougeoyante des flammes dansant dans l’âtre, l’Enfant Jésus, le bœuf et l’âne, installés tout naturellement au centre de la paillote.

Baptiste qui était un homme simple, trouva immédiatement une explication simple. Il se tourna vers son aîné : - mon fils, je t’ai observé durant toute la messe. Ton chagrin et tes remords étaient bien réels. Je crois que tes prières ont atteint le Bon Dieu en cette nuit de Noël et qu’il a sans doute fait un petit miracle. Et comme je ne veux pas être plus méchant que le Bon Dieu, je lève la punition.
Ils s’agenouillèrent devant la crèche où Jésus semblait sourire et ils entonnèrent «il est né le divin enfant » en action de grâce. Puis il se levèrent et s’avancèrent vers la table de la grande salle recouverte des treize desserts de Noël.

Saturnin riait et pleurait à la fois, serrant son père et sa mère, puis son frère et ses deux petites sœurs. Tout le monde était heureux et ils se mirent à table de bon cœur.

Ils étaient en train de déguster les bonnes dattes de Noël lorsque des coups violents furent frappés à la porte. La mère se dressa surprise, mais ce fut le père qui se décida à aller ouvrir. Dans l’encadrement de la porte se dessina une imposante silhouette chapeautée et bottée.

Saturnin se sentit presque défaillir. Il venait de reconnaître l’homme qui était tombé sur sa piste de glissade, tout à l’heure.

- Monsieur Saturnin, c’est bien ici ?» dit l’homme d’une voix grave.
- Oui, répondit timidement Baptiste. Mais entrez Monsieur, il fait si froid dehors.
L’homme s’avança jusqu’à la cheminée découvrant un visage rougi par le froid où pétillaient des yeux noirs. Un menton, volontaire et des favoris grisonnant lui donnaient l’air d’un « monsieur bien ». En passant devant Saturnin, il le dévisagea avec un air malicieux.
L’homme se campa devant l’âtre, réchauffa ses mains en présentant les paumes aux flammes, puis se retournant vers la famille étonnée commença à parler :

- Je vais vous dire pourquoi je viens vous voir à un moment aussi inopportun. Mais laissez-moi d’abord me présenter. Je m’appelle César Bastagoule ; je suis le frère du curé du village et je suis médecin à Marseille. Il laissa un temps, comme pour juger de l’effet produit sur l’auditoire. Au mot de médecin, un silence respectueux s’était établi.

César Bastagoule partit d’un grand rire :
- Ne soyez pas impressionnés, allez. Ma spécialité c’est de soigner à l’aide des plantes. Et c’est un peu à cause de ma passion pour les simples, les tisanes et les onguents que je suis ici. Voilà : je me rendais hier auprès de mon frère pour passer la veillée de Noël. La neige tombée en abondance interdisant à la diligence de Sisteron d’aller jusqu’au village, elle m’a laissé à plusieurs lieues d’ici vers le croisement de la route qui mène à Forcalquier. Je me dis : César, il va falloir marcher ; et je me mets à avancer. Après bien deux heures de peine, j’arrive juste en haut d’un grand chemin en pente. Je m’engage tranquillement et je m’aperçois que la neige a été tassée par des petits chenapans pour en faire une piste à glissades.
Je me dis
- mon Dieu, c’est bien ma chance ; avec le jour qui tombe bientôt ; si au moins il y avait âme qui vive pour m’aider un peu. C’est alors que je vois, tout en bas du chemin, un gamin en train de faire des glissades. Le petit a du s’en doute m’entendre car il se retourne et patatras tombe le nez dans la neige en lâchant un grand sac en tissu. Je me dis « tiens, ce galopin pourra m’aider à descendre ; ça lui apprendra ! Je l’appelle, mais au lieu de répondre, il se dépêche à ramasser ce qui devait être dans le sac. Pendant ce temps, j’avais commencé ma descente en pestant et en m’aidant avec la canne. Et comme le petit lève le nez, voila que je pars dans un grand vol plané et que je me retrouve chapeau d’un coté, canne de l’autre à dégringoler sur le derrière. J’ai du lui faire sacrément peur car il s’est mis à détaler aussi vite que la neige le lui permettait.

