mercredi 4 mai 2016

Tango au bar d'Hortense


Deux personnages , Tardy et Dalban flics lyonnais.
Cette nouvelle n'est pas la première écrite, mais je l'ai choisie quand même ...
Tardy raconte ses histoires et ses enquêtes au lecteur, qu'il appelle "Georges"
Bien sur, les paroles de la chanson  "c'était bath le temps du tango" sont de Jean-Roger Caussimon.

Rue Juiverie
Peut- être as-tu souvenir, mon vieux Georges, de cette soirée mémorable dans cette espèce de bouge du quartier Saint Paul, près de la rue de la Juiverie ? Ce bar à putes et à macs où s’était produite ce jour là cette sublime blonde en lamé noir et aux yeux gris chantant un jazz d’un autre monde. Tu vois, depuis cette nuit passée à errer sur les trottoirs sombres et à ruminer ce sacré blues qui fait si mal, je n’ai jamais pu me sortir de la tête cette souris à la voix chaude. Alors j’ai décidé de retourner là bas. Dalban m’a traité de romantique en pensant « pauvre vieux, tu sais pas où tu t’embarques ». Le problème avec Dalban c’est qu’il pense trop fort. Ou que j’ai l’ouie trop fine. Le pire c’est que je sais qu’il a raison, et qu’il sait que je sais. Mais va arrêter un cheval assoiffé qui sent la rivière. Plus tu tires sur le mors, plus il s’appuie et plus il accélère. Les hommes c’est pareil. Plus tu interdis et plus ils foncent. C’est animal, tu vois Georges, c’est ça … animal. Et là contre, on peut pas lutter.

En poussant la porte, j’ai tout retrouvé. La faune, les odeurs, les voix, la fumée. Tout, plus Hortense, un peu plus imposante, un peu plus colorée, un peu plus vorace.
- tiens revoilà mon poulet, qu’elle m’a dit.
- salut mignonne.
- t’as pas perdu tes mauvaises habitudes, poulet. Allez, viens que je te fasse péter la miaille

Une bise d’Hortense c’est quelque chose, tu peux me croire. Un truc incertain entre la ventouse et le velours côtelé. C’est chaud, rouge et collant. Et puis tu prends aussi une bonne dose de patchouli-sueur-tabac-alcool et deux mamelles agressives qui viennent s’écraser sur ton plastron. Et ben crois moi Georges : c’est bon !
- tu bois toujours du whisky ?
- t’as toujours pas du pur malt pas trop tourbé ?
- on est pas au bar du Lutétia, poulet. Ce sera le scotch maison, mais pas un verre de gonzesse … enfin comme pour moi quoi !
- elle est là, miss Ella ?
- la blonde au René les beaux costars ? T’es revenu pour çà ? T’es foutu, poulet ; elle était pas pour toi. Parole. Trop blonde, trop belle et surtout trop maquée. Non, non, y’a belle lurette qu’elle est barrée aux States.
- aux States ? Fis-je dans un soupir …
- avec le René à ce qu’il paraît. De toute façon ce soir c’est un peu spécial …

Cette révélation assortie d’un clin d’œil aussi lourd qu’un semi remorque me faisait craindre le pire. Alors quand Hortense a crié à Julot d’éteindre la salle et d’éclairer la piste, imposant du même coup le silence, j’étais sur mes gardes. Venue de l’arrière salle une voix un peu cassée a commencé à chanter :

Moi je suis du temps du tango
Où mêm' les durs étaient dingos
De cett' fleur du guinche exotique
Ils y paumaient leur énergie
Car abuser d'la nostalgie
C'est comm' l'opium, ça intoxique


Puis le piano vint souligner les accords et elle est apparue dans le rond de lumière. D’abord une ombre puis une silhouette longue et elle fut là. La Femme. Elle était de celles dont un seul regard vous emprisonne à jamais. Une beauté insurpassable de statuaire antique. Des yeux clairs et une chevelure de jais maintenue par un simple ruban de velours noir. Une robe rouge, des jambes de feu que la couture des bas allongeait encore. Le monde s’était tout à coup réduit à la passion mélancolique du tango, au mouvement ensorceleur de ses hanches, au rythme de ses pas claquant sur le plancher. Le chanteur dissimulé par un rideau douteux continuait :

Costume clair et chemis' blanche
Dans le sous-sol du Mikado
J'en ai passé des beaux dimanches
Des bell's venaient en avalanche
Et vous offraient comme un cadeau
Rondeurs du sein et de la hanche
Pour qu'on leur fass' danser l'tango !