A cet instant de son récit, le docteur se retourna vers Saturnin, toujours pétrifié :
- dis donc jeune homme, je crois bien que c’est toi, le garçon du chemin en pente !
Saturnin marmonna un « oui monsieur » et se remit à pleurer, pensant que son père ne lui pardonnerait jamais d’avoir fait tomber un personnage aussi important.
- Et bien tu vois mon bonhomme, il va falloir que je te remercie !
8

Incrédule, tout le monde se regardait en attendant la suite de l’histoire. César Bastagoule mit à profit ce moment de silence pour sortir une pipe de sa redingote et une blague à tabac. Quelques instants plus tard, après en avoir attisé le fourneau avec un brandon pris au feu de la cheminée, tout environné de la fumée blanche de la première bouffée, il continua son histoire.

- Imaginez-vous qu’en tombant ainsi, j’ai dévié un peu du chemin et ai terminé ma course dans le petit champ, à gauche. Le temps de reprendre mes esprits, de récupérer mon chapeau, je découvre alors que ma canne s’est plantée dans un buisson que ma chute avait débarrassé en partie de la neige qui le recouvrait. Et bien, croyez-moi si vous le voulez, mais ce buisson de rien du tout, c’était en fait une touffe de Sarothamnus romanus genensis.
- Vous pensez bien que je n’en ai pas cru mes yeux. A l’aide de ma canne j’ai écarté le plus possible la neige, pour m’apercevoir que sans doute tout le pré en était recouvert.

Le regard complètement ahuri de ses interlocuteurs fit sourire le docteur Bastagoule.

- Pardonnez-moi mes bons amis, je fais comme si tout le monde savait. Laissez moi vous dire que cette plante est très rare et que je suis persuadé qu’elle peut être d’un grand secours dans le traitement et dans la prévention de certaines affections pulmonaires. Ce qui est incroyable c’est qu’elle ne pousse que sous certaine condition d’exposition au soleil, de qualité du sol et que ce pré, à gauche du chemin en pente doit remplir toutes ces conditions. »

- Alors, poursuit-il, dès que je suis arrivé chez mon frère le curé, je me suis enquis de savoir à qui appartenait ce lopin de terre. Il m’a assuré qu’il était votre propriété, Monsieur Saturnin. Est-ce vrai ?

Baptiste Saturnin, qui se tenait toujours debout devant la grande table de Noël, et qui avait pris par habitude sa casquette dans les mains, confirma. Ce petit pré qui était son seul bien, lui venait de son père, qui lui même le tenait de son père. Il n’avait jamais réussi à cultiver quoique ce soit, car toujours cette herbe drue repoussait. Il avait finalement renoncé et pensait s’en défaire au printemps, d’autant plus que Monsieur le Marquis lui en avait proposé un bon prix.

- N’en faites rien, malheureux ! S’exclama le docteur. Le but de ma visite est aussi de vous demander l’autorisation de revenir au début du printemps, avec mes étudiants, pour faire des analyses complètes de ce que j’ai trouvé. Si j’ai raison, et je suis sûr d’avoir raison, ajoute-t-il dans un sourire, votre fortune est faite, Monsieur Saturnin… Allez, je vais vous laissez finir votre veillée de Noël tous ensemble. Il jeta un regard circulaire :
- vous avez une bien belle famille et de beaux enfants, Madame Saturnin, ajouta la docteur en s’adressant à Francine qui rougit jusqu’aux oreilles.

Il se leva, déplia son imposante stature, repris sa canne et son chapeau et en passant devant Saturnin il passa sa main dans ses cheveux.

- Pour te remercier mon bonhomme, et si ton père le veut bien, je t’emmènerai faire les relevés avec mes assistants. Le curé m’a dit que tu aimais les plantes et que tu connaissais bien la région. Je suis sur que tu pourras m’être utile.

Saturnin ne savait plus où se mettre. Il se remit à pleurer, fit oui de la tête et se tourna vers son père pour découvrir un bon sourire où on pouvait lire comme de la fierté.

Comme il allait partir, le docteur Bastagoule s’arrêta sur le seuil de la chaumière :
- A propos, je suis venu tout à l’heure, juste avant la messe de minuit, mais vous étiez déjà partis. Comme la porte était ouverte, je me suis permis d’entrer. J’ai placé dans la crèche le boeuf, l’âne et l’enfant Jésus que j’avais trouvés en remuant la neige, en bas du chemin en pente… Allez, bon Noël et à l’année prochaine !

César Bastagoule, sortit et s’enfonça dans la nuit étoilée pour rejoindre la cure où l’attendait son frère, le curé de Saint Saturnin, qui se languissait de commencer le souper de Noël.

Epilogue

Le docteur Bastagoule revint, ainsi qu’il l’avait promis, au début d’Avril. Toute la neige avait fondue depuis longtemps et la campagne frémissait de bonheur. Dans les maisons, on avait sorti les grandes lessiveuses pour laver tout le linge de l’hiver. Les hommes parlaient beaucoup et les femmes riaient un peu plus fort qu’à l’accoutumée. La Pâques approchait ; on allait étrenner le nouveau costume.

Comme prévu, ils trouvèrent dans le petit bout de terrain du Baptiste Saturnin une grande quantité de cette plante si importante, et la qualité du sol allait leur permettre d’en cultiver bien d’autres.

Mais ce qui n’était pas prévu, c’est que Saturnin, que l’équipe d’herboristes avait emmené, fidèle ainsi à la promesse de la nuit de Noël, allait considérablement changer. César Bastagoule avait sans doute trouvé les mots qu’il fallait, et son amour de la nature aidant, il s’était éveillé. Et comme l’avait prédit Monsieur Berthon l’instituteur, qui bien que venant de Lyon n’avait pas toujours tort, l’esprit de Saturnin s’était ouvert. Il s’était même si bien ouvert qu’à la fin de l’année scolaire Saturnin était un des premiers de la classe.

Monsieur Berthon demanda à Baptiste s’il ne voyait pas un inconvénient à ce qu’il aille poursuivre l’école à Sisteron, et comme le docteur Bastagoule payait suffisamment le droit de cultiver le bout de pré à gauche du chemin en pente, Baptiste accepta sans trop se faire prier.

Saturnin partit à Sisteron puis à Marseille où il fit des études de médecine à la faculté. Il réussit brillamment et tout naturellement se spécialisa dans l’herboristerie.

Ce fut un bon docteur qui découvrit dans les plantes des principes qui permirent d’enrayer certaines maladies dont souffraient les petites gens des vieux quartiers insalubres de la ville. Et c’est ainsi que Saturnin Saturnin de Saint Saturnin arriva à combattre, et c’est un comble, le ... saturnisme.

Il fit le bonheur de sa famille, et la fierté du village. Mais jamais il n’oubliera cette nuit de Noël où le vrai miracle n’était pas celui que l’on avait cru. Cette nuit de Noël qui changea le destin du petit Ravi de Saint Saturnin, en haute Provence.

samedi 10 décembre 2016

La part d'ombre

C’est une femme désabusée qui s’est assise, ce matin-là, à cette table un peu en retrait du comptoir du Café Brune. La terrasse est ouverte et les tables sont équipées pour le repas de midi. Quelques minutes plus tard, un homme s’installe à côté d’elle. Le couple est assis en face de moi, mais perpendiculairement. Ils se mettent à côté l’un de l’autre pour que chacun profite de ce premier soleil qui inonde le trottoir.

- Vous avez fait votre choix, me demande la serveuse.
Elle a les hanches trop larges et la taille un peu haute. Elle ressemble à une espèce d’échassier aquatique. Cependant elle sourit derrière ses lunettes. Elle doit être étudiante et travaille au restaurant pour arrondir ses fins de mois.
- Une entrecôte bleue avec salade et une demi bouteille d’eau gazeuse.
- Très bien.
Le service arrive rapidement :
- Attention l’assiette est très chaude, monsieur.
Je commence à couper la viande. La cuisson est parfaite. J’enlève le tour un peu dur. Je pense que ce que je viens de mettre négligemment sur le côté, certains le mâcheraient pendant des heures pour se donner l’illusion de se nourrir. Dans les pays où je suis allé avant.