J’étais déjà presque mort et je mourus tout à fait quand elle sortit de la lumière et me prit par la main pour m’attirer au centre de la piste. J’ai du bredouiller quelque chose d’inintelligible. Elle posa le doigt sur mes lèvres et murmura
- laisse-toi juste guider …
Je l’aurai suivi au fin fond de l’Argentine. Moi, danseur moyen, j’étais pris dans son sillage. Elle m’emmenait subtilement là où il fallait, me laisser frôler ses formes inouies embrasant mon corps et mon désir, jouant avec mon trouble, la musique et la voix éraillée :

Des tangos, y'en avait des tas
Mais moi j'préférais " Violetta "
C'est si joli quand on le chante
Surtout quand la boul' de cristal
Balance aux quatre coins du bal
Tout un manèg' d'étoil's filantes
Alors, c'était plus Valentine
C'était plus Loulou, ni Margot
Dont je serrais la taille fine
C'était la rein' de l'Argentine
Et moi j'étais son hidalgo
Oeil de velours et main câline
Ah ! c'que j'aimais danser l'tango !


Je n’étais plus un pauvre flic de province, mais un hidalgo ombrageux serrant contre lui la déesse brune de l’amour. Puis elle cambra ses reins me couchant presque sur elle, tendu comme un arc sur son ventre de soie. Ses lèvres effleurèrent ma bouche. La musique s’arrêta, la lumière s’éteignit. Le silence suspendit encore un moment ce miracle puis la foule applaudit à tout rompre. Julot ralluma la salle et je vis que j’étais seul au milieu de la piste. Je restais là un moment croisant des regards d’homme légèrement envieux ou de femmes gourmandes et regagnais mon tabouret, au bar.
- tu sais, poulet, je crois qu’il ne faut pas revenir de sitôt, fit Hortense avec un rire de gorge.

Je sifflais d’un seul trait le reste de whisky et sortit un peu gris. Oubliée la blonde jazzy. Balayée. Toute la place était prise désormais par cette ombre rouge au corps de rêve que j’avais serré quelques minutes sur la piste enfumée d’un cabaret louche. La fraîcheur du matin me gifla le visage. Il fallait que je marche un peu le long des quais. Dalban allait bien se marrer … je me surpris à chantonner :

Le cœur, ça se dit : corazon
En espagnol dans les tangos
Et dans mon cœur, ce mot résonne
Et sur le boul'vard, en automne
En passant près du Mikado
Je n'm'arrêt' plus, mais je fredonne
C'était bath, le temps du tango !

Putain de tango …


Gare Saint Paul



2 commentaires:

  1. J'adore ce texte ! Sans doute parce que j'adore le tango.
    je vouais te dire que je lis toutes tes nouvelles, que je suis impressionnée par ta puissance d'écriture et surtout la profusion et la longueur de tes textes. Est-ce que tu écris en temps réel, chaque jour, ou bien sont-ce des textes anciens que tu publies ?
    Peu importe, j'aime beaucoup ton univers, même si je commente pas à chaque fois.
    Bises étoilées
    ¸¸.•*¨*• ☆

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    1. Arpenteur d'étoiles11 avril 2016 à 19:27

      merci Célestine, merci vraiment :)
      pour l'instant je n'arrive plus à écrire ; pas d'imagination, pas d'inspiration, pas d'idées ... J'essais juste de participer de temps à autre aux Impromptus ...
      Tous les textes publiés sur ce blog sont des textes anciens ... J'espère que bientôt je saurai à nouveau séduire la muse :o))

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