L’homme passe distraitement la main dans le dos de sa compagne. Un geste mécanique. Je vois leurs profils pendant qu’ils détaillent la carte. Elle a mis ses lunettes de soleil sur son front. Elle a l’air intellectuel ainsi. Elle boit un peu d’eau et fouille dans son sac. Elle retire un paquet de cigarettes et en allume une. La fumée l’environne un instant. Il appuie un peu plus sa main. Elle secoue les épaules, énervée. Elle émet un court rire forcé. Je crois que je ne l’aime pas. Elle est du genre rongeur. Son nez pointu est de fouine. Ses petits yeux de musaraigne. Il tente un baiser dans le cou. Elle s’écarte à peine. Suffisamment pour que ses lèvres ne la touchent pas. Lui est plutôt du genre chien. Gros chien un peu lourd. Un chien et une musaraigne.

Puis le déclic survient. Un flash dans ma tête.
Et les paroles de la cérémonie qui dansent devant moi, sur la nappe en papier :
Lorsque les dieux oiseaux
Descendaient sur la terre
En lentes arabesques
Au dessus des llanos


Il y a longtemps que je ne les avais plus lues. Depuis la dernière fois. Il y a des dizaines et des dizaines de lunes. Je suis content que les esprits me visitent à nouveau.

En face de moi la conversation est montée d’un ton. Les reproches. La voix plus aigüe. Les mains qui se crispent et qui tremblent. Lui ne dit rien. Il s’est tassé sur sa chaise et regarde droit devant. Elle s’agite, fait des gestes avec ses couverts. Puis elle se lève brutalement, renverse la carafe d’eau et file sans se retourner.

Un calme impressionnant suit. Les discussions autour reprennent peu à peu. Quelques sourires narquois. Des anecdotes semblables seront bientôt racontées aux tables voisines. On n’ose pas encore.

Je finis mon café, paie rapidement et part dans sa direction. Le chien est prostré, la tête dans les pattes. La musaraigne trotte loin devant. Mes yeux ont commencé à changer. Je vois avec de plus en plus d’acuité. De plus en plus loin. Elle est devant avec sa démarche rapide et ses yeux de fouine fixant le trottoir. Les mots qui dansent sur le bitume
Les indiens Ichacos
Fumaient herbes amères
Et s’élevaient presque
Plus haut qu’Altiplano


Il me faut vite un coin tranquille. Cette allée fera l’affaire. Je reste un moment dans l’abri. La transformation a commencé à s’opérer. Ma taille change. Je ne marche plus, je vole. Les ailes me portent. Je suis monté au dessus de la ville. Je suis l’aigle. La musaraigne est là, juste en dessous. La prière monte en moi. Je suis invincible.
Depuis loin, le Chamane
Savait sortir des corps
Les âmes des mortels
Pour voler avec eux.
Et ils suivaient leurs mânes
Et parlaient avec les morts
N’avaient pas besoin d’yeux


Elle aborde un grand parking. C’est maintenant. Je pique vers elle. Ma proie. La proie de l’aigle. Mes serres la frappent. Elle s’écroule. Morte. Son âme sombre est emmenée par les esprits des chacals.

… / …

- Alors Dethiers, premières constations ?
- Une femme morte alors qu’elle allait prendre sa voiture.
- Accident cardiaque, malaise … ?
- J’ose à peine vous le dire monsieur le commissaire, mais le légiste a juste remarqué des ecchymoses au cou … en forme de patte d’animal ; plutôt de serres, même.

Le commissaire Pacôme blêmit.
- Un témoin ?
- Non personne n’a rien vu. Ah, si. Un gamin dit avoir vu un aigle s’envoler ; ou un grand oiseau comme ça. Rien de sérieux quoi !
- Je crois qu’"Il" est revenu, Dethiers.
- Qui donc commissaire ?
- Celui qu’on a appelé "le Condor", ou "l’Esprit des Andes". Plusieurs meurtres à son actif. Toujours le même scénario. Pas de mobile apparent. Des marques de serres aux cous des victimes. Un éventuel témoin ayant vu un grand oiseau venu de nulle part. J’ai tout lu, tout étudié. On a passé au peigne fin toutes les scènes de crime. Il n’y a rien. Rien.
- Dernièrement j’ai écouté les profileurs les plus crédibles de nos services. L’un d’eux échafaudent une théorie fumeuse liée au chamanisme et aux totems. Il m’a parlé d’une tribu indienne du fin fond du Pérou : les Ichacos. Il paraît qu’ils savent "apprivoiser" la part d’ombre de certaines personnes prédestinées. A elles seules, alors, tout est permis.
Vous savez quoi, Dethiers ?
- Non, commissaire
- Je crois qu’il a raison …




vendredi 18 novembre 2016

Impressions du Moyen-âge

Le saint Roy fleur de lys, au chêne séculaire
Ignorait tout encore des funestes entreprises
Où ses preux chevaliers, ses braves légendaires
Périraient pour la Croix, au saint nom de l’Eglise.


Dans les lices ornées des armes des princesses,
De hardis cavaliers, en combat singuliers,
Le heaume empanaché, lançaient leurs destriers,
Dans l’espoir d’un regard des royales altesses.


Harassés de labeur, les pauvres en haillons
Voyaient passer amers et palpitants d’effroi,
La chasse du seigneur traversant les sillons
Et partir la récolte aux pieds des palefrois.


Dans des cours ignorées, des manants, des poètes,
Des enfants va-nu-pieds, des fous et des jongleurs,
Luttaient contre les lois des princes et des prêtres
Avec leurs guiternes, leurs ballades et leurs cœurs.

Dans ces lieux d’où parfois s’élevaient leurs chansons,
Entraient à grand fracas les compagnons du guet,
Qui dans un lourd silence, sous les regards inquiets,
Emmenaient quelques uns jusques à Montfaucon


D’imposantes bâtisses s’accrochaient aux montagnes,
Où des hommes de bures, courbés sous le travail
De copistes divins, ou d’humbles valetailles
Priaient dans le silence pour les gens des campagnes.

Et quand, parfois, s’ouvraient les énormes portails
Pour laisser pénétrer pèlerins ou bien gueux
Venus chercher ici, auprès des gens de Dieu,
Un peu de brouet clair et un trou dans la paille
Avant que de reprendre leur marche à travers bois,
On entendait alors le murmure où se fondent
Dans le chant grégorien et les cœurs et les voix,
Pour porter jusqu’au ciel, les misères du monde.


D’inquiétantes clairières au creux des forêts sombres
Préparent en secret la noire cérémonie,
Où incubes et succubes en d’odieuses orgies,
Se mêleront informes aux sorcières sans nombre.

Et puis, à la minuit, dans un éclair énorme,
Surgira du Néant, enfin, l’Etre innommable.
Sulfureuse et infecte, la gigantesque forme
Dans un bruit de tonnerre, s’assiéra à la table.

Alors commencera la folle sarabande
Grimaçante et lubrique de ceux qui n’ont plus d’âme.
Et dans les grands sapins, leurs ombres rougeoyantes
Danseront le sabbat devant leur maître infâme.


Au cœur des forteresses, sous le hennin de soie,
Dans le jardin enclos au doux parfum de rose,
La dame au teint de pêche écoute, cœur en émoi,
Du jeune troubadour, la fascinante prose.

Il lui dit les amours de sage jouvencelle
Gardée dans une tour par un triste seigneur,
Et qui, par la magie d’un savant enchanteur
En oiseau transformée, s’enfuit haut dans le ciel
Retrouver, éperdue, au pied d’un orme immense
Un musicien poète, à lui même pareil.

Et la dame troublée se sent pousser des ailes
En regardant les mains sur la vielle, qui dansent.

Mais des voix qui résonnent ont donné le signal,
Et devant les chevaux ont abaisse le pont :
Les hommes en poussière des courses par les monts
Font au maître en armure, un retour triomphal.